La recherche et la découverte du boson de Higgs, une aventure humaine exemplaire
PAR GILLES COHEN-TANNOUDJI*,
La confirmation de l’existence du boson de Higgs peut être analysée à travers les enjeux philosophiques et anthropologiques. Un message d’espoir fondé sur le progres̀ humain.
L’annonce, le 4 juillet 2012, de la découverte au CERN, à l’aide du grand collisionneur de hadrons (LHC), de la particule appelée boson de Higgs a eu un retentissement médiatique considérable : son annonce, faite sur le Web a été suivie par un milliard d’internautes et télé- spectateurs. De fait, cette découverte, à six mille signataires (deux collaborations impliquant chacune trois mille physiciens) est le couronnement de ce que l’on a pu qualifier de plus grande expérience scientifique jamais entreprise ; elle est le résultat de recherches expérimentales menées depuis près de cinquante ans, après la publication en 1964 d’abord par Brout et Englert, puis par Higgs de deux articles théoriques prédisant l’existence de cette parti- cule, qu’il serait d’ailleurs plus conforme à la justice d’appeler le boson de Brout Englert Higgs (BEH). On peut dire que cette découverte représente le couronnement de la révolution scientifique du vingtième siècle initiée par les remises en causes majeures de la physique classique par la théorie de la relativité et par la mécanique quantique. En tant que telle, elle a des répercussions majeures aux plans scientifique, philosophique et politico-social voire anthropologique.
ENJEUX SCIENTIFIQUES
La physique des particules, dis- cipline scientifique dont relèvent les recherches qui ont abouti à cette découverte est, en quelque sorte, l’héritière de la conception atomistique des philosophes de l’antiquité : elle vise à identifier les constituants élémentaires de toute matière et à comprendre de manière quantitative les interactions, qualifiées de fondamentales dans lesquelles ces constituants sont impliqués dans tout l’univers. Cette jeune discipline (elle ne date que du début du XXe siècle) a accompli des progrès fulgurants depuis les années soixante ; elle a abouti à ce qu’on appelle le modèle standard, la théorie de référence qui permet de rendre compte de manière quantitative et prédictive de l’ensemble de ses résultats expérimentaux. Or ce modèle standard comportait, jusqu’à l’annonce de juillet 2012, un chaînon manquant, le fameux boson BEH, qui, en était même la clé de voûte.
Le problème que permet de résoudre le mécanisme BEH (impliquant l’existence du boson BEH) concerne l’unification de deux interactions fondamentales, l’interaction électromagnétique de portée macroscopique dont relève la lumière et l’interaction nucléaire faible de très courte portée responsable des réactions thermonucléaires fournissant l’énergie des étoiles. De nombreux arguments d’ordre théorique avaient rendu très séduisante l’hypothèse de l’unification de ces deux interactions fondamentales au sein de ce que l’on appelle la « théorie de jauge électrofaible ». Il se trouve que cette hypothétique théorie serait prédictive si et seulement si les bosons intermédiaires, les particules qui transmettent l’interaction faible étaient, comme le photon qui transmet l’interaction électromagnétique, des particules de masse nulle, et si tous les constituants élémentaires de la matière (quarks et électron)
étaient aussi de masse nulle. Or des bosons intermédiaires sans masse et des constituants élémentaires sans masse sont en contradiction flagrante avec l’expérience ! Le mécanisme BEH est ce qui permet de rele- ver ce défi : il rend massifs les bosons intermédiaires et les constituants élémentaires mais il préserve le caractère prédictif de la théorie de jauge électrofaible !
ENJEUX PHILOSOPHIQUES
Au plan strictement scientifique, la découverte du boson BEH est donc déjà une avancée considérable puisque se trouve ainsi validée la théorie de référence qui, dans le prolongement de la conception atomistique du monde se trouve au fondement des sciences physiques voire de toutes les sciences de la nature. Mais si l’on veut élever le débat au niveau philosophique, le mécanisme BEH apparaît comme une astuce ad hoc (rele- vant d’une approche épistémique ou gnoséologique) destinée à résoudre un problème scientifique purement théorique, et se pose la question de sa signification ontologique (c’est-à-dire celle qui est relative à la réalité elle-même et pas seulement à la connaissance de cette réalité).
Une telle signification ontologique résulte du rapprochement de la physique des particules et de la cosmologie (elle aussi dotée d’un modèle standard, le modèle du Big Bang) qui leur confère une dimension temporelle, au sein de ce que l’on appelle un grand récit de l’univers. La représentation que nous offre ce grand récit est celle d’un univers qui n’est pas seulement en expansion, mais aussi en devenir, en évolution, depuis une phase primordiale, de haute énergie (parce que proche du big bang) où toutes les particules sont indifférenciées et sans masse, où toutes les interactions sont uni- fiées, jusqu’à l’état dans lequel il se laisse aujourd’hui observer, en passant par une série de transitions de phases, au cours desquelles les particules se différencient (certaines d’entre elles acquérant de la masse), les interactions se séparent, les symétries se brisent, de nouvelles structures émergent, de nouveaux états de la matière apparaissent. La transition, objet des recherches qui ont abouti à la découverte du boson serait intervenue à la plus haute énergie, c’est-à-dire dans le passé le plus lointain, qu’il est possible d’explorer expérimentalement, celle dans laquelle les bosons intermédiaires et les constituants de la matière seraient devenus massifs.
Ainsi, la révolution scientifique débouche-t-elle sur une authentique révolution philosophique, celle qui consacre le triomphe du matérialisme (implicitement sous-jacent aux sciences de la nature, en particulier à la physique) selon lequel la matière désigne l’ensemble de la réalité objective, existant indépendamment de et antérieurement à la connaissance que l’on peut en avoir et selon lequel aussi cette réalité est, en droit et en principe, intelligible, même si cette intelligibilité est toujours partielle, provisoire et révisable. Mais ce qui ressort de cette conception de l’univers c’est que la matière, au sens philosophique du terme, a bel et bien une histoire, qu’elle ne peut pas être conçue comme une substance immuable.
Le Large Hadron Collider (LHC) construit dans le tunnel circulaire (26,659 km de circonférence) est le plus grand dispositif expérimental jamais construit pour valider des théories physiques.ENJEUX ANTHROPOLOGIQUES
Si, comme nous venons de l’expliquer, ce grand récit de l’univers confère à la découverte du boson BEH une signification ontologique, il en souligne aussi la portée anthropologique. Toutes les civilisations, toutes les religions se sont appuyées, sans avoir à attendre une révolution scientifique sur un grand récit fondateur. En tant que fondé sur les avancées scientifiques consignées dans le modèle standard, ce récit a une portée essentiellement épistémologique, mais cela ne l’empêche pas d’avoir aussi une portée axiologique, c’est-à-dire relative aux valeurs : le progrès des connaissances humaines n’est-il pas une valeur universelle ? Compte tenu des nuages qui assombrissent actuellement notre horizon, pensons-nous que nous puissions faire l’économie d’un progrès soutenu des connaissances, dans tous les domaines ? Pourquoi ce qui a été possible avec le CERN ne serait-il pas possible dans les nombreux autres domaines où le progrès des connaissances, non soumis aux exigences de l’utilité immédiate, est plus que jamais nécessaire ?
Il faut bien voir en effet que l’extraordinaire aventure humaine qu’ont représenté la recherche et la découverte du boson BEH intervient dans un contexte qui n’est pas sans analogie avec celui du début du XXe siècle : l’apogée actuelle du modèle standard fait penser à celle de la physique classique d’alors ; le prodigieux essor des technologies de l’information rendu possible par la révolution quantique et relativiste fait penser à celui des techniques de la révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles, mais, en même temps, la crise systémique dans laquelle est plongée l’économie mondiale, la perspective d’épuisement des ressources énergétiques et les inquiétantes prémisses du changement global du climat font craindre la survenue, à l’échelle mondiale, de convulsions comparables à celles qui ont marqué la première moitié du XXe siècle. Qu’une organisation internationale comme le CERN, fondée au lendemain des drames de deux guerres mondiales, avec comme seule finalité, ce pro- grès des connaissances humaines, ait réussi à relever les redoutables défis de la recherche du boson BEH, n’est-ce pas un facteur d’espoir dans la capa- cité des civilisations humaines de refuser la fatalité et de surmonter les crises aussi graves soient-elles ?
Pour reprendre une expression utilisée par Louise Gaxie et Alain Obadia dans leur beau livre “Nous avons le choix”, on s’aperçoit que le fonctionnement et la stratégie du CERN font la preuve qu’il est possible de refuser « TINA » (There Is No Alternative). Il me semble en effet que le « manifeste » en cinq points développé dans ce livre, pourrait figurer dans les statuts du CERN.
Le progrès humain comme finalité ?
Le CERN a été créé au lendemain de la seconde guerre, pour mener, dans le prolongement de l’aventure nucléaire, des recherches dans le domaine de la recherche fondamentale en physique des particules, avec comme tâches celles de révéler les secrets de la nature, de rassembler par-delà les frontières, d’innover et de former de nouvelles générations de travailleurs scientifiques.
La démocratie comme matrice ?
Sans un fonctionnement scrupuleusement démocratique, il serait impossible de faire col- laborer efficacement des milliers de scientifiques venant du monde entier.
La durabilité comme logique ?
Le premier accélérateur du CERN datant des années cinquante est toujours en fonctionnement ; il sert d’injecteur au complexe de machines qui lui ont succédé.
La coopération comme démarche ? Les expériences qui ont abouti à la découverte du boson étaient trop complexes pour être menées par un seul pays, voire par un seul continent. C’est la coopération internationale mondiale qui a été la condition du succès.
L’appropriation populaire comme dynamique ? Le CERN (à qui l’on doit le WEB gratuit et des logiciels libres comme LINUX) a mis en place un nouveau paradigme pour les publications par les éditeurs de revue à comité de lecture. Au lieu que ces édi- teurs soient financés par les abonnements des universités du monde entier qui sont par- fois étranglées par le prix des abonnements fixés par les édi- teurs, c’est le CERN qui négo- cie avec les éditeurs le coût de la publication des articles du LHC dans des revues à comité de lecture.n
*GILLES COHEN-TANNOUDJI est physicien. Il est chercheur émérite au laboratoire des recherches sur les
sciences de la matière (LARSIM).
Site : http://www.gicotan.fr
Livre: Le boson et le chapeau mexicain