Hôpital, pharmacie hospitalière et industrie pharmaceutique, Fabien Cohen*

Il est grand temps de mettre la production médicale au cœur de l’espace public. Le médicament représente une part importante du budget des hôpitaux. L’hôpital prescrit et consomme des médicaments, et appelle à leur création. Pourtant, l’industrie pharmaceutique, privée, a la mainmise sur les prix, poussant les hôpitaux, déjà soumis à des restrictions budgétaires, à se soumettre à des choix stratégiques d’utilisation.

*Fabien Cohen est chirurgien-dentiste.

LE MÉDICAMENT : SA PLACE DANS L’HÔPITAL PUBLIC

En France, comme dans le monde, l’hôpital est le lieu qui concourt aux soins du malade et aussi le lieu où se fait la recherche dans le domaine du médicament : la recherche clinique est indispensable à la vérification de l’efficacité et de la sécurité des produits. Il joue à ce titre un rôle essentiel dans le développement des médicaments. L’hôpital est donc tout à la fois innovateur, prescripteur et consommateur. Innovateur, car il est le lien avec la médecine ambulatoire en ouvrant la voie à de nouvelles prescriptions, en mettant en œuvre bien souvent de nouveaux traitements. Prescripteur et consommateur – par la prescription à ses propres patients –, il dispose d’un poste de dépenses d’autant plus important que le prix des médicaments ne cesse d’augmenter. Ceux issus de la recherche biotechnologique sont excessivement coûteux. Ces coûts exorbitants conduisent parfois à une impasse dans laquelle le patient ne peut recevoir les médicaments, voire dans certains pays, comme la Grande-Bretagne, à devoir faire des choix parmi les patients faute de moyens financiers pour l’hôpital. Notre pays n’est pas exempt d’une telle situation.

En 2015, le marché du médicament représentait en France 38,3 milliards d’euros, dont 4,3 milliards pour l’hôpital. Et contrairement à ce qui est souvent affirmé, il n’y a pas de sur-consommation de médicaments, une étude de l’OCDE11. OCDE, Panorama de la santé 2015. Les indicateurs de l’OCDE, Les éditions de l’OCDE, Paris, 2015. l’a montré. Enfin, la France voit sur la période 2000-2013, une des plus faibles évolutions de consommation des pays de l’organisation. Ce sont donc les prix élevés qui garantissent de plus en plus des profits très élevés à cette industrie, et non le volume des ventes ni la recherche. Comme l’ont écrit Batifoulier, Da Silva et Domin22. Philippe Batifoulier, Nicolas Da Silva,Jean-Paul Domin, Économie de la santé, Armand Colin, Malakoff, 2018, p. 116. : « La recherche sur le médicament est privée et à but lucratif, mais il existe de nombreux chercheurs qui travaillent et découvrent dans des organismes et hôpitaux publics. Cette recherche publique est accaparée par l’industrie sans coûts en raison de la pénurie de financement public qui oblige souvent les chercheurs publics à se tourner vers des financements privés ». On voit bien ici un des rôles clés jouées par l’hôpital public dans ce mécanisme.

La recherche clinique est indispensable à la vérification de l’efficacité et de la sécurité des médicaments.

L’HÔPITAL PUBLIC UTILISÉ PAR L’INDUSTRIE

L’hôpital est un client majeur et obligé de l’industrie. Pourtant il ne négocie rien, il ne maîtrise rien et doit se contenter de gérer un budget « médicaments » très souvent insuffisant, le conduisant à des choix et des arbitrages non éthiques. L’exemple du choix des médicaments de réanimation lié à la pénurie durant la récente crise sanitaire du coronavirus en est l’exemple récent le plus frappant,mais on pourrait prendre de nombreux exemples en cancérologie, en hématologie, etc.

Si la puissance publique est totalement impuissante face aux pénuries, c’est qu’elle ne dispose pas d’outils pour produire elle-même les molécules et les médicaments. Il est indispensable de rétablir une gouvernance publique qui puisse pallier les défaillances des industriels dans la fabrication des médicaments et des vaccins. Ainsi, comme le proposait Daniel Bideau, vice-président de l’UFC-Que Choisir et membre du bureau de France Assos Santé, « nous avons besoin, dans le cadre d’une politique du médicament, d’une structure d’observation indépendante de la fabrication et de la distribution ».

Plus scandaleux encore, l’industrie pharmaceutique impose une nouvelle lecture économique, non éthique, pour déterminer le prix du médicament. Celui-ci ne serait plus fixé au regard de son coût et d’un bénéfice raisonnable mais de l’espérance de vie en nombre d’années qu’il est censé procurer au patient. Un des cas emblématiques de cette démarche fut l’affaire du sofosbuvir (Sovaldi®) vendu au prix exorbitant de 41000 € (fruit d’une « négociation de Mme Marisol Touraine ») alors que son coût réel de production est d’environ 100 dollars en Égypte ou 80 dollars en Inde ! Ce principe de fixation du prix d’un médicament au « service médical rendu » tend à s’étendre pour toutes les nouvelles molécules, notamment en oncologie. Comme l’écrivent Batifoulier, Da Silva et Domin33. Op. cit., p. 121.: « Il s’agit d’une rupture importante dans le contrat implicite avec les laboratoires. Auparavant, ils n’ont jamais fait payer les médicaments contre la tuberculose au prix des semaines de sanatorium évitées ou de la préférence pour son éradication, sinon la tuberculose serait encore largement présente. Le nouveau modèle d’affaire de l’industrie pharmaceutique consiste à faire payer l’airbag au prix de l’accident de voiture évité, selon l’image diffusée par l’association Médecins du monde. »

Ainsi, en 2018 les dix médicaments les plus onéreux ont coûté 3,3 milliards d’euros à la Sécurité sociale, soit 12 % des dépenses totales (25,5 milliards d’euros). Non seulement l’Assurance maladie ne peut suivre, mais l’hôpital a sans cesse besoin de financements additifs pour pouvoir supporter de telles charges. Si on ne réforme pas ce système de fixation des prix, des inégalités de traitement seront inévitables. Les budgets publics n’y résisteront pas.

Un usage grandissant des médicaments. En 2018 les dix médicaments les plus onéreux ont coûté 3,3 milliards d’euros à la Sécurité sociale, soit 12 % des dépenses totales (25,5 milliards d’euros).

DES RÉFORMES NÉCESSAIRES

Pour sortir l’hôpital et l’ensemble du système de protection sociale (Assurance maladie, mutuelles, reste à charge des usagers) qui pâtit de cette situation, il faut procéder à des réformes profondes qu’on peut résumer ici :

  • abandon du système de fixation des prix des médicaments indexé sur le service médical rendu ;
  • mise en place d’un système transparent et public de fixation des prix ;
  • utilisation du système de licence obligatoire chaque fois que nécessaire et remise en cause des brevets.

L’affaire du Mediator a été celle qui a révélé à quel point pouvoir politique, pouvoir médical et pouvoir économique pouvaient être liés. Cela crée une exigence de plus de démocratie sanitaire dans ce domaine. C’est pourquoi nous avons fait de la sortie du médicament du marché une de nos principales préoccupations. Depuis longtemps nous travaillons et proposons des pistes alternatives afin de dégager la recherche, la production, la distribution des médicaments de l’emprise financière qui nuit à la santé publique, au développement économique de notre pays, à l’emploi, à son indépendance sanitaire aussi.

UN PÔLE PUBLIC DU MÉDICAMENT

C’est le sens de la proposition de création d’un pôle public du médicament en France et en Europe en lien avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Ainsi serait reconnu sa finalité de service public et le médicament se détacherait de la sphère financière. Cette proposition est aujourd’hui reprise par d’autres partis, par des syndicats comme la CGT et SUD Santé, et a déjà fait l’objet de plusieurs projets de loi à l’Assemblée nationale et au Sénat, en 2020. Avec ce pôle public du médicament, nous voulons favoriser la découverte de molécules ou de vaccins dans nos centres de recherche, sous l’impulsion d’une force publique, indépendante des multinationales d’autant qu’actuellement c’est la recherche publique qui alimente l’industrie pharmaceutique. C’est d’autant plus important que ces découvertes doivent être l’assurance que leur développement industriel, et par voie de conséquence une grande partie de la production du principe actif et de mise en forme pharmaceutique, sera fait dans notre pays. Cela sera aussi un élément pour lutter contre la pénurie, en progression, de médicaments.

Créer ce pôle public du médicament, c’est créer un contrepoids public réel aux multinationales, pour peser et contrôler toute la chaîne, de la recherche et développement à la production, distribution et vente de médicaments.

Nous ne manquons pas de moyens publics en matière de recherche. Ce qui plombe les unités de recherche de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), celles du CNRS et des hôpitaux… c’est la carence de financement public et la législation actuelle. On les a rendues dépendantes du privé, ce qui fragilise l’ensemble du patrimoine thérapeutique français, sa connaissance et son université. Il s’agit aussi d’une question de souveraineté nationale, de ne pas rester dépendants de laboratoires étrangers.

Il faut mettre « le médicament » entre les mains des citoyens pour le sortir de celles des actionnaires.

UN CONSEIL NATIONAL DU MÉDICAMENT

Ce pôle public du médicament redonnera à l’industrie pharmaceutique son rôle stratégique. Un établissement public devrait être créé pour porter cette politique piloté démocratiquement par un Conseil national du médicament. Au sein de celui-ci s’élaborerait la formulation des besoins de santé et se prendraient les orientations et les décisions en toute transparence, associant aussi bien les représentants de l’État et de la Sécurité sociale que ceux des professionnels du secteur et de leurs syndicats, des usagers, des élus nationaux et des collectivités territoriales sous forme de plusieurs collèges.

Sa création serait aussi l’instrument d’une nouvelle politique industrielle pour que la réponse aux objectifs initiaux de satisfaction des besoins humains soit durablement soutenue. Il faut mettre « le médicament » entre les mains des citoyens pour le sortir de celles des actionnaires. C’est la rupture indispensable à opérer. Cela d’autant que le système de licence obligatoire – inscrit dans la loi – est légitime à être utilisé en France car l’État est en devoir de fournir les médicaments nécessaires aux patients. C’est un système de négociation puissant car il se fait sans le consentement du propriétaire du brevet. L’hôpital public et l’Assurance maladie ont besoin qu’il soit mis en œuvre sans trembler. C’est possible dès aujourd’hui : les pharmacies des hôpitaux ont déjà l’expertise pour fabriquer des médicaments. L’hôpital public refondé aura donc un rôle à jouer dans ce pôle public du médicament en participant à ses instances de direction et en coopérant dans sa mise en œuvre, y compris via les pharmacies des hôpitaux.

La France est affaiblie à l’aube d’une seconde révolution thérapeutique, celle des biotechnologies, des thérapies géniques, de la thérapie cellulaire, des biomarqueurs et des traitements personnalisés. Depuis plusieurs décennies, nos performances reculent en matière d’innovation thérapeutique, et si la réaction n’est pas rapide nous serons inaptes à répondre aux besoins des citoyens, mais aussi à la croissance économique.

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