La confiance dans les solutions techniques à venir a changé de camp en ce qui concerne la gestion des déchets nucléaires. Au départ, les promoteurs de la filière ont renvoyé à plus tard la recherche de solutions ; aujourd’hui, ce sont les opposants au stockage qui le font. Comme pour la crise climatique, il y a ceux qui préconisent des solutions immédiates et ceux qui préconisent d’attendre.
*Roberto Miguez est ingénieur de l’Andra, membre du HCTISN.
Article paru dans le numéro 36 de progressistes (avril-mai-juin 2022)
L’indépendance électrique française a été bâtie dans l’urgence du choc énergétique des années 1970. La solution trouvée a été la construction d’un parc de quelque 60 réacteurs nucléaires. Bel optimisme devant cette « source inépuisable » ! Mais les déchets radioactifs sont là, dans notre environnement proche.
Retour au réalisme : il faut donc trouver des solutions pour la gestion de ces déchets. Et voilà que les opposants à la solution en cours d’étude pour les déchets les plus dangereux (un stockage enterré en profondeur) sont saisis d’optimisme : il faut attendre ! On va bien trouver une solution autre que de les enterrer ! En attendant, les déchets resteraient là ou là-bas ou encore plus loin, peut-être un peu enterrés…
Dans cet article, il s’agit de faire le parallèle avec un autre problème, beaucoup plus difficile, que notre société doit affronter : le changement climatique. Il y a les sceptiques, ceux qui n’y croient pas ; les réalistes qui plaident pour l’adoption de solutions dès aujourd’hui ; et ceux qui considèrent que le problème est bien réel mais qui croient que la science et la technique trouveront des solutions, les techno-optimistes.
La solution de gestion des déchets
Dans l’après-guerre 39-45, les premières solutions « à long terme » pour les déchets radioactifs font leur apparition : l’immersion de certains déchets dans les fosses océaniques, le retraitement des combustibles usés et le stockage en surface.
L’immersion de déchets radioactifs dans les océans a commencé en 1946, aux États-Unis. Cela a continué ailleurs ensuite, jusqu’en 1993, malgré le texte issu de la conférence des Nations unies de 1958 demandant aux États d’éviter la pollution des mers.
C’est parce que dilution is the solution for the pollution (« la dilution est la solution à la pollution ») était la pratique de gestion d’autres polluants que l’immersion de déchets radioactifs dans les océans a commencé en 1946, aux États-Unis. Cela a continué ailleurs ensuite, jusqu’en 1993, malgré le texte issu de la conférence des Nations unies de 1958 demandant aux États d’éviter la pollution des mers. À cette époque, il y avait consensus parmi les scientifiques sur l’idée que la dilution et l’isolation en milieu marin, dans les fosses, étaient suffisantes. En France, les immersions dans l’Atlantique s’arrêtent en 1969 – mais elles se poursuivront dans le Pacifique. Cette année-là, un stockage en surface de déchets radioactifs dans la Manche est ouvert. C’est le confinement, l’opposé de la dilution, qui devient la référence pour les déchets.
LA CLASSIFICATION DES DÉCHETS
Vers la fin des Trente Glorieuses, percutées par le choc pétrolier en 1974, la France met en place un programme de développement accéléré de l’énergie nucléaire. C’est ainsi que fin 1999 un parc de 58 réacteurs fournit 75 % de l’électricité de notre pays. De plus, tout l’environnement de l’industrie nucléaire est créé, depuis la construction des centrales jusqu’à leur exploitation, l’enrichissement de l’uranium, la fabrication des combustibles et leur recyclage. Restent les déchets radioactifs.

En France, ces derniers sont classés selon l’activité des radionucléides qu’ils contiennent, leur période de vie, et selon la filière de gestion choisie, donc en fonction de la solution de gestion à long terme mise en place ou en étude (voir tableau ci-dessus). L’article de Bernard Felix dans ce numéro détaille un peu plus les origines et caractéristiques de ces déchets.
La loi relative aux recherches sur la gestion des déchets nucléaires de 1991, dite loi Bataille, met en place les fondations de la gestion des déchets radioactifs pour les décennies suivantes, jusqu’à aujourd’hui.
Les déchets à moyenne activité et à vie longue (MA-VL) et ceux à haute activité (HA), les plus dangereux, devraient aller dans le stockage géologique réversible, Cigéo à Bure. C’est la gestion de ces derniers qui fait l’objet de débats. Pour plus de détails, il est possible de se référer à l’inventaire établi par l’Andra : « Déchets radioactifs : bilan à fin 2020 »1.
Les déchets HA et MA-VL
Un livre de 1988, les Déchets nucléaires, de Jean Teillac, donnait le ton. Pour les déchets radioactifs MA-VL et HA (appelés à l’époque déchets B et C), il y était question de faire quatre laboratoires dans des roches différentes et, si les résultats étaient positifs, construire dans la foulée des stockages, d’abord pour les MA-VL et ensuite pour les HA.
Cela ne s’est pas passé ainsi. Il y a eu bien quatre sites, dans les départements de l’Ain, de l’Aisne, des Deux-Sèvres et de Maine-et-Loire, où des laboratoires souterrains allaient être construits à partir de 1987. Mais l’opposition des populations et des militants écologistes contraignit le gouvernement de tout arrêter en 1990. La filière nucléaire apprenait à ses dépens que la gestion des déchets HA et MA-VL n’est pas qu’un problème d’ingénieurs, aussi brillants soient-ils.
Enfin un débat !
La loi relative aux recherches sur la gestion des déchets nucléaires, de 1991, dite loi Bataille, met en place les fondations de la gestion des déchets radioactifs pour les décennies suivantes, jusqu’à aujourd’hui. L’opportunité donnée au débat, à l’Assemblée nationale, permet d’ouvrir les études sur la gestion à long terme des déchets HA et MA-VL à d’autres solutions.
La loi donne quinze ans à l’Andra et au CEA pour mener des études sur la séparation/transmutation (axe 1), le stockage géologique des déchets HA et MA-VL (axe 2) et l’entreposage à long terme (axe 3). L’Andra, devenant un organisme indépendant, est en charge des études sur le stockage géologique avec la construction des laboratoires souterrains (plusieurs). Des options ont été étudiées avec des moyens et ressources humaines de haut niveau.
L’heure du bilan
Quinze ans après et après un débat public, le bilan est présenté :
– l’Andra se retrouve avec un seul laboratoire souterrain, un dossier dit « 2005 » portant sur un seul site, celui de Bure (dossier « Argile ») et un dossier d’études papier sur un site de stockage dans le granite (dossier « Granite ») ;
– le CEA présente les dossiers sur la transmutation et l’entreposage à long terme.
Chaque partie a présenté à des évaluateurs et parlementaires le ou les sujets qu’elle devait traiter.
C’est le stockage géologique qui devient la « solution de référence » dans la loi de 2006.
La suite est un débat public en 2005-2006, bien synthétisé dans l’extrait suivant du « Bilan du débat public sur la gestion des déchets HA et MA-VL », 2005-2006 : « […] s’est dégagée l’idée de l’entreposage pérennisé, non plus solution provisoire, fût-elle de longue durée, en attendant le stockage, mais autre solution à long terme ; on a relevé que certains, qui étaient vivement opposés à l’enfouissement, ne s’y déclaraient pas opposés. »
Dans ce compte rendu du débat, c’est l’enchaînement entreposage-stockage qui sera mis en avant.
Mais c’est le stockage géologique qui devient la « solution de référence » dans la loi de 2006. Il est à développer avec l’entreposage à long terme comme solution de repli et sur lequel les études devaient continuer, car jugées utiles. Deux controverses se sont installées, pour les opposants au stockage : le non-respect de la loi dans l’axe 2, car un seul laboratoire a été réalisé, et le non-respect des conclusions du débat public dans le texte de la loi de 2006.
Ces controverses visent à retarder la construction du stockage géologique, appelé Cigéo par la suite. Ce n’est pas incohérent, pour des opposants au stockage.
Les controverses sur les alternatives au stockage Cigéo existent depuis longtemps. Les plus pertinentes font l’objet d’études d’opportunité et coût/bénéfice.
Situation internationale
Dans son rapport préparatoire au débat du Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR) 2019-2020, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) aborde les différentes méthodes de traiter les déchets adoptées ou envisagées de par le monde : « Le panorama met en évidence la diversité des alternatives au stockage géologique explorées depuis les années 1950. Celles-ci peuvent être regroupées en six grandes familles : l’entreposage, la séparation-transmutation, le stockage en forages, le stockage dans les fonds marins, l’envoi dans l’espace et l’immobilisation dans les glaces polaires. L’ampleur des travaux menés à l’échelle internationale sur chacune est très variable. »
De toutes ces alternatives, les études se poursuivent sur l’entreposage, la séparation-transmutation et le stockage en forage.
L’entreposage a été étudié de façon approfondie au Royaume-Uni, en Suisse et au Canada. Mais c’est toujours le stockage géologique qui est la référence pour la gestion à long terme des déchets HA et MA-VL. L’installation CLAB, en Suède, à 30 m de profondeur, est un exemple d’entreposage provisoire en profondeur. Le pays va démarrer les travaux pour un stockage géologique.
La transmutation nucléaire est la transformation d’un atome en un autre par modification de son noyau. Elle est associée préalablement à une séparation des radionucléides du combustible usé afin de soumettre à la transmutation les radioéléments qui présentent un intérêt. « Les gains espérés pour le stockage géologique consistent en la réduction de l’inventaire et de la nocivité des déchets et en une baisse de leur puissance thermique, permettant d’optimiser son emprise » (IRSN, rapport 2019). En France, la référence dans la séparation, ce sont les procédés développés par le CEA pour les actinides. En transmutation, c’est le réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium (RNR-Na) qui est la filière de référence. Mais le projet pilote de ce type de réacteur, ASTRID, sous la responsabilité du CEA, a été arrêté en août 2019 (pardon, reporté à… 2050) en plein débat public sur le PNGMDR.
Enfin, le stockage en forage consiste à enfouir les déchets au fond de forages plus au moins profonds. Plusieurs variantes ont été étudiées.
L’IRSN conclut que ce sont trois options, parmi les autres présentées dans le rapport, qui pourraient constituer des alternatives car seules faisant l’objet des études ou réflexions en cours dans le monde. Elles seront comparées en utilisant des scénarios d’évolution de notre société (en France).
L’étude socioéconomique de Cigéo

Quelques éléments du contexte de l’étude socioéconomique (ESE) :
1. Cigéo est le projet de stockage géologique réversible (possibilité de récupérer les colis et/ou de revenir sur la décision du stockage) des déchets HA et MA-VL en Meuse – Haute-Marne.
2. Cigéo va s’étendre sur une durée de plus de cent trente ans. Le graphique ci-dessus schématise ce que cela pourrait signifier si Cigéo est construit. Le stockage des déchets HA démarrerait en 2080.
3. L’ESE met en perspective ces durées avec plusieurs scénarios : un scénario « OK » si la société française est considérée comme étant stable et prospère pendant toute la durée de Cigéo ; un scénario « KO » où la société connaît des périodes de crise, d’instabilité, de décroissance, etc., pendant la même période.
4. L’ESE est obligatoire pour un projet de la taille de Cigéo. L’avis du comité d’experts est lui aussi public, ainsi qu’une contre-expertise et l’avis sur celle-ci du Secrétariat général pour l’investissement.
La méthodologie utilise quatre options, dont l’une est Cigéo tel que planifié (voir graphique ci-dessus), les trois autres ouvrant des perspectives d’attente pour construire Cigéo, pour l’interrompre et/ou pour mettre en œuvre une de ses alternatives.
Des alternatives au stockage géologique, explorées depuis les années 1950, peuvent être regroupées en six grandes familles : l’entreposage, la séparation-transmutation, le stockage en forages, le stockage dans les fonds marins, l’envoi dans l’espace et l’immobilisation dans les glaces polaires.
Les conclusions qui devraient attirer notre attention sont, reprenant la synthèse d’évaluation ESE du projet Cigéo (2020) :
– « En 2020, face aux nombreuses incertitudes (crise climatique, crise sanitaire, désordres géopolitiques, etc.), palpables ne serait-ce qu’à l’échéance de quelques décennies, et alors que le projet est progressif et adaptable, la question n’est pas de “construire Cigéo”. Il s’agit “d’engager Cigéo” aujourd’hui, tout en laissant ouvert, pour demain, l’ordonnancement des décisions qu’il reste à entériner, et l’adaptabilité du projet » ;
– « Dans une société persuadée de sa stabilité perpétuelle, c’est-à-dire persuadée de la permanence d’un scénario OK […] alors le choix mis en évidence par le calcul socioéconomique consiste à renouveler continuellement l’entreposage des déchets radioactifs » ;
– « A contrario, dès lors que l’éventualité d’une défaillance sociétale à long terme est considérée, c’est-à-dire que la survenue d’une société chaotique est prise en compte […] alors l’option de projet de réalisation du centre de stockage Cigéo constitue la solution préconisée et la plus favorable à l’ensemble de la société ».
Notre société a connu récemment une crise sociale, la crise sanitaire de la covid-19, les désordres géopolitiques de la guerre en Ukraine, et vraisemblablement elle connaîtra, sans réduction drastique des énergies fossiles, une aggravation de la crise climatique.
Conclusions
Longtemps, disons depuis cent cinquante ans, l’optimisme et la croyance en la science ont engagé nos sociétés dans des chemins heureux, mais difficiles. La science apporte des solutions pour améliorer la vie des humains et, éventuellement, sortir des impasses. Il semble aussi important de sortir du cadre de la science, de regarder notre société, d’analyser où elle se dirige et de vérifier si, dans ce chemin, la science aura le temps de trouver des solutions à ces impasses. Plus précisément, si des solutions existent, au problème des déchets entre autres, pourquoi attendre que la situation se complique, avec les conséquences du changement climatique, par exemple.
Les conditions entre 1991 (loi Bataille) et aujourd’hui ont beaucoup changé. La pérennité de notre mode de vie n’est pas garantie, et probablement cela deviendra encore plus grave. Il faut en tenir compte quand on aborde des problèmes comme celui des déchets radioactifs. L’entreposage de longue durée, dans l’attente d’autres solutions, n’est pas compatible avec ces contraintes, le stockage des déchets avec des échéances aussi longues pour sa mise en place non plus.
La pérennité de notre mode de vie n’est pas garantie, et probablement cela deviendra encore plus grave. Il faut en tenir compte quand on aborde des problèmes comme celui des déchets radioactifs.
Qui n’a pas entendu dans les forums ou débats, en famille aussi, des « jeunes » reprocher aux « boomers » de leur laisser une planète saccagée ou « cramée » en ressources, en biodiversité, avec des conditions climatiques difficiles, etc. ? Si l’on continue à procrastiner, ajoutons qu’on leur laissera aussi les déchets radioactifs… pour qu’ils trouvent des « meilleures solutions ».
Qui sont donc les cornucopiens de l’histoire ?
1. https://inventaire.andra.fr/les-donnees/les-dechets-radioactifs/dechets-radioactifs-bilan-fin-2020
Une réflexion sur “La gestion des déchets radioactifs en France : entre réalisme et techno-optimisme, Roberto Miguez*”