A propos de La tropicalisation du monde, Xavier Ricard Lanata

L’un de nos lecteurs a récemment publié un ouvrage un brin provocateur qui décrit les relations Nord-Sud sous un angle nouveau, une réflexion globale sur l’évolution du capitalisme et son incompatibilité avec une gestion écologique à long terme. Il a bien voulu rédiger un résumé de son livre pour Progressistes.

Xavier Ricard Lanata est haut-fonctionnaire, ethnologue, philosophe et essayiste. Conseiller auprès de l’Agence française de développement, il enseigne l’économie politique et l’anthropologie du développement à l’École des Ponts ParisTech et à Sciences Po. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages dont, récemment, Blanche est la Terre (Seuil, 2017).

La tropicalisation du monde désigne le moment actuel du capitalisme et en propose une clef de lecture. La thèse est simple : le capitalisme, autrefois indissociable de l’entreprise coloniale, qui permettait d’exporter la violence de l’accumulation primitive (l’obligation du « surtravail », l’appropriation de la plus-value) pour n’en retenir que les bénéfices, se retourne aujourd’hui contre les anciennes métropoles qui lui ont donné naissance et les traite à leur tour comme des « colonies », c’est-à-dire comme de purs substrats pour les opérations de production et d’échange, des stocks de facteurs de production. Ce faisant, le capitalisme contemporain fait subir aux pays du Nord le sort autrefois réservé aux pays du Sud : l’explosion des inégalités, la préférence pour le court terme, la quête d’attractivité à tout prix (pour faciliter les opérations des investisseurs, en renonçant aux compromis sociaux acquis de haute lutte pendant deux siècles par la classe ouvrière, et notamment au lendemain de la deuxième guerre mondiale), le démantèlement de l’appareil d’Etat, dont la fonction se réduit au maintien de l’ordre (y compris par la violence), la dissolution du corps social et sa disparition en tant que corps « politique » … tous ces traits sont caractéristiques des régimes qui ont longtemps prévalu, et prévalent encore, sous les tropiques. La tropicalisation du monde est un processus qui obéit à des lois invariables et qui aboutit à ce que certains nomment le « libéralisme autoritaire », devenu la règle générale (des Etats-Unis de Donald Trump à la Biélorussie de Loukachenko) 

Ces lois invariables tiennent aux contradictions du régime d’accumulation du capital. Le compromis fordiste de l’après-guerre s’est fracassé sur la baisse tendancielle du taux de profit, corrélée à celle du taux du taux de croissance du PIB. En France, ce taux est à peine supérieur à 1% actuellement, et il n’a pas dépassé les 3% annuels depuis 1974. Compte tenu de la croissance démographique (qui évolue à un rythme presque identique), le PIB/Hab stagne depuis 2008 en France et dans la plupart des pays industrialisés. 

Ce tassement s’explique par divers facteurs : la productivité horaire (la quantité de biens et services produite par heure travaillée) n’augmente presque plus depuis le début des années 80. Les marchés sont saturés d’artéfacts inutiles, au point que l’obsolescence programmée est devenue une stratégie obligatoire pour renouveler régulièrement la demande de biens, etc. Le chômage structurel comprime la demande, qui ne se maintient que par le recours à l’endettement public et privé, etc.

Il importe de rappeler que la révolution informatique et numérique n’a pas entraîné un accroissement de la productivité horaire. La production s’est enrichie en contenu de « capital » (les ordinateurs, les robots intelligents, les équipements automatisés) au détriment du travail. La rémunération des facteurs des productions s’est déplacée au profit du capital.

Pour conserver leurs marges[1]  les entreprises doivent réduire leurs coûts : déflation salariale, réduction des dépenses d’investissement (y compris amortissement des équipements), ont permis de continuer à rémunérer les actionnaires au détriment des facteurs de production. 

Ces stratégies ne suffisent pas cependant à conserver aux pays du Nord une « attractivité » suffisante pour les détenteurs de capitaux. D’autres géographies, moins soucieuses de renouveler les ressources qu’elles extraient des écosystèmes et de rémunérer le travail en garantissant aux travailleurs les conditions d’une vie digne, surenchérissent et rivalisent d’ingéniosité pour proposer des investissements plus profitables. Que l’on songe à l’Inde de Narendra Modi ou au Brésil de Jair Bolsonaro… La « globalisation », cette mise en concurrence généralisée des facteurs de production, orchestrée par des multinationales ayant obtenu de pouvoir déplacer leurs capitaux sans autorisation préalable des Etats (la libéralisation du compte de capital par le FMI remonte à 1973) a permis d’exercer une pression à la baisse des salaires et à la sous-rémunération chronique des facteurs de production, notamment des écosystèmes naturels.

Les gestionnaires d’actifs sont donc contraints, pour maintenir la « pente » du régime d’accumulation du capital et éviter aux actionnaires les moins heureux de voir la valeur de leur portefeuille se dégrader, d’encourager les investissements les plus destructeurs. Le capitalisme généralise les pratiques extractivistes et déprédatrices qui ont eu cours pendant longtemps dans les pays du Sud, dont les métropoles tiraient profit. Ces dernières ayant renoncé à contrôler les flux de capitaux (en espérant que leurs « champions » leur seraient redevables de leur libéralités, et qu’il en « resterait bien quelque chose ») assistent impuissantes à leur transformation en colonies, en stocks de ressources. De société il n’est plus question, de corps politique non plus. Les métropoles ne peuvent pas davantage opposer au capital une quelconque souveraineté que les anciennes colonies ne pouvaient décider des modes de « valorisation » de leurs ressources et de la redistribution de la valeur ajoutée. 

La tropicalisation du monde a partie liée avec la catastrophe écologique globale : celle-ci est conséquence de la soumission intégrale des facteurs de production (les écosystèmes ne sont jamais considérés autrement aux yeux des gestionnaires d’actifs) aux nécessités de l’accumulation du capital. Les écosystèmes fournissent des services que l’on rémunère le moins possible, pour alléger les coûts de production. Les « externalités négatives » (les surcoûts écologiques et sociaux entraînés par la production : destruction des écosystèmes, des conditions de vie, anomie et violence sociale, perte de sens, etc.) pèsent sur le corps social, et plus spécifiquement sur les solidarités locales et interpersonnelles, puisque ce corps social se voit empêché de s’organiser politiquement pour déterminer les conditions auxquelles l’activité économique (la production, l’échange de bien et de services) peut légitimement s’exercer. 

On le voit, la seule issue à cette situation consiste à rompre, non pas avec la « tropicalisation », mais avec le capitalisme lui-même. La première est la forme inévitable et nécessaire qu’a prise le second dans le contexte de stagnation que nous avons rappelé. Le seul horizon qui s’offre à nous, compte tenu de la situation et de l’expérience du siècle passé, est celui d’une économie sociale et solidaire de transformation écologique, venant substituer à l’imaginaire de l’accumulation (et à l’égoïsme qui nécessairement l’accompagne), un imaginaire de la relation avec le vivant, sous toutes ses formes, gage d’un nouveau rapport à l’autre et au progrès. 

Nous avons devant nous un nouvel horizon d’émancipation, à condition de renoncer à l’équivalence progrès=augmentation des forces productives. L’économie écologique plaide pour une conception nouvelle du progrès, où la notion de liberté ou d’autonomie (qui lui est indissociable) est ressignifiée : la liberté ne s’acquiert pas en transformant la matière et l’entendue, mais en enrichissant notre vie de relations multiples et fécondes, avec des humains et des autres qu’humains. L’expérience de vie qui en résulte étant plus dense, elle accroît le champ des possibles, elle multiplie les voies de création, d’expression, de perception : ainsi d’un musicien qui jouerait simultanément de tous les instruments de l’orchestre. 

Nous en venons à considérer autrement le rapport de l’homme à ce qui l’entoure : la matière-étendue, ontologiquement neutre, caractéristique de notre modernité philosophique (et qui offrait à l’homme une sorte de matériau inerte qu’il pouvait transformer à sa guise, retirant de cette transformation un sentiment de puissance) disparaît au profit d’un univers composé d’essences-en-actes, de formes dynamiques, comme nous les décrivent les « ontologies relationnelles » des peuples premiers ou « racines », dont Davi Kopenawa nous a récemment fourni le plus vibrant témoignage[2]. Cet appel aux ontologies relationnelles, et plus généralement à la relation, dont le chamane yanomami s’est fait le chantre, nous encourage à substituer au capitalisme une « écologie relationnelle », qui pourrait parfaitement s’accommoder d’un plafonnement strict des consommations d’énergie et de matière. 

Il va de soi que cette écologie n’est pas compatible avec l’accumulation du capital, puisque le capital est avant tout un « stock » convertible à toute heure en n’importe quelle marchandise (ce que Marx appelait « l’équivalence généralisée de la marchandise » lui tient lieu de loi fondamentale). Le capitalisme a besoin de transformer les flux en stocks, mais en stocks « liquides », autrement dit en monnaie. La valeur de la monnaie ne vaut qu’à la condition que les stocks se reconstituent rapidement (que la valeur marchande de la production ne diminue pas, voire qu’elle augmente, afin de pouvoir rémunérer les détenteurs du capital, leur verser un « intérêt »). Il faut donc tout à la fois au capitalisme un « capital fixe » (un stock inaltérable) et des liquidités (une convertibilité maximale). Cette logique contredit celle du vivant : rien n’y est fixe, rien n’y est équivalent. Le vivant est affaire de qualités et non de quantités fixes ou fongibles. 

L’écologie ne peut donc s’accommoder du capitalisme, dans aucune de ses formes historiques. Le compromis social-démocrate de l’après-guerre de ne saurait lui servir de référence, car il s’est construit en méconnaissant les exigences du vivant, converti en matière première, entièrement et partout soumis aux besoins de l’industrie et de sa perpétuelle fringale. 

De cette économie, de cette « croissance » nous devons faire le deuil, mais non pas de la notion la liberté. Libres nous demeurerons, à proportion des relations que nous serons à même d’établir avec l’ensemble des êtres sensibles. Une économie écologique sera sobre en consommations d’énergie et de matière, mais riche en « services purs ». Les activités hautement consommatrices d’énergie et de matière seront réduites au minimum, et réservées à des usages mutualisés : transports en commun, recherche fondamentale, santé et défense, exploration de l’univers sidéral… Ainsi, la plus grande frugalité pourra cohabiter avec la plus grande intensité d’énergie, au service de l’intérêt général et de la conservation des biens communs.Socrate au mont Palomar, en somme


[1] Le taux de marge des entreprises françaises, c’est-à-dire leur capacité à dégager des bénéfices nets, est constant depuis la fin des années 70.

[2] Davi Kopenawa, Bruce Albert, La chute du ciel. Paroles d’un chaman Yanomami. Paris : Plon, 2010.  Je renvoie également à mon propre ouvrage, Les voleurs d’ombre. L’univers religieux des bergers de l’Ausangate (Andes centrales), Paris : Société d’ethnologie, 2010

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