L’eau, enjeu citoyen face aux majors, Jean-Claude Cheinet et Maxime Paul
La rĂ©appropriation de la maĂźtrise citoyenne de l’eau n’est pas chose aisĂ©e face Ă la politique des majors, il faut faire le point et comprendre comment et pourquoi on en est arrivĂ© lĂ et ce qu’on peut faire maintenant.
PAR JEAN-CLAUDE CHEINET ET MAXIME PAUL*,
Depuis la RĂ©volution Française la gestion de l’eau hors riviĂšres a Ă©tĂ© confiĂ©e aux communes. Au XIXe siĂšcle la crĂ©ation des syndicats d’arrosants a surtout profitĂ© Ă la petite propriĂ©tĂ© paysanne. Mais Ă cette mĂȘme Ă©poque l’urbanisation et les Ă©pidĂ©mies liĂ©es Ă l’eau ont nĂ©cessitĂ© de dĂ©passer le systĂšme des fontaines publiques pour mettre en place une vĂ©ritable adduction d’eau potable et d’organiser l’Ă©vacuation des eaux usĂ©es. Les exigences sanitaires croissantes ont fait Ă©merger de vĂ©ritables mĂ©tiers.
DES PROGRĂS TECHNOLOGIQUES CONFISQUĂS
Le traitement de l’eau devient alors un ensemble qui lie l’amĂ©nagement de canalisations venant parfois de loin, la pose de rĂ©seaux de tuyaux, le traitement pour potabiliser l’eau puis les traitements pour l’Ă©purer avant de la rejeter dans le milieu naturel. Des brevets sanctionnent les avancĂ©es techniques de ce qui devient une filiĂšre.
Les communes sont alors poussĂ©es Ă dĂ©lĂ©guer le service public de l’eau dont elles sont responsables, Ă des opĂ©rateurs privĂ©s spĂ©cialisĂ©s (DSP, dĂ©lĂ©gation de service public) , sociĂ©tĂ©s fermiĂšres, selon des contrats de long terme. Mais ceux-ci amorcent trĂšs vite une concentration du secteur en quelques gros opĂ©rateurs propriĂ©taires des brevets et jouissant d’une situation de quasi-monopole avec une concurrence vite faussĂ©e.
La reconstruction d’une filiĂšre publique de l’eau ne peut faire l’Ă©conomie d’une nationalisation de ces firmes dans des formes qui prĂ©servent les emplois du secteur. Or en confiant durablement Ă ces firmes la gestion de l’eau, les communes ont au motif d’Ă©conomie, supprimĂ© les services municipaux correspondants, ont perdu le savoir-faire technique et la relation aux usagers ; elles sont de ce fait devenues dĂ©pendantes des opĂ©rateurs. D’autant plus que parallĂšlement la recherche publique dans ce secteur Ă©tait progressivement abandonnĂ©e.
DU « MODĂLE FRANĂAIS DE L’EAU » Ă LA STRATĂGIE DES « MAJORS »
Les deux ou trois grands groupes de l’eau mettent alors en avant ce qu’ils prĂ©sentent comme un modĂšle et tentent non sans succĂšs de le « vendre » dans le monde. Il s’agit de façon classique d’une croissance externe par rachats de firmes Ă©trangĂšres, de concessions de distribution/traitement en Europe et dans le monde entier. Mais le territoire national ayant trĂšs tĂŽt Ă©tĂ© partagĂ©, la croissance interne a pris l’aspect d’une redĂ©finition du mĂ©tier autour de la gestion des « flux » dans la vente de services multiformes aux collectivitĂ©s : transports, Ă©nergie, traitement des dĂ©chets, services, transport de l’information et mĂȘme un temps avec des incursions dans le domaine de la communication et de la culture.
Les « majors » ont vite vu que les tuyaux n’Ă©taient pas le secteur le plus profitable de leurs activitĂ©s multiples. DĂšs lors elles ne sont pas opposĂ©es Ă laisser du champ en un repli Ă©lastique Ă la revendication montante de retour de l’eau dans le secteur public : que des « rĂ©gies » nouvellement créées reprennent la gestion des rĂ©seaux avec les gros investissements qu’elles savent inĂ©vitables ne les gĂȘne pas.
Le cĆur de leurs profits rĂ©side Ă prĂ©sent dans leur savoir-faire, leurs brevets, la fabrication des installations. DĂšs lors la reconstruction d’une filiĂšre publique de l’eau ne peut faire l’Ă©conomie d’une nationalisation de ces firmes dans des formes qui prĂ©servent les emplois du secteur.
RECONSTRUIRE UNE FILIĂRE PUBLIQUE DE L’EAU.
Durant les annĂ©es 90 sâamorce un mouvement politique et citoyen de rĂ©appropriation de la gestion des services dâeau et dâassainissement mais au-delĂ de quelques cas emblĂ©matiques les « majors » rĂ©sistent plutĂŽt bien. Ce mouvement va sâamplifier dans les annĂ©es 2000, notamment Ă lâoccasion des Ă©lections municipales de 2008, mais de nombreux freins techniques vont devoir ĂȘtre levĂ©s. En effet, le service public a perdu une part importante de son savoir-faire tant en termes de connaissance du patrimoine ainsi que de la capacitĂ© Ă gĂ©rer des process complexes. La multiplication des normes environnementales a pour but de reconquĂ©rir la qualitĂ© du milieu et comporte un enjeu sanitaire important mais elle est aussi le fruit du lobbying des industriels de lâeau permettant ainsi la conquĂȘte de nouveaux marchĂ©s, de dĂ©bouchĂ©s pour la recherche et dĂ©veloppe- ment privĂ©e, ainsi que la maĂźtrise de technologies complexes.
Le dĂ©sengagement de lâĂtat traduit par la RGPP et la MAP a eu pour consĂ©quence la presque disparition des capacitĂ©s dâexpertise, de conseil et dâingĂ©nierie auprĂšs des collectivitĂ©s locales.
Ces freins techniques Ă une rĂ©appropriation publique de la gestion de lâeau ne doivent cependant pas servir dâalibi Ă un manque de volontĂ© politique. Il est possible de retourner en gestion publique Ă condition de prĂ©parer bien en amont ce processus. Il est nĂ©cessaire de repĂ©rer les Ă©tapes nĂ©cessaires afin de remettre le service public local en situation de gestion. La connaissance du service, le contrĂŽle du dĂ©lĂ©gataire, le dialogue social avec les salariĂ©s concernĂ©s, la participation des usagers sont les clĂ©s dâun retour en gestion publique rĂ©ussi.
Aujourdâhui, trois outils sont Ă la disposition des collectivitĂ©s territoriales : la rĂ©gie, le syndicat de production et/ou de distribution, la sociĂ©tĂ© publique locale (SPL). Ces trois formes de retour en gestion publique ont des avantages et inconvĂ©nients qui doivent ĂȘtre regardĂ©s en fonction de chaque situation locale. Ainsi, une SPL sur une seule collectivitĂ© nâa pas d’avantage sur la rĂ©gie. Ă lâinverse, la crĂ©ation dâun syndicat composĂ© de plusieurs collectivitĂ©s risque dâĂ©loigner les usagers des lieux de dĂ©cision. Concernant la sociĂ©tĂ© publique locale (nouvel outil votĂ© en 2010), nous affirmons quâelle est partie prenante du service public local car elle est sous le contrĂŽle exclusif des Ă©lus locaux. Chaque situation est particuliĂšre, il nây a donc pas un modĂšle unique de retour en gestion publique comme le montrent les expĂ©riences Ă Grenoble, Paris, Besançon, Brest ou Martigues.
Au-delĂ de ces mouvements locaux qui restent pour le moment limitĂ©s, il est indispensable de crĂ©er de nouvelles solidaritĂ©s, de nouvelles coopĂ©rations territoriales basĂ©es sur la recherche dâun service public de qualitĂ© pour les usagers. Pour renforcer le service public local, il est nĂ©cessaire dâaller vers la crĂ©ation dâun service public national et europĂ©en ayant pour mission de favoriser le retour en gestion publique par la mise Ă disposition de moyens dâexpertise et dâingĂ©nierie. Ce service public sera Ă©galement chargĂ© de dĂ©velopper une recherche publique ayant pour finalitĂ© lâenvironnement et la santĂ© des usagers et non la recherche de nouvelles sources de profits. Enfin, câest lâoutil indispensable pour aller vers la mise en place dâun tarif harmonisĂ© du prix de lâeau sur lâensemble du territoire national.
* JEAN-CLAUDE CHEINET est membre de la commission Ă©cologie du PCF. MAXIME PAUL est vice-prĂ©sident de Brest mĂ©tropole ocĂ©ane, en charge de l’eau.
Ils ont participé à la rédaction de la brochure «eau» du PCF, disponible en téléchargement sur www.pcf.fr
LES PIEUVRES MULTINATIONALES DE L’EAU
C’est au milieu du XIXe siĂšcle que la structure lĂ©gislative permettant le transfert au privĂ© du secteur public se met en place. Pour les chemins de fer comme pour l’eau, propriĂ©tĂ© et infrastructures restent publiques et l’exploitation est confiĂ©e au privĂ© sous forme de dĂ©lĂ©gation de service public (DSP) de trĂšs longue durĂ©e. Se crĂ©ent alors la « GĂ©nĂ©rale des eaux » CGE et la « Lyonnaise des Eaux » SLEE suivies au dĂ©but du XXe siĂšcle par la SociĂ©tĂ© d’amĂ©nagement urbain et rural SAUR. TrĂšs vite elles monopolisent l’essentiel de la gestion des eaux domestiques en France et savent s’entendre. La GĂ©nĂ©rale devient VĂ©olia, multinationale au chiffre d’affaires de 29Mds ⏠et aux 330 000 salariĂ©s ; par ses filiales elle est dans la gestion de l’eau, de l’assainissement (OTV) des dĂ©chets, des transports (Transdev), de l’Ă©nergie (Dalkia). La Lyonnaise fusionne avec Dumez, Indosuez puis GDF pour devenir GDF Suez au chiffre d’affaires de 97Mds ⏠et 200 000 salariĂ©s (dont 140 000 en France) ; elle est dans les mĂȘmes secteurs que sa sĆur : eau assainissement (DegrĂ©mont), Ă©nergie (Electrabel) communication et rĂ©seaux cĂąblĂ©s… La SAUR plus centrĂ©e sur la France, a un chiffre d’affaires de 1,7Mds ⏠et 13 000 salariĂ©s ; elle est plus orientĂ©e sur les services aux collectivitĂ©s, les dĂ©chets (Coved). Ă remarquer que GDF Suez reste dominĂ©e par les groupes financiers dâA. FrĂšre et de B. Arnault. Mais l’actionnariat de VĂ©olia est Ă 57 % celui des âinstitutionnelsâ (9 % la CDC premier actionnaire). Bouygues s’Ă©tant retirĂ© de la SAUR, la CDC en a 47 % du capital. L’Etat peut s’il le veut peser sur leurs orientations. Tant par la prĂ©sence de l’Etat directement ou non au capital que par la masse des salariĂ©s aux compĂ©tences reconnues, il y a un potentiel peu exploitĂ© pour rĂ©orienter ces firmes dans le cadre d’une nationalisation. Car la nationalisation peut se faire sans diminution d’emplois, avec un rĂŽle nouveau pour ces salariĂ©s, mais en rĂ©orientant l’activitĂ© vers l’aide, l’assistance technique aux collectivitĂ©s et la coopĂ©ration internationale sur de nouvelles bases afin de faire progresser l’accĂšs Ă l’eau dans le monde.