Modéliser le travail : enquête sur l’organisation du travail des facteurs, Nicolas Jounin

Entretien avec Nicolas Jounin, sociologue.

*Entretien réalisé par Hélène Lepont, ingénieure.

Nicolas Jounin est entré dans le monde des facteurs (embauché en tant que tel) pour étudier l’organisation de leur activité. Il a réalisé interviews et analyses d’archives. Il en est résulté un livre, Le caché de La Poste, où le sociologue met en évidence la façon dont le travail des facteurs est modélisé, et les conséquences humaines et organisationnelles qui en découlent.

Progressistes : Pourquoi avoir choisi La Poste comme champ d’études ? Avais-tu une vision a priori du métier de facteur et de l’organisation du travail à La Poste ? Ton immersion a-t-elle fait évoluer cette vision ?

Nicolas Jounin : Au départ, je n’y connaissais rien, et l’image que j’avais des facteurs était nourrie de culture populaire. Mais Dany Boon dans Bienvenue chez les Ch’tis est bien loin de la réalité. C’est pourquoi, lorsque j’ai commencé à discuter avec des facteurs, dont des syndicalistes, j’ai été frappé par la dureté des « réorganisations » et l’absence totale de ce que certains appellent le « dialogue social ». Il y a aussi un défi intéressant pour la sociologie du travail, parce que les 70000 facteurs sont gouvernés par une organisation industrielle mais sans être enfermés entre les quatre murs d’une usine. Ils déploient leur activité u sein d’espaces extrêmement variés sur lesquels l’employeur a peu de prise.

Progressistes : Tu mets au jour par ton travail d’enquête et d’analyse une organisation du travail des facteurs déterminée par un outil de modélisation des tournées. Quelles sont les conséquences de la mise en application des résultats de cet outil sur le travail quotidien des facteurs ?

N.J. : Depuis une quinzaine d’années, avec la baisse des volumes de courrier, La Poste est confrontée à une contradiction économique : ses recettes sont attaquées, mais le besoin en force de travail pour écouler le courrier ne baisse pas en proportion, puisque parallèlement le nombre de destinataires de courriers augmente. Pour préserver sa rentabilité, l’entreprise cherche à obtenir plus de travail des factrices et facteurs. Au fil des « réorganisations », les effectifs fondent, les tournées des facteurs sont moins nombreuses et plus longues.

Progressistes : Comment La Poste détermine-t-elle que des tournées deviendraient trop « légères » et devraient donc être alourdies ?

N.J. : C’est tout le débat que La Poste s’échine à escamoter. Au XXe siècle, c’était par le biais des chronométrages des tournées. Depuis une quinzaine d’années, c’est automatisé : La Poste rentre dans son logiciel des informations sur la tournée, ses rues et ses boîtes aux lettres, sur le niveau estimé de trafic ; elle mouline tout ça avec des normes et cadences, et cela donne les durées supposées des morceaux de tournée. Comme dans un Tetris, il ne reste plus à La Poste qu’à recombiner les morceaux pour fabriquer une tournée qui corresponde en théorie à la durée d’une journée de travail complète.

Par ce biais, La Poste obtient des facteurs et factrices davantage de temps et d’intensité de travail. Cela se traduit par du stress, de l’usure physique prématurée, le sentiment de ne pas pouvoir bien faire son travail…On est passé de 100000 à 70000 facteurs et factrices depuis le début du siècle, et la réduction des effectifs s’est effectuée principalement par la raréfaction des recrutements. Inexorablement, l’âge moyen des facteurs et factrices s’accroît : ils et elles sont de plus en plus nombreux à parvenir à des âges où il faudrait ralentir, justement quand on leur demande d’accélérer.

Progressistes : Dans ton livre, tu proposes une lecture animée du taylorisme, qui pose la question de la modélisation du travail à partir de mesures de temps et de données. Le modèle utilisé par La Poste semble à la fois décorrélé de la réalité du terrain (en termes de temps unitaires, par exemples) et opaque tant aux facteurs qu’aux représentants des directions locales. Une organisation du travail fondée sur la mesure du ou des temps de production peut-elle néanmoins fonctionner, selon toi ?

N.J. : Le chronométrage des facteurs (c’est-à-dire ce qui se faisait avant la mise en algorithme des durées théoriques des tournées), c’est ce qu’on pourrait appeler le « taylorisme réel », le taylorisme du temps de Taylor. Mais les rêves de ce dernier allaient plus loin : c’était chronométrer et inventorier tous les gestes des opérateurs pour pouvoir ensuite recomposer des durées par simple agencement des durées établies antérieurement, sans avoir à repasser par l’étape du chronométrage. La Poste a donc exaucé le rêve de Taylor.

La direction de La Poste et Taylor ont également en commun de couper court à l’inévitable controverse sur le travail en mobilisant le paravent de la science. Leur manœuvre consiste à présenter leurs méthodes d’établissement de durées comme indiscutables. Non seulement c’est antiscientifique de refuser la controverse, mais dans le cas de La Poste comme de Taylor les défaillances méthodologiques sont énormes.

Dire cela, ce n’est pas contester la légitimité de toute mesure. Certes, il y a quelque chose d’incommensurable entre la distribution du courrier en voiture dans des villages alpins et celle effectuée à vélo dans une banlieue parisienne. Il y a un intérêt à risquer malgré tout une mesure, pour organiser la production, appréhender son coût, mais aussi pour garantir, par la construction d’équivalences, une certaine égalité des conditions de travail. Pour gagner en fiabilité et en légitimité, cette mesure doit intégrer les premiers concernés à tous les échelons où elle se conçoit et se déploie.

Progressistes : Tu mets en lumière l’impact sur l’organisation du travail de la transition opérée par La Poste du secteur public vers le secteur privé. Peux-tu revenir sur les conséquences de cette évolution, en termes d’organisation du travail et de cadre réglementaire ?

N.J. : Le statut de La Poste est hybride. Devenue en 2010 société anonyme, elle reste possédée par l’État, directement et par le biais de la Caisse des dépôts. Aujourd’hui, la majorité de ses agents sont des salariés de droit privé, l’entreprise ne recrutant plus de fonctionnaires depuis le début du siècle. Il est probable que les « réformateurs », dans leur cadre idéologique, ne voyaient dans ce basculement qu’un gain de flexibilité. Cela a conduit à deux conséquences probablement imprévues.

D’une part, la régulation des aléas inhérents à la distribution du courrier (liés aux fluctuations du trafic, de la circulation, de la météo…) était assurée par la pratique du « fini-parti ». Là où la Cour des comptes ne veut voir qu’un moyen pour les agents de partir plus tôt que l’heure officielle de fin de service, il s’agit d’un outil de compensation des journées fortes, où il faut accepter des dépassements horaires (sans qu’ils soient rémunérés en heures supplémentaires), et des journées faibles, où effectivement l’on rentre chez soi plus vite. C’est ce dispositif de compensation qui justifie une modélisation des tournées arc-boutée sur une journée « moyenne ». Or le statut de fonctionnaire autorise une telle disponibilité temporelle, davantage que le Code du travail. Aujourd’hui, La Poste est face à une contradiction (régulièrement matérialisée par des mises en demeure, voire des amendes de l’inspection du travail) : elle ne veut pas changer son mode d’organisation alors que le régime juridique de mise au travail a changé.

D’autre part, les instances de représentation du personnel ont dans le privé des prérogatives plus importantes que dans le public (même après les ordonnances Macron de 2017, sur certains aspects). En devenant société anonyme, La Poste a dû se doter de comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de droit privé, qui ont davantage de leviers pour forcer la direction à s’expliquer ou à respecter certaines obligations légales. Ce sont ces CHSCT qui ont poussé la direction de l’entreprise dans ses retranchements, la forçant à avouer qu’elle n’était plus en mesure de fournir les documents qui justifieraient des « normes et cadences » qu’elle applique aux facteurs… parce qu’elle les aurait perdus.

Conséquence du recours accru à la sous-traitance, La Poste a été condamnée pour prêt de main-d’œuvre illicite par le tribunal correctionnel de Nanterre en 2019.

Progressistes : Tu donnes les clés pour appréhender les évolutions auxquelles sont confrontés La Poste et ses employés : moins de plis postaux simples, autant voire plus de recommandés, un flux accru de petites livraisons, et un souhait de diversification porté par la direction de l’entreprise dans un contexte de concurrence sur les segments rentables de l’activité. Peux-tu revenir sur ce contexte et l’impact qu’il a sur l’activité des facteurs, notamment en termes de segmentation des tâches ?

N.J. : Dans les grandes agglomérations, il y a une tendance accrue à la segmentation. La distribution des colis est remise à des établissements dédiés, dont une proportion importante de salariés, souvent la majorité, sont des sous-traitants au statut précaire. C’est ce qu’avait révélé publiquement la mort tragique de l’un d’entre eux en 2013, Seydou Bagaga, et la condamnation de La Poste pour prêt de main-d’œuvre illicite en 2019 qui en est résultée. Dans les zones périurbaines ou rurales, quand les tournées sont faites en voiture, afin de faire des économies sur les déplacements, La Poste a plutôt tendance à faire prendre en charge tous les objets par le même facteur : courrier, colis, recommandés, prospectus publicitaires…, conduisant à un encombrement des véhicules utilitaires.

Partout, en revanche, La Poste cherche à déployer une division du travail entre des factrices et facteurs qui se consacrent au tri, et d’autres qui ne font que de la distribution toute la journée. Et dans sa vision toute taylorienne, elle impose les mêmes cadences qu’auparavant, comme si le rythme auquel on distribue le courrier n’avait rien à voir avec les repérages qu’on a pu faire au moment du tri.

Enfin, La Poste essaie de déployer des « nouveaux services », comme le « Veiller sur mes parents » qui conduit les agents à prendre des nouvelles régulièrement de personnes âgées pour le compte de leurs proches. Au-delà des opinions hétérogènes des facteurs sur ce genre de tâches, pour tout le monde se pose la question du temps alloué à ces prestations. La Poste cherche à les développer sans parvenir véritablement à en valoriser la durée, mais sans renoncer non plus au mythe d’une modélisation qui prendrait tout en compte.

Progressistes : Tu décris aussi le désengagement de nombreux facteurs, et la souffrance qui en découle ; or l’expression de la démocratie en entreprise nécessite précisément un engagement des salariés. La Poste présente-t-elle à cet égard une situation singulière par rapport à d’autres entreprises ? Quelles seraient selon toi les pistes pour restaurer le débat tant démocratique que scientifique au sein de l’entreprise ?

N.J. : Il y a tout d’abord un débat qui déborde largement le cadre des salariés et dirigeants de l’entreprise, c’est : Quel avenir pour le courrier ? Quelles sont les correspondances véritablement utiles ? Quelles sont celles qui devraient passer par des réseaux numériques, celles qui devraient être livrées à domicile, celles dont on peut s’abstenir – avec quel bilan écologique ? Puisque les volumes de courrier baissent alors que le nombre de boîtes aux lettres augmente, puisque la productivité en valeur des facteurs et factrices ne peut que diminuer sauf à accroître encore l’intensité de leur travail, peut-on exiger de La Poste qu’elle soit rentable sur ce segment de son activité ?

Il y a ensuite le débat interne sur la mesure du travail et de sa répartition. La « science » qui peut constituer une telle mesure, forcément approximative, est tâtonnante. Elle résulte d’arbitrages qui sont indissociablement techniques et politiques. S’il y a du politique dans tout ça, alors il faut se poser des questions classiques en politique, par exemple : préfère-t-on le despotisme ou la démocratie ? Si l’on préfère la démocratie, comme c’est mon cas, alors il faut réfléchir à la manière de l’organiser avec les premiers intéressés, ceux qui devraient être les premiers décideurs, c’est-à-dire les facteurs. Ce n’est pas une mince affaire, car ces derniers n’ont pas que des intérêts communs à défendre, ils ont aussi des opinions hétérogènes à soumettre à la délibération. Ce qui est sûr, c’est que les factrices et les facteurs ont déjà beaucoup de réflexions à mettre en partage, sur leur métier et la manière de l’organiser ; donc on ne partirait pas de rien si l’on décidait de leur donner la possibilité de s’exprimer.

L’activité de sociologue de Nicolas Jounin, qui a enseigné pendant sept ans à l’université Paris-VIII – Saint-Denis, peut être caractérisée entre autres par le souci de pénétrer dans le milieu qu’il étudie, comme l’atteste son dernier livre, Le caché de La Poste. Enquête sur l’organisation du travail des facteurs (La Découverte, 2021).

Il est également l’auteur de : Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment (La Découverte, 2009) ; On bosse ici, on reste ici ! La grève des sans-papiers : une aventure inédite, avec Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin et Lucie Tourette (La Découverte, 2011) ; Voyage de classes. Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers (La Découverte, 2016) et Marchands de travail, avec Lucie Tourette (Seuil, 2014).

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