L’urgence climatique s’impose à tous, mais les choix énergétiques retenus par les pays européens sont divers. La taxonomie européenne conditionne les financements nécessaires pour atteindre les objectifs retenus au niveau des différentes stratégies de décarbonation en Europe. Sa récente version proposée, intégrant le nucléaire et le gaz, surprend des commentateurs.
Par Peppino Terpolilli, chercheur en géoscience (retraité) et responsable syndical
Article paru dans le numéro 34-35 de progressistes (octobre 2021-mars 2022)
DE QUOI PARLE-T-ON ?
La taxonomie européenne s’inscrit dans le pacte vert européen, lequel vise à la neutralité carbone de l’Union européenne en 2050. Le but pour une finance durable est de guider les institutions de financement, et les investisseurs en général, dans leurs décisions d’investissements respectant les principes de « durabilité ».
Le critère principal pour qu’une activité ou un projet soit en cohérence avec la taxonomie est qu’il contribue à réduire le changement climatique, ou à s’y adapter. Une telle activité ou projet doit aussi respecter le critère DNSH (pour Do No Significant Harm), ce qui signifie que l’activité n’a pas, que le projet n’aura pas, d’impact significativement négatif sur l’environnement. Ces principes de la taxonomie furent approuvés par le Conseil de l’Europe et le Parlement en juin 2020, donnant à la Commission pleins pouvoirs pour développer plus avant les critères détaillés au travers d’actes délégués.
Suivant cette méthode, une fois qu’un acte est publié par la Commission – seule mandatée pour la rédaction et la publication –, le Conseil et le Parlement ont six mois pour approuver ou rejeter l’acte, sans possibilité d’amendements. Pour qu’il y ait rejet, il faut une large majorité au Conseil, difficile à obtenir, mais une majorité simple suffit au Parlement, sinon l’acte est adopté de facto tel que publié par la Commission.
En 2019, un groupe expert technique établi par la Commission, bien que reconnaissant que le nucléaire soit fortement décarboné, a considéré que, n’ayant pas l’expertise en son sein, plus d’analyses étaient nécessaires pour décider de l’aspect DNSH. La Commission a alors mandaté son Centre commun de recherche (une direction générale de la Commission) et deux autres groupes pour étudier les impacts environnementaux de l’énergie nucléaire. La conclusion globale, publiée durant l’été 2021, fut que le nucléaire n’est pas plus risqué que d’autres formes d’énergie en termes d’impact environnemental, sur la base d’analyses de cycle de vie.
Pour le nucléaire, c’est la reconnaissance du fait que c’est une énergie pilotable ne produisant pas de GES en fonctionnement, et très peu au long du cycle. Le document de la Commission reconnaît qu’il existe une solution fiable au problème des déchets et que la fermeture du cycle avec les réacteurs de 4e génération porterait les réserves en combustible, qui sont actuellement de plusieurs centaines d’années, à plusieurs milliers d’années. C’est donc une énergie durable, avec plusieurs pays producteurs de combustible.

La présence du gaz dans le texte peut, quant à elle, surprendre, car la production et la combustion de cet hydrocarbure produit des GES (du méthane et du CO2). Plusieurs pays européens sont concernés, notamment l’Allemagne, qui abandonne le nucléaire et développe beaucoup de renouvelables (éolien et photovoltaïque). Elle souhaite remplacer ses centrales à charbon, nécessaires pour pallier le comportement aléatoire du vent et du soleil, par des centrales à gaz, moins émetteur (– 40 %) de CO2. Notons le caractère très variable de ces renouvelables, qui fragilise la sécurité des réseaux de transport et de distribution électrique ; en effet, à tout instant l’offre et la demande d’électricité doivent s’équilibrer sinon il y a risque de black-out, c’est-à-dire de panne généralisée. Cela illustre aussi la difficulté de se passer des combustibles fossiles, qui représentent plus de 80 % de l’énergie primaire produite dans le monde.

LE TOUT-ENR
C’est aussi l’idée de la possibilité de scénarios de production électrique tout-EnR qui rencontre diverses limites. Les scénarios existants s’appuient peu ou prou sur les travaux de NégaWatt en France, qui suivent ceux du professeur Mark Z. Jacobson de l’université de Stanford. Ces travaux reposent essentiellement sur une « hypothèse » cruciale : l’idée que la consommation d’électricité en 2050 serait pratiquement la même que celle d’aujourd’hui.
La notion de sobriété est souvent avancée pour réussir la sortie des énergies fossiles. Au regard de la nécessité de reporter massivement les usages de l’énergie sur l’électricité et du fait de l’augmentation des populations, l’hypothèse d’une stagnation pour la production électrique apparaît comme douteuse. Elle est d’ailleurs contredite en France par la majorité des prospectives faites par RTE et par l’Académie des sciences et l’Académie des technologies.

Ce n’est pas la seule critique aux scénarios EnR majoritaires. Il est par exemple anormal que lorsque l’on évalue les coûts des EnR dans les scénarios pour 2050 on ne tienne pas compte des moyens de production nécessaires à la compensation de l’intermittence. De même, les EnR sont dites « énergies fatales » car elles sont prioritaires sur le réseau et peuvent conduire à des aberrations telles que des prix négatifs, ce qui arrive régulièrement. Autre conséquence dommageable : les autres centrales doivent faire la place aux unités EnR quand celles-ci produisent et ainsi avoir une production non optimale qui peut conduire à des dommages techniques.
Les cas récents de déséquilibres production/consommation en Californie ou au Texas, par exemple, qui ont entraîné des coupures d’approvisionnement, devraient faire réfléchir. Notons qu’en 2021 la consommation en proportion des EnR en Allemagne a baissé alors que de nouvelles unités de production EnR ont été raccordées au réseau. Il semble bien que autour de 40 % d’EnR soit une limite pour les réseaux de transport et de distribution d’électricité, sauf à investir de manière déraisonnable dans les réseaux sans aucune certitude sur leur stabilité.
André Merlin, le fondateur et premier président de RTE, le gestionnaire du réseau national de transport d’électricité, se montre très critique au sujet des scénarios « Futurs énergétiques 2050 » présentés en octobre 2021 par RTE, sur lesquels s’appuie notamment Emmanuel Macron, mais aussi d’autres candidats à l’Élysée. Il estime notamment que le scénario 100 % énergies renouvelables « n’est pas réaliste en l’état de nos connaissances » et que « RTE a été incité à l’élaborer […] orienté pour des raisons politiques ».
Signalons cependant que les analyses de RTE soulignent que, pour les scénarios avec forte pénétration des EnR, les technologies nécessaires à la stabilité du réseau n’existent pas à l’heure actuelle et ne semble pas pouvoir être développées dans un proche avenir, ce qui rend problématique leur déploiement avant 2050. Or l’urgence climatique nous oblige à choisir les solutions industrielles disponibles rapidement, car le GIEC nous enjoint à être sur les bonnes courbes dans les dix prochaines années. En effet, le système climatique a une inertie telle que si nous nous retrouvions dans les mauvais scénarios nous ne pourrions pas rétablir la situation.
LE MARCHÉ EUROPÉEN
En Europe, il existe un marché unique de l’électricité qui fixe les prix et qui s’appuie sur l’interconnexion des réseaux nationaux. Chaque pays a son propre mix énergétique, ce qui est reconnu par l’article 194 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
Cela dit, tout n’est pas réglé au niveau européen. Les différents épisodes qui marquent l’établissement de la taxonomie confirment et renforcent les divergences fondamentales au niveau de l’Union concernant le mix énergétique possible pour décarboner les économies.
Ainsi, la Direction générale de la concurrence concocte sans consultation des gouvernements la réforme des « lignes directrices » (qui définissent les règles permettant aux États d’octroyer des aides aux entreprises), réforme qui exclut le nucléaire mais inclut le gaz. Une telle exclusion serait pénalisante pour le nucléaire, technologie du temps long, donc particulièrement sensible au taux de rémunération du capital emprunté. Ce qui peut jouer jusqu’à un facteur 2 sur le coût du kilowattheure produit.
Le fonctionnement même du marché unique de l’électricité pose problème. Nous le voyons avec la règle de fixation du prix sur la base du prix de la dernière centrale appelée pour assurer l’équilibrage du réseau connecté. Le plus souvent, c’est une centrale à gaz de l’est de l’Europe au moment où le prix du gaz atteint des sommets, entraînant ainsi le prix de l’électricité.
L’accumulation de ces problèmes résulte du fait qu’il y a ceux qui soutiennent les solutions EnR majoritaires et ceux qui choisissent de s’appuyer aussi sur le nucléaire. En fait, de manière générale les partis écologiques en Europe ont pour premier objectif la sortie du nucléaire. Ils ont une forte influence en Allemagne, en Autriche, au Luxembourg, en Espagne, pays qui contestent la présence du nucléaire dans la taxonomie européenne. Leur logique pourrait aboutir à un manque préoccupant de centrales pilotables sur le réseau européen.
Une position plus raisonnable serait un mix énergétique décarboné s’appuyant sur les centrales pilotables, nucléaires et hydrauliques, et faisant une place aux EnR dans une mesure qui n’impacte pas la stabilité du réseau… et avec aussi le souci de l’efficacité du système. Quelques centrales à flamme en backup pourraient être utiles lors de pointes de consommation. C’est actuellement la situation de la France, qui produit une électricité décarbonée à 95 %, un des rares pays de cette taille dans le monde à atteindre ce résultat.
L’industrie nucléaire nécessite, pour être efficace, un engagement fort du pays avec une industrie forte permettant d’atteindre l’excellence nécessaire à la construction de centrales de 3e génération, dont la conception intègre de nouveaux facteurs de sécurité. C’est une des conditions nécessaires à l’acceptabilité des populations. L’exemple chinois est probant.
Une des conclusions du récent rapport RTE est que le renouvellement du parc de centrales nucléaires nécessite aussi un engagement fort et urgent de l’État. Or ce n’est pas l’orientation du gouvernement français actuel, qui a soutenu le projet Hercule, projet prévoyant la scission d’EDF et sa privatisation partielle.
L’électronucléaire impose des contraintes de sûreté et de maîtrise publique posant problème à la gouvernance néolibérale, en raison de la durée très longue d’amortissement des capitaux et de la contrainte du respect des règles de sûreté. Cela justifie une maîtrise publique mettant en cause le dogme de l’efficience du marché.
À l’origine de l’Europe actuelle, il y a le pacte charbon-acier pour la reconstruction après la guerre. L’énergie était au centre des nécessités. Les désaccords actuels doivent être surmontés pour le bien des populations européennes. La France peut et doit jouer son rôle pour la stabilité en Europe.
Une réflexion sur “La taxonomie européenne, Peppino Torpolilli”