La France relance sa filière nucléaire, par la prolongation du fonctionnement de son parc historique et le lancement d’un programme de nouveaux réacteurs. Quels sont ses atouts, quels sont les obstacles encore à lever après trois décennies de procrastination politique ? Quel coût attendre et comment le financer ?
*LIONEL TACCOEN est ingénieur, représentant d’EDF auprès des institutions européennes (1987-2000).
ÉNERGIE NUCLÉAIRE, LE RÉVEIL BRUTAL DE L’OCCIDENT
Durant plus d’une génération, l’énergie nucléaire eut mauvaise presse en Occident, mais ce désamour n’était pas universel. La société russe d’État Rosatom sut dépasser la catastrophe de Tchernobyl, retrouva un haut niveau technologique, devint exportatrice et fournit çà et là du travail à des entreprises nucléaires occidentales délaissées. La Corée du Sud et surtout la Chine se transformèrent en grandes puissances industrielles et lancèrent d’importants programmes nucléaires en s’inspirant des réalisations occidentales.
Le réchauffement climatique se confirmant, le GIEC souligna que le nucléaire, source d’énergie décarbonée, serait bien utile. L’Agence internationale de l’énergie fit chorus. Les États-Unis, trouvant inadmissible que leur industrie nucléaire soit dépassée par celles de la Russie et de la Chine, lancèrent en 2020 le programme « Restoring America’s Competitive Nuclear Advantage», sensé lui rendre la première place mondiale dans ce domaine.

En France se produisit un tête-à-queue politique remarquable. Après l’arrêt en 2020 des deux réacteurs de Fessenheim, que les autorités de sûreté considéraient pourtant comme sûrs, le président de la République annonça, en février 2022, la prolongation de « tous les réacteurs qui peuvent l’être, sans rien céder à la sûreté » ainsi que le lancement d’un programme de 6, voire 14 nouveaux réacteurs EPR2. Mais remettre en route l’industrie nucléaire française, ses milliers d’entreprises et ses quelque 200 000 employés, alors que la marche arrière avait été enclenchée, demandera du temps et de l’argent.
LE COÛT DE LA RECONSTITUTION DES COMPÉTENCES
C’est sur de telles relances que s’est penché un rapport des deux agences de l’OCDE dédiées à l’énergie : l’Agence internationale de l’énergie et l’Agence de l’énergie nucléaire[1].
Le rapport indique que cinq pays proposent des réacteurs nucléaires de troisième génération : la Russie (VVER 1000), la Chine (Hualong 1), la Corée du Sud (APR 1400), les États-Unis (AP 1000) et la France (EPR). Il distingue cependant les États-Unis et la France, pénalisés par une longue pause dans la construction de centrales, un affaiblissement industriel et un manque d’investissements, et où les coûts de construction sont bien plus élevés. En assurant au contraire une continuité industrielle, les trois autres pays ont développé une technologie aux normes de sûreté semblables à celles de l’Union européenne, tout en garantissant des coûts bien plus faibles : 2 410 pour les réacteurs coréens Shin Koro, contre 8 600 €/kW pour les AP1000 états-uniens comparables ; 3 200 €/kW pour les EPR chinois, contre 8 600 €/kW pour l’EPR français de Flamanville.
Le rapport estime qu’un tel fossé entre les coûts ne peut s’expliquer uniquement par la différence des lieux de construction ou par des raisons techniques. La grande partie provient de la nécessité de reconstituer les compétences industrielles perdues. Il en conclut que deux types de coûts émergent : celui de la construction elle-même et celui lié à la reconstitution des savoir-faire. Il évalue ces deux composantes au même ordre de grandeur.
TROIS PILIERS POUR LE NOUVEAU PROGRAMME
1. La délégation interministérielle au nouveau nucléaire (DINN),mise en place par le gouvernementpour superviser le programme annoncé. Elle dispose d’un comité de revue qui assure le suivi des opérations en s’appuyant sur des outils d’aide au pilotage.
2. EDF, qui est confirmée comme maître d’œuvre et d’ouvrage. Il est bien rare qu’une compagnie d’électricité soit maître d’œuvre et d’ouvrage de ses centrales électriques. Pour EDF, ce fut un choix qui se concrétisa par la création de sa direction de l’équipement, remarquable outil industriel ayant assuré les réussites successives d’un grand programme hydraulique, puis du programme nucléaire dit « historique ». Entre 1985 et 1995, les réacteurs construits en France ont coûté de 2 à 4 fois moins cher qu’aux États-Unis. Mais EDF est aujourd’hui différente de l’entreprise du siècle dernier. Si les réseaux de transport (RTE) et de distribution (ENEDIS) ont des gestions indépendantes, le groupe intègre Framatome et Arabelle Solutions ; le premier fournit l’îlot nucléaire, l’autre la salle des machines. Leur compétence les place au niveau le plus haut dans le monde.
3. Le choix d’une technologie : l’EPR. Le programme précédent avait été lancé par le gouvernement Messmer après un débat assez rude. Le choix fut fait de renoncer à une technologie française dite « graphite gaz » et d’utiliser une technologie états-unienne dite « à eau pressurisée », puis de la franciser. Une nouvelle industrie nucléaire française fut mise sur pied autour d’EDF, et la réussite fut au rendez-vous. Toutefois, la transition vers l’EPR a été décidée sans qu’ait lieu un débat préalable sur la valeur de cette technologie.
UNE CRISE DES COMPÉTENCES EN INGÉNIERIE DE CHANTIER
Fin 2022, le coût des six premiers réacteurs du nouveau programme nucléaire fut évalué à 51,7 milliards d’euros, puis réévalué à 67,4 milliards fin 2023 (soit 7 150 €/kW pour les deux réacteurs de Penly, 5 500 €/kW pour les deux suivants de Gravelines et 5 000 €/kW pour les deux derniers de Bugey). La DINN estima ces coûts « ambitieux […] en comparaison des autres projets d’EPR réalisés ou en cours ». En effet, ceux de Flamanville C et de Hinkley Point C sont très largement supérieurs. Pour la DINN, c’est la gestion des chantiers par EDF qui est en cause. Son comité de revue considère que les équipes d’ingénierie d’EDF manquent d’expérience et doute de sa capacité à assurer la fonction de pilotage des premiers chantiers. Cette perte de compétence d’ingénierie de chantier est de nature à entraîner des retards du programme et des surcoûts considérables.
Lors de son audition à la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale en décembre 2023, en réponse à une question du parlementaire Xavier Albertini sur le respect du calendrier du programme du nouveau nucléaire, le président d’EDF, Luc Rémont, indiqua lui-même que l’entreprise se trouvait face au « plus grand défi […] de la décennie », admit qu’elle « n’était pas prête » et annonça une refonte de l’organisation des activités de relance du programme nucléaire, en insistant sur la conduite des chantiers. Cette réforme fut confirmée par un communiqué d’EDF en avril 2024.
Mais en mars 2025 le communiqué de l’Élysée relatif à la réunion du Conseil de politique nucléaire resta sévère pour le groupe EDF, prié « de consolider sa maîtrise industrielle du programme » et de présenter« avant la fin de l’année un chiffrage engageant des coûts et délais ». Quelques jours plus tard, Luc Rémont fut remercié et remplacé par Bernard Fontana, patron de Framatome et d’Arabelle Solutions, les deux entreprises de réputation mondiale qui font de la technologie française pour l’îlot nucléaire et la salle des machines l’une des premières du monde. Il lui est donc assigné de récupérer les compétences en ingénierie de chantier.
QUEL SERA LE COÛT DU NOUVEAU NUCLÉAIRE FRANÇAIS ?
En février dernier, le président de la Cour des comptes a livré son estimation du coût des six premières tranches EPR2 : 100 milliards d’euros, soit 10 000 €/kW. Selon le rapport précité de l’OCDE, ce coût additionne deux composantes : celui de la reconstitution des compétences et celui de la construction des installations à compétences reconstituées. On peut se livrer à une évaluation de ce dernier par comparaison avec le coût du nucléaire dans les pays qui ont poursuivi son industrialisation.
Sur son territoire, la Corée s’apprête à construire deux réacteurs de 1 400 MW (soit une taille plus proche des EPR2 français de 1 650 MW), à un coût 5 800 €/kW. Que ce soit sur son marché domestique ou à l’étranger, l’industrie nucléaire chinoise présente des offres de construction à des coûts bien moindres, de l’ordre de 2 800 €/kW (offre au Kazakhstan, chantier domestique de Jinqimen dans la province de Zhejiang…). Certes le coût très bas du nucléaire chinois interroge : on sait que l’État soutient fortement son industrie. On peut aussi se rappeler que de très gros écarts de coût s’étaient creusés entre les nucléaires français et états-unien dans les années 1990, à technologie, puissance installée et niveau de sûreté similaires. Il se trouve que la Chine s’est inspirée de la stratégie française de l’époque. Mais surtout elle est la seule à construire des séries de réacteurs aussi longues que celles du programme français historique. Or l’effet de série a une influence majeure sur les coûts.
La série du nouveau programme nucléaire étant plus proche de la série sud-coréenne que chinoise, le coût du nucléaire français, une fois reconstituées les compétences de notre industrie, pourrait être de l’ordre du coût coréen domestique de 5 800 €/kW.
COMMENT LE FINANCER ?
Ainsi, en reprenant le dernier chiffrage de la Cour des comptes, le coût du programme des six premiers EPR2 se répartirait en 58 milliards de construction à compétences rétablies et 42 milliards de reconstitution des compétences.
La part de l’État
EDF n’est pour rien dans cette perte de compétences. La pause nucléaire est d’origine politique. Ce coût doit donc être pris en compte par l’État. La Commission européenne a déjà autorisé la République tchèque à octroyer une aide à son projet de nouveau réacteur Dukovany 4. Il serait utile de proposer que la reconstitution des compétences de l’industrie nucléaire française soit considérée comme une mission d’intérêt économique général (à Paris, on dit « mission de service public »). Le Gouvernement français pourrait donc demander l’application de l’article 106, alinéa 2, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, afin de restreindre l’application des règles de concurrence.
La part d’EDF
Un financement inattendu peut provenir de la prolongation du fonctionnement du parc existant bien au-delà des 40 ans qui étaient attendus lors de sa construction. Aux États-Unis, 90 % des réacteurs ont obtenu de l’autorité de sûreté de ce pays une prolongation de 20 ans et de plus en plus d’entre eux disposent d’une autorisation jusqu’à 80 ans, moyennant des travaux supplémentaires. Or les réacteurs français sont de la même technologie, à eau pressurisée. Les investissements à consentir pour prolonger leur fonctionnement à 60 ans et plus peuvent assurer un coût de l’électricité de 40 €/MWh selon l’ADEME et RTE, voire 30 €/MWh si on les utilise en base et non en mode flexible compensant les fluctuations éolienne et solaire. Ainsi, une politique centrée sur une prolongation bien gérée des réacteurs actuels permettrait à EDF de disposer vraisemblablement durant plus de 10 ans de 200 TWh produit à 30 € le mégawattheure, soit plusieurs milliards d’euros par an consacrés à payer la part d’EDF du nouveau programme nucléaire.
POUR APPROFONDIR

On consultera avec profit, pour suivre l’actualité, la lettre « Géopolitique de l’électricité » (https://www.geopolitique-electricite.fr/), dont Lionel Taccoen est le fondateur. Par ailleurs, il a publié le Pari nucléaire français. Histoire politique des décisions cruciales (L’Harmattan).
[1]. OCDE, Projected costs of generating electricity 2020 (« Estimation des coûts de la production nucléaire 2020 »).
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