Protéger les biens communs, Pierre Dharréville*

Avec deux propositions de loi donnant un statut protecteur aux biens communs, un espace s’ouvre contre la privatisation du monde et pour une réappropriation citoyenne et démocratique.

*Pierre Dharréville est député communiste des Bouches-du-Rhône.

À l’automne 2022, j’ai déposé deux propositions de loi : l’une pour donner un statut juridique aux biens communs, l’autre pour les protéger.

Le dépôt de ces deux propositions faisait suite à un travail entrepris sur le territoire de ma circonscription avec ses habitants. Le but était de définir, de désigner sur ce territoire et au-delà des biens communs, ces biens « particuliers » qui nécessitent une attention spécifique.

QU’ENTENDONS-NOUS PAR « BIENS COMMUNS » ?

Ce sont des éléments matériels ou immatériels de nature très différente, depuis la planète ou même l’espace à la maison de quartier, en passant par des ressources naturelles, des produits répondant à des besoins humains fondamentaux ou des inventions sociales ou scientifiques qui méritent d’être partagées.

Cette démarche constitue une amorce de réponse à trois phénomènes inquiétants : la privatisation accrue du monde, les inégalités, l’individualisme.

Nombre de biens communs existent aujourd’hui en tant que tels, et cela nous semble naturel, quoique leur statut puisse parfois être menacé : une forêt communale, un parc naturel, la mer, un équipement public, une entreprise publique, une découverte médicale libre d’utilisation, une coopérative, une œuvre de l’esprit tombée dans le domaine public, une image libre de droits…

La reconnaissance du statut de bien commun peut s’appuyer sur l’attachement local aux services publics et aux ressources partagées.

On se gardera d’en prédéfinir trop avant les critères afin de ne pas fermer le champ et de permettre une définition construite dans la vie. En effet, le caractère commun d’un bien se vérifie dans son usage partagé et doit se traduire dans son mode de gestion.

PLUS LARGEMENT, UNE ALTERNATIVE

Notre démarche constitue une amorce de réponse collective à trois phénomènes inquiétants et mortifères de notre monde actuel : la privatisation accrue du monde, qui semble ne pas connaître de limite en dépit des destructions qu’elle cause ; les inégalités qu’elle génère, alors qu’en parallèle nous faisons face à une crise de la démocratie ; le fond d’individualisme triomphant, de compétition de tous contre tous qui en résulte et qui renforce les premiers.

Cette démarche constitue une amorce de réponse collective à trois phénomènes inquiétants : la privatisation accrue du monde, les inégalités, l’individualisme. La démarche que nous avons adoptée s’inscrit dans un mouvement plus global, qui émerge çà et là, dans différentes parties du globe. Face à la marchandisation du monde, à l’accaparement par quelques-uns des richesses et des biens, qui conduit les autres à en être privés, des mobilisations animées par des citoyens sont à l’œuvre pour contrecarrer ces logiques. Elles s’enracinent dans des préoccupations locales, autour de conflits d’usage, d’accaparement de biens utiles à une communauté, etc., et proposent des alternatives pour gérer un bien, ouvrent de nouveaux espaces de délibération collective. De la sorte, d’autres modèles émergent, des aspirations à la réappropriation sociale se font jour ; d’autres voies autour de la mise en commun se cherchent. Ainsi, la notion de biens communs, celle de communs, est au cœur de recherches contemporaines. Nous voulons faire grandir le commun. Nous pensons que c’est autour d’un mouvement de préservation, de promotion, de conquête et d’invention des biens communs que peut se refonder la République et que peut se construire une nouvelle étape de civilisation humaine. Nous en appelons à un grand mouvement démocratique de réappropriation du monde en commun.

LES COMMUNS POUR PLUS DE DÉMOCRATIE

Nous avons connu par le passé des mouvements venus contrarier les développements du capitalisme et nous les connaissons encore : le développement de services publics, l’affirmation de l’État comme instrument du peuple, les choix politiques de nationalisations (fussent-elles perfectibles) constituant une appropriation commune d’outils qui avaient été accaparés, des décisions d’appropriation sociale comme en témoigne la création de la Sécurité sociale, par le mouvement mutualiste et coopératif, des luttes de résistance et de conquête…

Nombre de biens communs existent aujourd’hui en tant que tels, et cela nous semble naturel.

Les coups de boutoir du capitalisme sont aujourd’hui puissants. Ils se répètent et s’accélèrent. On le voit dans la volonté de démanteler les services et entreprises publics comme dans les tentatives pour casser la Sécurité sociale dans ce qu’elle constitue d’appropriation sociale. La « liberté » d’entreprendre et le droit de propriété sont placés au sommet de la hiérarchie des normes et des valeurs, la quête du profit devient le moteur de l’histoire. À cela nous devons continuer à opposer des réponses fortes, et nous devons aussi en inventer de nouvelles. La défense des communs peut être une réponse qui agrège largement les uns avec les autres, qui réaffirme fortement le lien entre les citoyens et certains biens et services.

Il s’agit de créer de nouveaux leviers d’intervention citoyenne sur les grands enjeux de la vie quotidienne.

Désigner les services publics comme biens communs pourrait, par exemple, contribuer à les protéger, mais également à modifier la place de l’usager dans leur fonctionnement. Avec une implication des usagers, une réflexion collective menée avec les agents pourrait permettre à ces derniers de retrouver le sens premier de leurs missions, parfois mises à mal ou oubliées, et aussi de mieux répondre aux attentes des publics.

Cela entraînerait un regain démocratique essentiel. Nous en avons bien besoin dans ce contexte où les logiques libérales sapent la démocratie, avec un pouvoir qui semble de plus en plus contraint par la puissance des propriétaires et, sur le plan institutionnel, de plus en plus concentré.

DE NOUVELLES VOIES D’INTERVENTION CITOYENNE

La République et la politique connaissent une crise profonde. Nous avons besoin de rénover la démocratie et d’inventer de nouvelles voies de participation et d’intervention citoyennes. Cette revendication s’exprime de plus en plus dans la société, à travers de grands mouvements sociaux et citoyens, à travers les actions en faveur de l’environnement, à travers l’économie sociale et solidaire, à travers des luttes et mobilisations locales…

Il est urgent d’ouvrir des espaces de délibération, de construction, de participation ou s’exerce aussi, et même se déploie, la souveraineté populaire au-delà du vote.

Partageant le même espace social, économique et écologique, n’est-il pas temps, dans une approche multi-acteurs, de dépasser nos désaccords, nos tensions inutiles pour produire du commun?

C’est pour ouvrir ces espaces que j’ai porté cette proposition de loi, pour l’écriture de laquelle j’ai pris appui sur un article du Code civil datant de 1803 : « Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d’en jouir. » (Code civil, livre III : Des différentes manières dont on acquiert la propriété, art. 714). Si cet article est très intéressant dans la mesure où il pointe la spécificité de certaines « choses », il n’implique rien de concret. Aussi l’ai-je complété par l’alinéa suivant :

« Le statut de bien commun peut être attribué à des biens matériels ou immatériels, quel que soit leur régime de propriété, au regard de leur destination commune, de l’usage collectif qui en est ou pourrait en être fait, de leur caractère de ressource nécessaire à toutes et tous, des droits fondamentaux qui peuvent s’y rattacher, de l’histoire collective qui a permis leur constitution ou encore de leur caractère de rareté et de leur caractère patrimonial remarquable eu égard aux menaces qui pourraient les mettre en danger. »

L’idée n’est ni de définir strictement ce qu’est un bien commun, encore moins d’établir une liste de biens communs qui serait figée, préétablie, sous cloche. Il s’agit au contraire de lancer un processus démocratique pour désigner tel ou tel bien, tel ou tel service… comme « bien commun ».

UNE DÉMARCHE DE CONSTRUCTION

Pour ce faire, je propose que les citoyens puissent saisir le Conseil économique social et environnemental (CESE) en vue de l’attribution du statut de bien commun, ce qui ouvrirait sur la mise en place d’un conseil du bien commun constitué de personnes concernées et intéressées. Ce conseil serait chargé de dresser l’état des lieux du « candidat » bien commun et de formuler des propositions quant à sa gestion, dont les autorités concernées seraient saisies.

Les coups de boutoir du capitalisme sont aujourd’hui puissants. On le voit dans la volonté de démanteler les services et entreprises publics comme dans les tentatives pour casser la Sécurité sociale dans ce qu’elle constitue d’appropriation sociale.

Pourquoi le CESE ? Cette troisième assemblée constitutionnelle semble l’organe le plus approprié : il regroupe des femmes et des hommes engagés dans la vie publique et sociale, issus des corps dits « intermédiaires » qui font la richesse du mouvement démocratique de notre pays ; il conseille le gouvernement et le Parlement ; il participe à l’élaboration et à l’évaluation des politiques publiques (il s’est vu confier, en 2021, de nouvelles missions permettant notamment à la participation citoyenne d’enrichir utilement ses travaux) ; il fonde qui plus est son travail « sur l’écoute, le dialogue et la recherche d’un consensus exigeant pour répondre aux enjeux d’aujourd’hui et de demain ». Il peut donc jouer un rôle moteur dans la protection des biens communs, être un catalyseur du grand mouvement d’appropriation citoyenne de la politique que nous appelons de nos vœux.

Les biens communs, comme les espaces verts urbains, subissent en permanence des tentatives d’appropriation privée.

Il s’agit donc de créer de nouveaux leviers d’intervention populaire et citoyenne sur les grands enjeux de la vie quotidienne. Il s’agit de pouvoir examiner la gestion des biens communs et d’ouvrir des débats allant jusqu’à la modifier. Nul doute que cette possibilité pourra créer dans la société des bouillonnements démocratiques féconds et aussi de nouveaux liens, de nouveaux rapports sociaux déliés des rapports marchands. Parler de commun, c’est parler de partage. Face à la volonté sans mesure et sans fin de posséder, nous devons faire grandir le bonheur de partager et de prendre soin ensemble.

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