Lâenjeu de la maĂźtrise des masses de donnĂ©es circulant sur la Toile est majeur pour lâavenir des nations et des individus. Avec les rĂ©seaux inter ou intra, les systĂšmes de tĂ©lĂ©communications, les centres de stockage et de traitement des donnĂ©es, les services induits en ligne sont des secteurs industriels porteurs de forte croissance, et donc dâavenir.
Par Louise Lacier*
Tout est nombre, disait Pythagore six siĂšcles avant notre Ăšre, il anticipait ainsi sans le savoir lâĂšre de la rĂ©volution numĂ©rique et le codage systĂ©matique des donnĂ©es du monde et des individus. Ce que dâaucuns ont appelĂ© « sociĂ©tĂ© de lâinformation » devrait plutĂŽt sâappeler « sociĂ©tĂ© du nombre » ou « sociĂ©tĂ© des donnĂ©es ». Avec les rĂ©seaux, inter ou intra, les systĂšmes de tĂ©lĂ©communications, les centres de stockage et de traitement des donnĂ©es, les services induits en ligne sont des secteurs industriels porteurs de forte croissance, et donc dâavenir pour le dĂ©veloppement industriel de notre pays. Le fait que la France soit en mesure de se doter de supercalculateurs capables de traiter ces masses de donnĂ©es doit ĂȘtre apprĂ©ciĂ© Ă sa juste valeur (voir lâarticle « La France exaflopique »). Les donnĂ©es qui circulent ainsi dans tous les sens dans les rĂ©seaux, pour anodines quâelles puissent paraĂźtre, crĂ©ent une situation nouvelle. Ainsi se dĂ©veloppe toute une activitĂ© de collecte « Ă la volĂ©e » de ces donnĂ©es, quâelles soient personnelles (sms, rĂ©seaux sociaux, courrielsâŠ) ou pas (communications interentreprises ou administrations) et de traitement dâicelles.
« Lâinformation câest lâinformation, elle nâest ni matiĂšre ni Ă©nergie », disait Norbert Wiener ; certes, mais sans Ă©nergie ni matiĂšre il nây a pas dâinformation. Il faut dâores et dĂ©jĂ dĂ©dier des centrales Ă©lectriques Ă lâapprovisionnement des centres de donnĂ©es, car le fameux cloud nâest pas de lâinformatique «dans les nuages », les donnĂ©es sont bel et bien stockĂ©es physiquement sur support matĂ©riel, et le temps nâest pas si Ă©loignĂ© oĂč lâensemble des centres de stockage consommeront par an une quantitĂ© dâĂ©nergie comparable Ă celle dâun pays comme la France.
Image ci-dessus – Centre de traitement de Google de The Dalles, en Oregon. Sans Ă©nergie ni matiĂšre il nây a pas dâinformation. Ainsi, lâensemble des centres de stockage consommeront par an une quantitĂ© dâĂ©nergie comparable Ă celle dâun pays comme la France.
Le stockage et le traitement de ces gigantesques gisements de donnĂ©es ouvrent des perspectives nouvelles. Ainsi, une nouvelle mĂ©decine, personnalisĂ©e, adaptĂ©e Ă chaque individu, avec des traitements adaptĂ©s Ă un mĂ©tabolisme particulier, est en train dâĂ©merger. De nouveaux domaines scientifiques sont susceptibles dâĂ©merger Ă©galement de lâextraction des informations contenues dans ces bases de donnĂ©es, quâelles soient explicites ou non.
Une nouvelle structuration économique aussi est à penser et à anticiper, fondée sur le traitement intensif des données, leur extraction, appropriation et protection.
UNE NOUVELLE MATIĂRE PREMIĂRE STRATĂGIQUE
Ce sont des centaines de milliards dâeuros qui sont en jeu. Google dĂ©jĂ rĂ©alise un chiffre dâaffaires qui se compte en milliards de dollars. Le seul traitement des donnĂ©es mĂ©dicales du systĂšme de santĂ© des Ătats-Unis est estimĂ© potentiellement Ă 1000 dollars par habitant et par an.
DĂšs lors, on comprend mieux lâappĂ©tit quâĂ©veille parmi les sociĂ©tĂ©s dâassurances la casse de la SĂ©curitĂ© sociale en France. Lâaccaparement et le traitement des donnĂ©es personnelles, mĂ©dicales ou autres, deviennent un enjeu majeur pour les sociĂ©tĂ©s dâassurances, mais aussi, dans une sociĂ©tĂ© de lâoffre, pour la publicitĂ© ciblĂ©e, personnalisĂ©e: le vendeur en ligne de livres et contenus littĂ©raires bien connu vous propose dĂ©jĂ directement des produits liĂ©s Ă vos goĂ»ts littĂ©raires.
Les donnĂ©es du Web, personnelles ou non, sont collectĂ©es par des transnationales comme Amazon, Google ou Facebook, qui les stockent physiquement aux Etats-Unis (le cloud, câest les Ătats-Unis !), donnant ainsi Ă ce pays un avantage porteur de grandes consĂ©quences non seulement pour la vente en ligne, mais aussi pour le renseignement Ă tous les sens du terme. Ainsi, comme le note lâĂ©conomiste Joseph Stiglitz (Le Monde du 8 janvier 2013), grĂące Ă lâanalyse de lâactivitĂ© de son moteur de recherche, Google est en position de savoir plus de choses sur la France que lâINSEE lui-mĂȘme.
Le cloud (« nuage », en anglais). Les donnĂ©es du Web, personnelles ou non, sont collectĂ©es par Amazon, Google ou Facebook, qui les stockent physiquement aux Ătats-Unis. Le cloud, câest les Ătats-Unis!
Câest le contrĂŽle des chaĂźnes industrielles qui est en jeu lĂ , câest le cĆur de lâindustrie des services qui est appelĂ©e Ă supplanter toute lâĂ©conomie marchande telle quâelle est, aujourdâhui encore, structurĂ©e. Plus encore, lâenjeu est culturel. Le capitalisme pour se dĂ©velopper aujourdâhui a toujours besoin de faire Ă©clater tout ce qui entrave la concurrence libre et non faussĂ©e, et surtout les particularismes nationaux, du moins quand ils ne sont pas Ă©tatsuniens (faites ce que je dis, pas ce que je fais !).
Le tsunami numĂ©rique atteint lâĂ©ducation et la formation. Les systĂšmes de cours en ligne font florĂšs aux Ătats-Unis, et finiront sans doute par Ă©branler notre systĂšme dâenseignement et de formation si on nâen prend pas la mesure et quâon nây mette pas les moyens (les sociĂ©tĂ©s privĂ©es, amĂ©ricaines ou autres, sâen chargeront alors). Les Ătats-Unis sâintĂ©ressent Ă lâenseignement dans la mesure oĂč les bouleversements dĂ©clenchĂ©s par les TIC dans ce domaine peuvent en permettre la « libĂ©ralisation », voire la forcer. Une privatisation Ă tout va de tout systĂšme dâenseignement et de formation se met donc en place ; elle prĂ©sente, en termes capitalistes, un marchĂ© gigantesque et un moyen de mise en condition idĂ©ologique phĂ©nomĂ©nal. Câest la maĂźtrise de la formation de la force de travail qui est en jeu aussi, et ce au niveau mondial.
Les productions culturelles deviennent des marchandises comme les autres, et diffusĂ©es Ă la chaĂźne comme la plĂ©thore de sĂ©ries tĂ©lĂ©visĂ©es ou cinĂ©matographiques dont le seul but est financier â occupant au passage du temps de cerveau disponible â imposent, si on nây prend pas garde, un soft power anglo-saxon destinĂ© Ă formater les esprits et les⊠consommateurs. Encore faut-il que lesdits consommateurs aient les moyens de consommer.
Un rĂ©seau social type Facebook permet de collecter des donnĂ©es personnelles et une authentification des individus qui peut ĂȘtre couplĂ©e, par exemple, Ă des donnĂ©es mĂ©dicales, judiciaires ou autres.
Les Ătats-Unis, comme nous lâavions notĂ© dans Cyber RĂ©volution, entendent dominer le monde Ă tel point quâa Ă©tĂ© constituĂ© en 1997 le PITAC (Presidentâs Information Technology Advisory Comitee), comitĂ© qui court-circuite toute lâadministration gouvernementale dans le domaine des technologies de lâinformation. Il est chargĂ© dâĂ©valuer et dâorienter lâaction publique et privĂ©e, par tous les moyens. Ce comitĂ© est dotĂ© de moyens financiers considĂ©rables et nâa Ă rĂ©pondre de ses activitĂ©s quâau prĂ©sident de lâUnion.
Aujourdâhui, la captation des donnĂ©es du monde entier est devenue une prioritĂ© absolue des Ătats-Unis, pour qui elle constitue un Ă©lĂ©ment de domination mondiale. Dâailleurs, les sites de stockage de donnĂ©es Ă©tatsuniennes sont tous sous le contrĂŽle de lâĂtat.
LâhĂ©gĂ©monie Ă©tatsunienne en la matiĂšre est combattue par la Chine, la Russie, lâInde, ce qui montre si besoin est quâil sâagit lĂ dâun enjeu stratĂ©gique mondial, comme lâest la localisation des « racines » dâInternet, et comme lâest Ă©galement la disposition de machines et logiciels permettant de traiter ces donnĂ©es.
La possibilitĂ© pour un pays comme la France de redresser son secteur industriel passe par la maĂźtrise de ses bases et banques de donnĂ©es, non seulement au plan logiciel et en moyens de traitement, mais Ă©galement en moyens physiques de stockage. Câest un facteur clĂ© de lâindĂ©pendance nationale.
*LOUISE LACIER est ingénieur.