*Hélène Dupont est membre du comité de rédaction de Progressistes
Article paru dans le numéro 36 de progressistes (avril-mai-juin 2022)
Depuis quelques années, plusieurs cérémonies de remise de diplômes d’écoles d’ingénieurs ont été marquées par l’intervention de jeunes étudiants dénonçant l’inadéquation des enseignements dispensés – et des débouchés s’offrant à eux – à l’état de la planète et de nos sociétés. Cette année, la prise de parole remarquée des diplômés de l’AgroParisTech le 30 avril a suscité de nombreux articles et commentaires. Beaucoup y ont vu, et salué, l’expression sincère d’une jeune génération en rupture avec le système convenu des carrières toutes tracées au sein de grandes entreprises.
Nous pourrions nous réjouir tant de ces prises de parole récentes et croissantes des nouvelles générations de diplômés que de la médiatisation qu’elles suscitent, en y voyant en effet un signe bienvenu de changement, d’un regard plus lucide peut-être, plus radical, d’ingénieurs et d’étudiants. Une promesse d’action.
Et pourtant… Les écoles d’ingénieurs publiques sont fondées sur une sorte de contrat social. Tout imparfait et bancal que soit le système très élitiste des grandes écoles, il produit chaque année, en majeure partie sur financement public, des ingénieurs très qualifiés, aptes à contribuer à la transition environnementale dont nous avons collectivement besoin – encore faut-il qu’ils le décident. Renoncer alors aux compétences acquises semble problématique et du point de vue de l’investissement fait par la société et en termes d’efficacité. Où et comment un ingénieur de haut niveau peut-il maximiser son impact ? Sans doute pas en se mettant en marge du système, car son action ne trouvera alors à s’exprimer qu’à une échelle individuelle. Pouvons-nous, collectivement, nous le permettre ? Je ne le crois pas.
En revanche, peut-être les écoles ont-elles à apprendre des espoirs et critiques de leurs étudiants, afin de réinterroger l’adéquation des programmes et des enseignements aux enjeux climatiques. Former les ingénieurs de demain aux métiers de la transition écologique est un objectif urgent et fondamental, certainement plus utile à notre société que de gagner quelques rangs au classement de Shanghai.
Par ailleurs, la foisonnante variété de métiers, d’entreprises, d’associations, de centres de recherche, de services de l’État… et de façons de remplir une même fonction dans un contexte donné doivent permettre à chacun d’exercer au mieux, en conscience, ses compétences. Puis d’en acquérir de nouvelles, de gagner en influence, bref de construire les conditions d’une réelle transformation, d’agir avec force pour provoquer et conduire ce changement. Le marché de l’emploi actuel, pour les jeunes ingénieurs, permet en effet une réelle exigence, dans la durée, sur les fonctions qu’ils exercent. Il offre des opportunités d’être utile, ou à tout le moins de le devenir. Un exemple parmi d’autres, à la lumière du dossier de ce numéro, « Nucléaire : faits et controverses » : voilà un secteur, l’énergie nucléaire, où de nombreux emplois permettent à des ingénieurs d’œuvrer au quotidien pour produire une énergie décarbonée indispensable à notre société.
Et s’il semble que la critique environnementale a souvent pris le pas, dans les prises de parole, sur une critique plus directe du capitalisme, je m’interroge sur ce que cela dit du rapport des jeunes générations au syndicalisme. N’est-il pas, précisément, un moyen de lutte qui a fait ses preuves au sein même des entreprises ? Pourquoi de jeunes ingénieurs envisagent-ils plus facilement de rejoindre un atelier de céramique que de se syndiquer ? Est-ce lié à une méconnaissance répandue du monde de l’entreprise parmi les élèves ingénieurs ? Il y a certainement là un enseignement à tirer du silence des nouvelles générations de diplômés sur la contribution des syndicats à la lutte contre le capitalisme dans un contexte de crise climatique.
J’ai la conviction qu’il est plus efficace de militer, de se syndiquer et d’agir là où se situe le pouvoir de changer les choses ; je crois également que c’est, finalement, bien plus difficile que de refuser en bloc les règles du jeu. Plutôt que de déserter, espérons qu’un maximum de salariés, d’ingénieurs, jeunes et moins jeunes, auront le courage de s’engager pour changer les choses.
Bien d’accord ! Au reste, Ingénieur agro (Paris-Grignon 1979) moi-même je n’en suis pas revenu quand à la fin de son discours de désertion, un des jeunes diplômé 2022 de cette école, en guise de rébellion, a appelé à participer à du “woofing”. C’est à dire à travailler gratuitement nourri logé pour le propriétaire d’une ferme bio ! Au passage, cela éclaire certes une réalité : le bio ne tient la route que pour nourrir à peine plus que les agriculteurs qui le pratiquent (or les agriculteurs ne représentent guère que 1 % de la population…) et il ne règle pas le problème de l’exploitation du travail. Ces discours éco-angoissés renouvellent l’expression d’une perception désordonnée de la crise globale capitaliste en jetant un rideau de fumée sur sa racine pivot qui est bien l’exploitation du travail. Inversement, centré sur les luttes dans l’entreprise et ses objectifs, le chemin proposé par Hélène Dupont , me semble lui attaquer les vrais problèmes.