L’entropie sur un front de classe, François Cosserat*

Il n’est d’écologie sérieuse qu’éclairée par les savoirs scientifiques. Détour par la thermodynamique, où l’économie circulaire propose des réponses à des enjeux aussi importants que le réchauffement climatique ou la déstructuration des territoires en économie mondialisée.

 

*François Cosserat est président du Mouvement national de lutte pour l’environnement (MNLE)

L’économie circulaire relève d’une recherche d’efficacité dans l’utilisation des ressources. L’utilisation des rejets de certains acteurs comme ressources pour d’autres doit permettre d’éviter des gaspillages ; or, en la réduisant au recyclage, le néolibéralisme y voit un recours utile pour gommer les effets du tout-consommation qui lui est congénital. Récemment, des modèles plus élaborés se sont manifestés, comme le premier exemple français de bioraffinerie dans la Marne, où un raisonnement en plante entière permet de valoriser des parties mal utilisées dans l’alimentation. Une avancée technique qui permet d’augmenter les stocks utiles, mais aussi de consolider le modèle d’agriculture productiviste dominant. Il ne s’agit pas de mettre fondamentalement en cause cette recherche d’efficacité dans l’utilisation des ressources, mais on doit aller au-delà et interroger la notion d’économie circulaire dans une nouvelle perspective de développement.

THERMODYNAMIQUE ET BIOGÉOCHIMIE 

L’économie de l’offre néolibérale a besoin de faire croire que les ressources n’ont pas de limites, et donc que l’accumulation capitaliste peut se poursuivre sans contraintes. Dans ce champ idéologique, l’idée que le recyclage permettrait d’utiliser en boucle les stocks de matières est dans ce sens bien utile aux forces dominantes, d’autant qu’il est facile de faire croire qu’il y a là une chance pour l’emploi.

Sauf que, s’en tenir là, c’est ignorer la réalité de la thermodynamique. La consommation d’une ressource détruit l’organisation atomique (par exemple le carbone du pétrole devient du gaz carbonique dans l’atmosphère) ou disperse la matière (par exemple l’utilisation d’un minerais finit par en diluer une fraction plus ou moins importante dans l’environnement). De manière concomitante, intrinsèquement liée, une partie de l’énergie utilisée pour extraire, produire et transformer la matière est dissipée sous forme de chaleur, donc dans un état d’agitation thermique difficilement utilisable. C’est l’expression du deuxième principe de la thermodynamique, qui décrit la notion d’entropie.

Il est heureusement possible de remettre les atomes en ordre potentiellement utile, à condition de pouvoir mobiliser de l’énergie extérieure au « système Terre ». C’est ce que permet, par exemple, la photosynthèse, qui utilise l’énergie solaire, et c’est pourquoi le végétal est une manifestation de néguentropie, de création d’ordre. Nous vivons dans un rapport permanent entre deux processus contraires dont le résultat s’exprime dans l’état des cycles biogéochimiques qui reflètent le jeu des flux et des stocks d’une substance.

Le mode de production industriel et agricole actuel, assis sur un recours massif aux énergies fossiles carbonées, a gravement perturbé les cycles biogéochimiques du carbone et de l’azote. Ce ne sont pas les seuls concernés, mais ceux-ci sont primordiaux pour la vie sur Terre. Le climat, les sols, l’eau, et donc la biodiversité, sont directement bouleversés. Ce ne sont pas les seules énergies fossiles carbonées qui sont en cause mais l’ensemble d’un modèle économique qui n’est absolument pas durable.

L’homéostasie – c’est-à-dire le maintien en équilibre et la maîtrise des fluctuations – des principaux cycles biogéochimiques est un défi naturel qui pose objectivement la notion de limite dynamique des ressources, l’adjectif « dynamique » reflétant ici l’idée que l’intelligence et la créativité humaines peuvent contribuer à augmenter les potentiels utilisables. Ainsi, le flux de carbone entropique rejeté dans l’atmosphère devrait être égal au flux de carbone fixé par photosynthèse, éventuellement augmenté de celui qui est dissous par les océans (solution nécessairement provisoire).

La photosynthèse, utilisation par les végétaux de l’énergie solaire, est l’exemple type de la néguentropie (création d’ordre, au contraire de l’entropie)
La photosynthèse, utilisation par les végétaux de l’énergie solaire, est l’exemple type de la néguentropie
(création d’ordre, au contraire de l’entropie)

UNE VISION POLITIQUE 

C’est à ce niveau que doivent se situer les réflexions sur l’économie circulaire. Il importe de recourir massivement, avec efficacité, aux énergies renouvelables ou nucléaires. Non pour prétendre effacer la notion de limite des ressources, mais pour libérer l’évolution des forces productives des freins créés par le néolibéralisme afin de satisfaire les besoins des futurs 10 milliards d’êtres humains.

Les cycles biogéochimiques doivent devenir des communs de l’humanité. C’est un statut politique à définir, dont le respect doit être posé dans toute son ampleur naturelle, sociale et environnementale, et qui se pose dans le champ des controverses et des alternatives. L’économie circulaire est alors une réponse nécessaire de grande ampleur, qui déborde largement de la vision étroite dominante rappelée plus haut.

Le végétal y prend une place stratégique importante, mais non exclusive. C’est un puits de néguentropie. Il piège du carbone et fournit de l’énergie primaire. Le recours massif aux nitrates de synthèse doit cesser. L’usage des pesticides doit être précautionneux, limité aux besoins de la sécurité alimentaire, autorisé après mobilisation des outils préventifs d’agricultures écologiquement intensives. La pédologie microbienne est une science à développer. L’agronomie doit plus que jamais être l’assise du métier de paysan. Cela suppose de prendre le contrepied du productivisme. C’est simple à dire mais plus difficile à faire. Encore faut-il prendre conscience de cette nécessité !

APPROCHE TERRITORIALE ET TRIPLE ÉCOLOGIE 

Le végétal n’est pas seul concerné ; les déchets le sont aussi, comme les énergies intermittentes. Mais les ressources doivent être mises au regard des besoins : chauffage, fourniture de fertilisants, carburants, alimentation, valorisations industrielles… C’est un renversement de modèle. Dans ce cadre, la notion d’économie circulaire prend place dans une vision de transformation sociétale. Ce n’est plus une façon, plus ou moins explicite, de justifier l’accumulation capitaliste. On est au-delà du consumérisme verdi.

Cette économie circulaire doit ainsi permettre la mise en oeuvre de ressources renouvelables distribuées sur des territoires avec une densité relativement faible, ce qui favorise leurs utilisations au plus proche de leur source d’approvisionnement. La coordination des acteurs d’un territoire pour satisfaire durablement aux besoins de la population et à la promotion d’industries locales prend du sens.

Le croisement des échanges entre l’industrie, la ville et la campagne peut alors former un système écologique utilisant et optimisant les flux et stocks de ressources d’un territoire. L’enjeu n’est pas de « faire du fric » mais de satisfaire les besoins du quotidien et de produire dans le respect de la biodiversité, notamment ordinaire, de l’eau, des sols, de l’air, du paysage, de l’homme, du travailleur et du paysan.

C’est ce que l’on peut appeler la triple écologie, car elle s’appuie sur le trio ville-agriculture-industrie. Un trio qui ne fait système qu’à condition d’être bien construit de cette manière, en y intégrant l’économie circulaire comme moyen. Un projet d’abord politique.

LE CAS DU CO

La valorisation du dioxyde de carbone est une cible industrielle importante, et le type même d’une économie circulaire. De grandes quantités de ce gaz – issues de la combustion, fermentation, méthanisation de ressources – sont rejetées dans l’atmosphère. Leur piégeage et valorisation est possible et permettrait d’éviter d’augmenter le stock atmosphérique du carbone. Mais quel que soit le procédé, il sera consommateur d’énergie, et il importe que le bilan d’ensemble soit positif, soit producteur net de néguentropie. Il faut donc mobiliser des énergies renouvelables ou nucléaires.

Nous sommes sur ces sujets au temps de la recherche-développement. La dimension industrielle n’est pas encore atteinte. Mais il est temps de penser à cette cible dans l’organisation de la triple écologie à mettre en place.

Or le smart green fait fureur. La loi de transition énergétique de Mme Ségolène Royal fait son marché aux étals de la mode verte et néolibérale. Elle présente les productions locales d’électricité comme le summum de la modernité. Il faudrait au contraire envisager des coopérations entre un réseau national de transport d’électricité et des installations de productions combinées, appuyées par les techniques de traitement de l’information en réseau coopératif, dont l’objectif primordial serait la fourniture d’énergie pour la production de biens et de services. La mutualisation doit remplacer la mise en compétition. Resurgit ici l’idée qu’une technologie n’est jamais socialement neutre.  

LE RENOUVEAU DU TERRITOIRE 

À l’opposé des effacements et dilutions de pouvoir par la métropolisation, le territoire retrouve avec cette logique d’économie circulaire une modernité certaine. Car la vraie modernité ce ne sont pas les grandes installations branchées sur le commerce maritime mondial concentrées entre les mains de quelques multinationales, c’est au contraire réinventer les relations et complémentarités entre la ville et la campagne, et vivre dans une société où le lucre ne prospère pas à crédit sur les générations futures. Cela suppose, entre autres, que nous puissions reconstruire une industrie adossée à des agroforesteries durables. Il n’y a aucun déterminisme technologique. L’économie circulaire n’est qu’un moyen. L’enjeu politique majeur est de conquérir une maîtrise sociale de l’économie pour bien vivre, respecter le travail et la nature. Les ressources renouvelables sont à portée de main, pas dans des mines lointaines. Nous vivons donc une organisation des rapports sociaux et productifs objectivement dépassée, qui survit parce que les alternatives ont du mal à sortir de l’ancien. Comment, en particulier, l’économie sociale se met-elle dans la partie ? Comment les pouvoirs législatifs de l’État et de l’Europe peuvent-ils être mobilisés ? Comment les services publics peuvent- ils être des moteurs ? Voilà ce qui se cache derrière la notion d’économie circulaire et les réflexions sur les politiques industrielles et les pôles publics. En d’autres termes, comment produire et consommer autrement pour bien vivre ?

Fondamentalement, notre avenir commun appelle une économie du partage des ressources limitées, loin du malthusianisme comme du « fric roi ». Objectivement, le recours à une économie circulaire élargie est désormais incontournable.

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