Mobilité et développement rural : y a-t-il une place pour les campagnes dans l’Inde «émergente» ?, Frédéric Landy

Mobilité et développement rural : y a-t-il une place pour les campagnes dans l’Inde «émergente» ?, Frédéric Landy

mobilite_et_developpement_rural_y_at-il_une_place_pour_les_campagnes_dans_linde-1

 

L’Inde, souvent présentée en exemple comme «pays émergent», la «plus grande démocratie du monde » a encore bien du chemin à parcourir pour fournir des conditions économiques décentes à sa population. Pays de contrastes entre ruralité et mégapoles gigantesques, mais aussi entre couches, castes et classes sociales.

PAR FRÉDÉRIC LANDY*,

Une population encore pour plus des deux tiers rurale, et pourtant des agglomérations qui dépassent les 20 millions d’habitants avec Bombay et Delhi ; un pays «émergent » qui se place sur le marché mondial de l’informatique et des services, alors qu’un Indien sur deux travaille encore dans l’agri- culture. Quel est donc ce pays qui semble ne fonctionner que sur des paradoxes ? La ruralité a une place de plus en plus fragile, ou du moins complexe, dans l’Inde du XXIe siècle.

DES MOBILITÉS EN TROMPE L’ŒIL

La population de l’Inde demeure officiellement à 69 % rurale en 2011. Les campagnes, loin de se vider, continuent de se remplir. Quand la population de l’Inde dépassera la Chine, vers 2030, le pays le plus peuplé de la planète sera en majorité rural. Ceci n’empêche pas bien des mobilités. Des migrations se font vers des zones rurales aux marges de la ville. L’Inde est dotée d’un bon réseau d’autobus, privés ou publics. Conjugué à l’usage de la bicyclette et de la marche à pied, ce mode de transport quotidien vers un travail urbain peut contribuer à masquer statistiquement l’ampleur de l’urbanisation. Enfin, l’on peut migrer vers les villes temporairement, quelques mois, quelques années. Ou bien l’on migre vers d’autres campagnes où du travail est disponible (canne à sucre, café, thé…).

LES PARAMÈTRES DES ÉVOLUTIONS DU MONDE RURAL

Les facteurs poussant à la migration sont pourtant nombreux. La situation foncière tout d’abord. Dans un pays trois plus petit que la Chine ou le Brésil, le salut des campagnes ne pourrait venir que de leur diversification économique. Or presque les trois quarts de ces ruraux demeurent agriculteurs. C’est dire la pression sur la terre cultivée. Parmi les raisons de cette faible diversification, on trouve un développement général insuffisant, qui rend cher et rare le crédit, qui fragilise les infrastructures, routes ou filières commerciales ; et l’analphabétisme, en particulier des femmes.

La propriété de la terre est presque toujours individuelle, mais émiettée en micro-exploitations : 82 % des exploitations ont moins de 2 ha en 2001. «Plus grande démocratie du monde », l’Inde l’est assurément formellement. Dans les faits, c’est une autre histoire. Les structures agraires demeurent dominées par des castes dominantes de paysans, qui disposent de la plupart des terres mais aussi du pouvoir économique (marchand d’engrais, rizier, usurier…) et politique (maire, député régional), sans parler d’un pouvoir socio-religieux : maintenant que les hautes castes brahmanes ont depuis des décennies émigré vers la ville, les castes paysannes apparaissent comme « pures » relativement aux intouchables. Ceux- ci revendiquent désormais l’appellation dalits, « opprimés », car ils cumulent encore souvent les effets d’une ségrégation liée à leur bas statut dans l’hindouisme et d’une autre liée à leur position socio-économique inférieure (faible propriété terrienne, immigrés, etc.).

L’exode rural demeure limité également par le contenu même de la modernisation agricole. La mécanisation est restée très faible avec la révolution verte. À peine plus de la moitié des labours est faite au tracteur. En effet, les salaires agricoles demeurent très bas. Et quand bien même ceux- ci augmentent, les agriculteurs préfèrent passer à des systèmes de cultures moins gourmands en main-d’œuvre que de mécaniser : une seule culture de riz et non deux, dans les deltas irrigués ; voire des friches dans les rares régions à salaires élevés et syndicalisation des travailleurs, comme au Kerala.

C’est là quelque chose de nouveau. En une ou deux décennies, l’Inde a rejoint le lot commun des agricultures du monde : cette activité devient beaucoup moins honorée et respectée que méprisée, ou du moins répulsive. Un effet entre autres de l’éducation, qui péniblement gagne les campagnes.

LES MOBILITÉS, FACTEUR DE CHANGEMENT OU DE CONSERVATION ?

Qui part du village ? D’une part, les plus riches et qualifiés, afin de faire fructifier leur capital éducatif. À l’autre bout de l’échelle sociale, ce ne sont pas les plus pauvres qui émigrent : manque d’argent pour se payer le billet de car, manque surtout de capital social et de contact pour avoir certaines assurances sur le lieu d’arrivée, en termes de travail (fût-ce dans le secteur informel le plus précaire) ou de logement (fût-ce un bout de cahute). De fait, les migrations sont extrêmement encadrées et canalisées par les structures sociales, que ce soit à l’échelle de la famille, de la sous-caste, de la caste, ou du village dans son entier. Les logiques individuelles ont assez peu de poids, contrairement à la Chine où la Révolution culturelle a balayé nombre des structures coutumières. Le cas le plus remarquable est celui des femmes, pour qui la mobilité est limitée sauf exception à des déplacements en groupe, très encadrés, de peur que soit ternie leur réputation. L’émigration pour ces populations pauvres n’est de toute façon qu’une migration de survie. Il est très difficile d’épargner suffisamment pour que la mobilité spatiale se transforme en mobilité sociale. On ne part pas pour s’enrichir – sauf dans ses rêves –, on part pour permettre à sa famille de rester au village.

À l’échelle nationale, on peut voir la migration comme le moyen pour les régions les plus riches de bénéficier d’une main d’œuvre bon marché. L’Inde ne connaît pas le hukou, ce livret de résidence qui en Chine interdit aux émigrés de l’exode rural de bénéficier des mêmes avantages sociaux que les citadins ; mais étant donné les conditions de vie des immigrés indiens, c’est un peu le même processus que l’on rencontre. La croissance des régions « émergentes » se nourrit de la pauvreté des autres régions. Les salaires et les remises des migrants sont suffisants pour « maintenir à flot » les espaces de départ, éviter l’exode rural, contenir tant bien que mal la diffusion des idées naxalites (maoïstes) hors des poches tribales où elles fleurissent. Mais ils sont assurément incapables de générer une croissance endogène. Les régions pauvres et non irriguées restent peuplées, mais ce maintien de la population n’est permis qu’en comprimant les salaires et les prix agricoles, interdisant toute justice spatiale. À l’échelle locale, le bilan est plus nuancé. Économiquement, on l’a dit, la migration ne bouleverse pas les cartes. Socialement, c’est autre chose, étant donné que le départ permet parfois de sortir des relations de clientélisme local, et pour les « intouchables » de prendre encore plus conscience des ségrégations. On assiste à une émancipation des basses castes, conjuguée à la politique officielle de discrimination positive (quotas) en faveur des intouchables, basses castes, et femmes. Au final, le développement territorial indien se caractérise par des inégalités encore relativement faibles, mais en très forte croissance. On note à l’échelle locale des processus d’exclusion des centres urbains vers les périphéries, et la fermeture de quartiers résidentiels, au nom de « l’embellissement » des villes et de l’amélioration de la qualité de la vie des classes moyennes. On est loin de la segmentation de villes latino-américaines. Il n’empêche : le processus, tardif, est d’ampleur. Il rejoint le déclin, à la campagne, des liens d’interdépendance et de clientélisme entre riches propriétaires et ouvriers agricoles, entre hautes et basses castes.

QUE RESTE-T-IL DE LA RURALITÉ DANS « L’ÉMERGENCE » DE L’INDE ?

La libéralisation économique, à partir de la fin des années 1980, s’est traduite par une baisse des investissements publics dans le monde rural, qui n’a pas été compensée par une hausse correspondante des investissements privés. Alerté par des crises sociales (suicides paysans dans la zone cotonnière) et politiques (développement de la guérilla naxalite), le parti de centre gauche du Congrès, de retour au pouvoir fédéral en 2004, a rééquilibré quelque peu la politique plus libérale des nationalistes hindous du BJP : emblématiques sont les chantiers publics du National Rural Employment Guarantee Scheme qui garantit 100 jours de travail par an, payés au salaire minimum légal, à toute famille rurale qui en fait la demande. La majorité des électeurs sont des ruraux pauvres. Le clientélisme, la corruption et les jeux politiciens empêchent cependant tout changement structurel de grande ampleur. De plus, le retour récent de l’agriculture au centre du discours électoral s’est fait de façon très sélective. On parle certes de faire voter un Food Security Act. Mais il s’agit surtout de choyer l’agrobusiness, de développer des filières agroalimentaires. Cette intégration verticale en devenir est source de disparités sociales, puisque les entreprises ne contactent pas les exploitations les plus petites et fragiles et évitent les campagnes isolées. L’investissement étranger dans les grandes surfaces alimentaires vient seulement d’être autorisé sous conditions, et les supermarchés, accusés de menacer les agriculteurs et surtout les micro-détaillants urbains, fonctionnent difficilement.

CONCLUSION

La rétention rurale demeure pour des raisons « positives » (tradition d’intensification de l’agri- culture gourmande en bras) comme pour des raisons négatives (analphabétisme, secteur informel mal rétribué et sans sécurité sociale, logement urbain précaire). Or l’agriculture, qui demeure la colonne vertébrale de campagnes encore fort peu diversifiées économiquement, n’est point poussée en avant par l’émergence du pays. Plus qu’un fer de lance de la croissance, elle représente souvent une voie de garage où survivent tant bien que mal les laissés pour compte de la mondialisation, ainsi qu’un espace de production offrant une alimentation à prix relativement stable et bon marché qui permet de comprimer les coûts de production de l’industrie et des services. Les programmes d’aide sociale de l’État ne peuvent dissiper le blocage du foncier, et encore moins des structures sociales encore très hiérarchisées qui tendent à dissiper voire détourner les ressources au profit des groupes les plus puissants. Les migrations temporaires, vers les villes mais aussi, plus souvent, vers d’autres campagnes, représentent à cet égard un pis-aller. Les nouvelles dynamiques agricoles liées à l’intégration dans l’agroalimentaire sont trop sélectives socialement et spatialement. On peut craindre que continue à se diffuser le naxalisme, et plus généralement des jacqueries dont l’objet sera cependant sans doute moins le grand capital international que les exploiteurs de tous poils de nationalité indienne.

* FRÉDÉRIC LANDY est Professeur de géographie, laboratoire Mosaïques- LAVUE, université de Nanterre

LANDY, Frédéric (éd.), 2010, Dictionnaire de l’Inde contemporaine, Armand Colin.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.