La numérisation du monde date de longtemps, mais prend des proportions qui nécessitent qu’on revienne sur sa signification, tant sociologique qu’économique.
La logique d’Aristote fut une grande avancée conceptuelle. Elle ambitionna la résolution des problèmes par un enchaînement de choix limités à deux possibilités : vrai ou faux, ce qui lui vaut aussi d’être appelée logique du tiers exclu.
UN MONDE BINAIRE
Les travaux de Boole au XIXe siècle en facilitèrent l’usage, réduisant la méthode à une algèbre fondée sur des 0 et des 1 associés respectivement à vrai et à faux. Dès 1886, Charles Peirce, Allan Marquand, et Paul Ehrenfest en 1910, remarquent que l’algèbre de Boole est réalisable par des circuits à relais électrique. Il faudra attendre 1937 et une publication de Claude Shannon, pour qu’on en tire toutes les conséquences. On peut réaliser un processus logique par une machine à deux états électriques. Le code Morse (1832) et le télégraphe ont déjà démontré la possibilité de transmettre de l’information sous forme binaire à distance…
Dès le XVIe siècle, les progrès de l’algèbre commencèrent à ramener de nombreux problèmes à de simples équations, résolubles par enchaînement d’opérations élémentaires. Dès 1679, Leibnitz a mis au point une arithmétique binaire. Construire des machines aptes à calculer sur la base de deux états était dès lors envisageable.
Le papier perforé fut vite connu pour offrir cette possibilité de deux états simples. Une manivelle, un ruban perforé, un orgue de Barbarie et la première technologie de musique « numérique » fut inventée bien avant le CD! Le microsillon fut un recul conceptuel, mais sa technologie était alors plus abordable par la société que celle du laser et de l’électronique. Le ruban perforé fut utilisé dans les métiers Jacquard (1801) que l’on peut considérer comme les premières machines à commande « numérique ».
En 1884, Herman Hollerith (IBM) réalise pour un recensement aux États- Unis une machine qui lit des cartes perforées, compte et sait présenter les résultats. C’est la première machine à «traiter» l’information en masse. En 1906, le fils de Charles Babbage (1791-1871) calcula, avec une version simplifiée de la machine à calculer à cartes perforées de son père, et imprima automatiquement les quarante premiers multiples du nombre π à une précision de vingt-neuf décimales.
En 1944, John von Neumann constate que les machines à calculer et « programme externe », ENIAC et Mark 1 s’apparentent à la machine de Babbage. Il montre qu’en enregistrant leur programme dans la mémoire en même temps que les données on obtient une machine de Turing, machine algorithmique universelle(1). La voie est ouverte pour l’ordinateur que nous connaissons, fondé sur une mémoire et des composants électroniques. La révolution promise du numérique est l’avènement de la société du calculatoire. Mais pour les mathématiciens, tout n’est pas décidable ou calculable(2).
De plus, toute machine à calculer a des limites physiques (le nombre de digits des calculatrices, la capacité mémoire de tout ordinateur) qui contraignent sa capacité et sa précision. Quant aux modèles, ils ne traitent jamais du réel mais de ce que les hommes croient en comprendre. Le numérique est lié à une théorie de l’information née des besoins des industries de télécommunications. Quelle quantité d’information puis-je transmettre(3)? Quelle quantité d’information est nécessaire pour émettre et recevoir un message sans erreur de compréhension ou avec une compréhension suffisante?
De son côté, la théorie du traitement du signal indique qu’il n’est pas nécessaire de connaître un signal en totalité. Il suffit d’un nombre limité d’échantillons. De cet échantillonnage du signal à la transmission de la valeur de ces échantillons en nombre binaire, en passant par le raisonnement quantité d’informations égale nombre de bits (le bit étant par ailleurs caractéristique du matériel numérique et du calcul binaire), tout est là pour réduire les enjeux à un traitement de l’information. La première difficulté demeure de la produire. L’homme ne cesse d’inventer des outils pour ce faire: l’odomètre des Grecs(4) puis le laser pour mesurer les distances, la boussole, le sextant puis les signaux satellitaires du GPS pour se repérer, les tablettes d’argile de la Mésopotamie puis l’INSEE pour gérer la richesse nationale. Il lui en coûte beaucoup de travail, mais il y gagne une maîtrise du monde s’il sait la traiter.
L’ENIAC en 1946 (Electronic Numerical Integrator Analyser and Computer) est le premier ordinateur entièrement électronique. Il peut être reprogrammé pour résoudre, en principe, tous les problèmes calculatoires. Unique au monde pour sa puissance de calcul il sera utilisé par l’armée américaine.
Une calculatrice, produit de consommation courant aujourd’hui, qui a pourtant des capacité supérieurs à l’ENIAC de l’époque.
UN OUTIL DE COMPRÉHENSION DU MONDE
Le numérique est le formidable outil de traitement dont l’homme a besoin pour traiter toutes les informations qu’il ne cesse d’extraire du monde. Les télécommunications et les réseaux prolongent l’effort millénaire de l’humanité pour transmettre et échanger des informations. De la fresque préhistorique à l’écriture, puis aux supports numériques et à Internet, il s’agit d’utiliser la matière pour surmonter les limites de la parole et de la mémoire, de relier les hommes audelà du temps et de l’espace, de rendre disponible l’information.
Mais au bout de la chaîne informatique, une imprimante 3D reste une machine-outil. Depuis longtemps, l’homme connaît l’intérêt de construire des objets par couches successives : le maçon et ses briques; le menuisier et son contreplaqué; les fabricants de composants électroniques et leurs dépôts de couches semi-conductrices. L’imprimante 3D prolonge cette approche en y ajoutant les progrès des connaissances et de la technologie. Le numérique ne fait rien de plus que ce que l’homme sait prévoir par « calcul » mais à des échelles inaccessibles pour lui.
La modélisation météorologique serait de peu d’efficacité si l’homme devait faire les calculs à la main!
Le logiciel de jeux d’échec qui « apprend » des parties qu’il joue, jusqu’à pouvoir battre un joueur humain, le fait à partir des seules lois décidées par l’homme.
Les comportements « complexes » que le numérique semble produire par lui-même sont issus de lois simples, parfois à l’extrême. Après tout, la vie elle-même est l’improbable résultat de lois physico-chimiques élémentaires et sans finalité.
Les lois sans finalité de la nature s’imposent à l’homme. Celles qui s’imposent aux objets numériques sont choisies par l’homme, pour des finalités humaines. Les objets et produits numériques restent dépendants de l’homme et de ses fins.
IL N’Y A PAS D’INFORMATION SANS DONNÉES
Il n’y a pas de traitement numérique sans données quantitatives. Les processus numériques ont un prix : la quantification de toute la vie sociale et du monde.
Nous ne vivons pas tant dans une société de l’information que dans une société de données(5). Leur traitement numérique est le 6e sens de l’homme socialisé. Qui produit ces données ? Comment et à quel coût? Qui les traite et qu’en fait-il ? Qui en vit ? De quel droit et à quel titre?
Selon François Bourdoncle, cofondateur de CTO d’Exalead(6), nous vivons le temps des barbares. À partir de leurs capacités d’accumulation et de traitement des « données », ils visent à capter la «valeur » appropriée jusqu’ici par d’autres capitalistes. Les modèles sociaux sont sous pression.
Pour Javier Aguera, vingt et un ans, fondateur de GeeksPhone(7) : «Quand le produit est gratuit ou très peu cher, c’est que c’est vous le produit »
Le développement de la nouvelle économie peut rajouter de la crise à la crise parce qu’elle touche autant aux « humanités » qu’elle interroge la théorie économique de la valeur(8).
Jean-Baptiste Say(9), libéral mais matérialiste héritier des Lumières, a mis en garde ses contemporains sur l’enjeu d’un considérable développement de l’efficacité productive du travail : « Dans cette supposition, je dis qu’il n’y aurait plus même de producteurs […]. Nous serions, relativement à tous les objets de nos besoins, comme nous sommes relativement à l’air, à l’eau, que nous consommons sans que personne soit obligé de les produire, et sans que nous soyons obligés de les acheter. […] Tout le monde serait assez riche pour payer ce que coûteraient tous les produits imaginables: ce serait le comble de la richesse. Il n’y aurait plus d’économie politique ; on n’aurait plus besoin d’apprendre par quels moyens se forment les richesses : on les aurait toutes formées. »
Nous ne sommes pas entrés dans une société d’une abondance(10) telle que nous pourrions nous passer de l’économie politique. Les clairvoyances des Lumières restent d’actualité. «Un homme s’est occupé pendant une semaine à fournir une chose nécessaire à la vie… Et celui qui lui en donne une autre en échange ne peut pas mieux estimer ce qui en est l’équivalent qu’en calculant ce qui lui a coûté exactement le même temps de travail. Ce n’est en effet que l’échange de travail d’un homme dans une chose durant un certain temps contre le travail d’un autre dans une autre chose durant le même temps.(11) »
Faute d’« être sortis du temps de l’économie politique », et parce que la division sociale du travail reste un atout productif(12), nous continuons et devons continuer, bon gré mal gré, à échanger des temps de travail, des temps de production(13). À ne pas oublier quand on est un salarié qui produit, analyse ou consomme face à la nouvelle économie. Reste aussi à définir l’usage social de l’efficacité productive.
FRANCIS VELAIN est ingénieur informaticien.
(1) http://hypermedia.univparis8. fr/Verroust/cours/CHAP5.HTM
(2) Wikipédia : Dire qu’un problème est indécidable ne veut pas dire que les questions posées sont insolubles mais seulement qu’il n’existe pas de méthode unique et bien définie, applicable d’une façon mécanique.
(3) « Le montant total d’information qui peut être transmis est proportionnel à la largeur de la bande de fréquence transmise et à la durée de transmission», Ralph Vinton, Lyon Hartley, 1928.
(4) L’odomètre aurait été inventé par Archimède et utilisé par les Romains. http://www.universcience.tv/video-de-lodometre-au-compteur-5762.html
(5) Le devenir des forces productives ne se réduit pas à cette problématique.
(6) http://www.academiesciences.fr/video/v180214.htm
(7) http://www.lemonde.fr/technologies/article/2014/02/26/un-smartphone-securisepour-dejouer-l-espionnage-surinternet_4373449_651865.html
(8) Les approches dominantes aujourd’hui ont une théorie de régulation des prix via l’équilibre général ; pas de la valeur.
(9) 1767-1832.
(10) Au regard du niveau des besoins sociaux que nous nous fixons.
(11) Texte anonyme de 1739-1740, cité par Marx dans le Capital.
(12) Voir Adam Smith et la production des aiguilles ou l’efficacité démultipliée du travail collectif selon Marx.
(13) Il faut aussi renouer avec la différenciation de Adam Smith et de Karl Marx entre concepts de valeur et de prix. Dans le monde fini de la production économique, la valeur des échanges ne peut dépasser la valeur totale de la production. Les prix ne sauraient être fixés n’importe comment. Ils doivent tendre vers la valeur pour qu’aucun privilège, aucun prélèvement indu, n’intervienne dans l’échange et ne spolie un des acteurs.
Illustration :
Une réflexion sur “De quelles révolutions est porteur le numérique ?, Francis Velain*”