Déjà attaqué de toutes parts pour sa contribution au réchauffement climatique, le transport aérien se trouve, du fait de la crise due au coronavirus, dans une situation intenable. Et si cette crise, qui s’annonce sans précédent, était l’occasion pour redéfinir la place et la gouvernance d’un système cohérent de transport international ?
*José Rocamora est syndicaliste CGT, ancien secrétaire général du CCE Air France.
*Valérie Barca est consultante en organisation, ex-responsable du service économique du CCE Air France.
UN SECTEUR FRAGILE PAR NATURE
Le modèle économique du transport aérien se caractérise par :
1.Une forte intensité capitalistique. Nous avons une activité de services (par définition non stockables) mobilisant un fort niveau de capital (les avions), d’où la nécessité, pour dégager des résultats, de réduire au minimum l’immobilisation de ce capital. Cela explique pourquoi le transport aérien est si sensible aux situations de surcapacités et, plus globalement, à toute variation de la conjoncture.
2. Une structure de coûts particulièrement contrainte, sur laquelle les compagnies ne disposent que de peu de marges de manœuvres (carburant, avions, redevances…). Ces deux facteurs à eux seuls expliquent une faiblesse structurelle des marges dégagées par les compagnies aériennes, qui ont du mal à dépasser une moyenne de 4 à 5 %. À titre d’illustration, sur la période 1995-2015, le cumul des profits et pertes de l’ensemble des compagnies membres de l’IATA est égal à zéro.
Cette fragilité structurelle du secteur est renforcée par une situation hautement concurrentielle, conséquence de la déréglementation du secteur dans les années 1980, qui n’est que très partiellement contrebalancée par un processus de concentration toujours encours au niveau européen et mondial, entraînant une forte pression sur le prix des billets. Ces phénomènes de concentration sont en outre contrecarrés par la création incessante de nouvelles compagnies de petite taille, qui viennent occuper des marchés de niches, fragilisant à leur tour le déjà fragile équilibre des opérateurs globaux. Parallèlement, l’omnipotence de la« loi du marché» ne permet pas de penser l’organisation des transports dans le cadre d’un aménagement concerté des territoires concernés :
– ni en France et en Europe, avec la mise en concurrence stérile du transport aérien et du transport ferroviaire, et la multiplication d’aéroports régionaux dont le coût pour les collectivités locales les pousse à céder aux sirènes des low cost type Ryanair, le tout laissant la part belle à la route et à la voiture; – ni à l’international, où la compétition entre compagnies s’effectue avec des conditions de concurrence très inégales (nous y reviendrons).
LA DÉRÉGLEMENTATION EN EUROPE : COPIE À REVOIR
Le Airline Deregulation Act est signé par le président Carter en octobre 1978. Dans la foulée et à une période où la notion de marché constitue le seul lien qui unisse véritablement les différents membres de l’Union européenne (UE), la Commission européenne décide d’appliquer ses recettes, mais en trois «paquets » successifs censés permettre aux compagnies européennes de se préparer à ce choc concurrentiel. Ce n’est donc qu’en avril 1997 que la déréglementation totale est activée après deux précédentes phases, en 1987 et 1990.
Les raisons d’un échec programmé
Aux États-Unis, la déréglementation plonge les compagnies dans une guerre tarifaire mortelle, mais qui touche l’ensemble des acteurs, tous logés à la même enseigne. La concurrence est certes féroce, mais elle est totale et non faussée. En revanche, les dix-sept membres de l’UE en cette année 1997 ont tous des législations sociales et fiscales différentes, et l’écart de coûts entre opérateurs est terriblement handicapant pour les pays ayant une couverture sociale de qualité. Ces écarts expliquent, selon plusieurs études, un différentiel de coûts – toutes choses égales par ailleurs – d’environ 30 % entre une compagnie comme Air France et son «alliée» KLM. En outre, certains pays sont des paradis fiscaux (Irlande, Pays-Bas, les îles Anglo-Normandes, le Luxembourg, pour ne citer que les plus connus). Ce point est essentiel pour comprendre les difficultés du transport aérien français. En 2010, une communication interne d’Air France précisait que le transfert du siège d’Air France-KLM de Paris à Amsterdam ferait économiser au groupe 800 millions d’euros par an de cotisations sociales…
En second lieu, les compagnies états-uniennes volent sur un territoire de 10millionsde kilomètres carrés qui rend impossible la concurrence du rail. Aux États-Unis, le concurrent de l’avion est l’avion! En1997, la superficie totale des 17 membres de l’UE n’atteint pas3millionsdekilomètres carrés et la distance moyenne entre grandes villes y est trois fois inférieure à celle des États-Unis. Au manque d’harmonisation sociale et fiscale s’ajoute la concurrence du rail, qui dans des pays comme la France est mortelle pour l’avion sur certaines destinations. En lieu et place d’une stratégie concertée d’aménagement du territoire, tant français qu’européen, en faisant jouer les avantages des différents modes de transport disponibles, l’État français a laissé se développer entre nos deux principales entreprises nationales de transport, Air France et la SNCF, une concurrence stérile, dont le bilan, qu’il soit financier, sociétal ou encore environnemental, ne peut être jugé que complètement négatif.
La concurrence du low cost
Les compagnies européennes ont dû copier la stratégie des États-Uniens pour faire face à la concurrence féroce en mettant en place des réseaux en étoile dits hub & spoke (« centre et rayon»)pour optimiser les remplissages et réduire les coûts. Mais cette stratégie entraîne de facto la fermeture de lignes secondaires et d’un certain nombre de liaisons entre les lignes reliant les aéroports des capitales régionales aux capitales européennes. Et c’est sur ces créneaux abandonnés par les grandes compagnies que vont s’engouffrer les low cost. Contrairement aux États-Unis, où aucune compagnie ne bénéficie d’aides spécifiques, en Europe les low cost se sont gavées de subventions publiques, notamment en Espagne, en Italie et en France.
En 2008, les chambres régionales de la Cour des comptes dénoncent dans leur rapport sur la gestion des aéroports français (Orly et de Roissy-Charles-de Gaulle exceptés) les aides versées par les collectivités locales et chambres de commerce à Ryanair, au motif qu’elles sont en réalité des aides d’État déguisées, et donc interdites par Bruxelles : 24 aéroports sont épinglés, sauf Nice. Les magistrats indiquent en outre qu’une partie de ces subventions est versée à la filiale de Ryanair Airport Marketing Service dont le siège social est déclaré à l’île de Man, paradis fiscal britannique. En 2008, ce sont 35 millions d’euros d’aides que touchera Ryanair. Notons par ailleurs que l’existence d’un aussi grand nombre d’aéroports civils en France interroge, là encore, sur la cohérence de la politique d’aménagement du territoire français en matière d’infrastructures aéroportuaires. L’UGICT-CGT s’adressera par deux fois, en 2011 et 2014, à tous les groupes parlementaires pour demander l’ouverture d’une commission d’enquête afin de déterminer le montant total des aides versées à Ryanair depuis le début des années 2000, et surtout pour débusquer les destinataires finaux. À ce jour, le syndicat n’a toujours pas reçu de réponse.
Il faut enfin signaler qu’aucune étude sérieuse n’a été réalisée en France sur l’efficacité de ces aides pour le développement des régions desservies par Ryanair. À part bien évidemment les fanfaronnades de son P-DG et les analyses pro domo de certains contrôleurs de gestion salariés des aéroports. Mais en Espagne la Comisión Nacional de la Competencia publie son rapport annuel en octobre 2011 et analyse sur la période 2007-2010 l’impact des 250 millions d’aides publiques versées sur ces quatre ans aux low cost, notamment à Air Nostrum et Ryanair. Elle conclut que ces aides n’ont pas augmenté le trafic de passagers mais seulement opéré un transfert de passagers des aéroports non subventionnés vers les aéroports accueillant des lignes subventionnées. Elle précise également que ces transferts se font surtout au détriment des compagnies traditionnelles
Aujourd’hui, grâce aux milliards d’euros d’aides illégales perçues, Ryanair, c’est : 140 millions de passagers transportés ; 1er rang en Europe ; 400 appareils Boeing 737 ; 150 avions en commande ; et bientôt 100 bases en Europe. Dumping social et subventions illégales avec le silence complice d’élus de tout bord ont permis à Ryanair d’écraser la concurrence. De janvier 2011 à décembre 2018, ce ne sont pas moins de vingt-cinq compagnies aériennes européennes qui ont mis la clé sous la porte. Parmi celles-ci, citons notamment AirBerlin, qui n’acessé de dénoncer le versement de ces aides et Air Méditerranée, qui a été impacté par l’ouverture de lignes Ryanair sur son propre réseau. En France, les gouvernements de tous bords politiques ont soutenu les compagnies rivales des compagnies françaises, le plus souvent en échange de commandes massives d’Airbus. L’apport d’Air France à la richesse du pays a été chiffré par une étude de l’université de Strasbourg, commanditée par Air France. Chargée d’analyser selon des méthodes appliquées internationalement les retombées de l’activité du groupe sur le territoire métropolitain, Herbert Casteran, enseignant-chercheur, et son équipe rendront leur copie en décembre 2012 sur les éléments de l’année 2011. Il ressort de cette analyse qu’en 2011 le groupe Air France a généré 1,4% du PIB français. Il souligne aussi que 356226 emplois y sont attachés, dont 61685 directs. Rappelons au passage que l’État s’est remboursé largement des 20 milliards de francs (équivalent de 3 milliards d’euros) injectés après la crise de 1993 en vendant progressivement plus de 80 % des actions dans le cadre de la privatisation. Et malgré cela nous avons assisté depuis près de vingt ans à des décisions politiques incompréhensibles qui ont mis le transporteur national dans des difficultés croissantes, comme nous verrons plus loin.
La concurrence internationale
Dans le documentaire de Jérôme Sesquin Air France splendeur et turbulences(novembre2016), Jean-Claude Gayssot, ministre des Transports de Lionel Jospin, se vante avec force d’avoir obtenu pour Emirates, lorsqu’il était aux affaires, les créneaux que la DGAC leur avait refusés auparavant. Rappelons que cet accord était allé de pair avec l’engagement de la compagnie émiratie d’acheter des Airbus. Rebelote en 2015 quand Jean Yves Le Drian, ministre de la Défense, fourgue vingt-quatre Rafale au Qatar ! Aujourd’hui, Qatar Airways dessert Paris, Lyon et Nice, et avec Emirates et Etihad complète un trio qui pille le marché France sans contrepartie, affaiblissant Air France d’importance. Et pourtant nos édiles connaissent la réalité de ces compagnies qui bénéficient d’aides de leurs États respectifs. Évacuons d’emblée l’idée reçue selon laquelle ils payent leur carburant moins cher. Ils s’en procurent comme tout le monde sur un marché mondialisé et extrêmement concurrentiel. En revanche, ils ne payent pas sur leurs bases de taxes et de redevances aéroportuaires, qui, à titre de comparaison, représentent pour Air France sur la seule métropole 1,5 milliard d’euros par an. Aucune cotisation sociale n’est versée par ces entreprises. Ce sont les salariés qui doivent cotiser individuellement pour leur retraite ou leur protection sociale.
Et pourtant, dans la foulée de la publication en avril 2014 dans le cadre de la commission des affaires européennes du Sénat par le rapporteur Éric Bocquet, sénateur du Nord, du rapport « Le droit en soute : le dumping social dans les transports européens », Alain Vidalies, qui sera nommé en août 2014 secrétaire d’État aux Transports, s’exprime longuement au Sénat à la session de reprise. Extraits : « Notre connectivité s’appauvrit! Sans réaction forte demain, le lien avec l’Afrique et l’Asie pourrait non pas disparaître mais dépendre des compagnies du Golfe, lesquelles bénéficient de subventions de la part des États qui les contrôlent, d’un accès au carburant à un prix modique, d’un coût réduit d’accès aux infrastructures aéroportuaires et de conditions sociales et fiscales avantageuses. […] Certains d’entre vous à juste titre ont cité le cas de Norwegian Air Shuttle. Je le dis au nom du gouvernement français : face à une compagnie de ce genre, qui cumule tous les mauvais exemples – faux indépendants, travailleurs ayant une résidence à Singapour, rotation des personnels, optimisation fiscale, ignorance des lois sociales –,il n’est pas aujourd’hui acceptable que ce soit les seuls États-Unis qui refusent de telles pratiques au motif qu’elles les déstabiliseraient, alors que la Commission européenne se contentede dire:“On va voir, on va examiner; il faut négocier.” […] Non! Je pense que dans ce cas précis la ligne rouge est franchie, et qu’il faut que la Com mission le dise clairement. […] Octroyer de nouveaux droits de trafic aux compagnies du Golfe dans les aéroports ne créerait pas de nouvelles destinations pour les voyageurs, les aéroports régionaux étant déjà très bien reliés aux hubs européens comme Paris Charles-de-Gaulle ou Francfort qui des servent le monde entier. […]
Nous devons assurer les conditions d’une compétition loyale entre les compagnies aériennes afin que notre pavillon national ne soit pas structurellement désavantagé. »
Manifestement, MM. Le Drian et Vidalies ne faisaient pas partie du même gouvernement. Quelle que soit la couleur politique de nos gouvernants, on retrouve dans leurs discours et leurs actions ce même aveuglement quant à la réalité du secteur, à ses fondamentaux économiques et concurrentiels.
L’ENSEMBLE DU PAVILLON FRANÇAIS EST AUJOURD’HUI À L’AGONIE
Avec la disparition de XL Airways (prévisible car sous-capi talisée) et d’Aigle Azur, il reste peu d’acteurs français dans le ciel de France.
Signalons tout d’abord ASL Airlines France, filiale d’un groupe islandais et héritière de l’Aéropostale, fusion d’Air France et de la Poste, avec dix-neuf avions de la famille B 737 et la reprise de créneaux de la défunte Aigle Azur. Elle est aujourd’hui le premier transporteur vers l’Algérie. Air Austral et Air Caraïbes, basées respectivement à Saint Denis de la Réunion et à la Guadeloupe, sont des compagnies dites « de niche », aidées par leurs régions respectives avec une stratégie identique. Les deux relient leurs territoires à la métropole et chacune développe un réseau régional à partir de leur base. Elles sont dépendantes malgré tout du taux de change, car leurs recettes sont pratiquement toutes en euros alors que leurs dépenses lourdes (carburant et avions) se font en dollars. Une appréciation du dollar face à l’euro peut avoir des effets négatifs lourds. Air Corsica bénéficie de la délégation de service public pour la desserte entre la Corse et le continent. Les affrètements d’Air France sur les lignes Corse-Paris lui assurent une activité lui permettant une exploitation équilibrée. Il ne faudrait pas cependant que des illuminés allègent le cahier des charges de cette desserte hautement saisonnière pour ouvrir la porte aux low cost. Nous pouvons cependant faire confiance aux élus corses qui ont renvoyé Sarkozy dans ses buts en octobre 2008 après son souhait de voir les low cost se positionner sur ces lignes! Rap pelons qu’avec plus de 600 salariés Air Corsica est le premier employeur privé de l’île.
Corsair, après avoir été également une compagnie de niche, s’est progressivement développée vers l’Afrique et les États-Unis. Elle est la plus exposée car elle ne bénéficie pas de l’aide des régions comme ses consœurs. Sa faillite serait un drame pour ses 1 200 salariés et affaiblirait le pavillon français en ouvrant la porte à d’autres compagnies étrangères qui s’empresseraient de réclamer ses créneaux au départ d’Orly. Ces compagnies emploient quand même plus de 5000 salariés, sans oublier le nombre d’emplois indirects important que l’on peut estimer à plus de 20 000.
QUAND LE « SAUVETAGE » D’AIR FRANCE VAUT NAUFRAGE
L’épidémie decovid-19 a entraîné l’arrêt quasi total de l’activité de transport aérien à travers le monde. Même pour un secteur habitué à gérer des aléas, il est clairquelescompagnies, grandes comme petites, ne peuvent faire face, seules, à ce choc sans pré cédent sans risquer la faillite pure et simple. En France, l’État a annoncé « consentir » à Air Franceunprêttotalde 7 milliards d’euros sous deux formes, un prêt garanti auprès des banques et un prêt direct, les deux étant subordonnés à deux impératifs : retour à la rentabilité et devenir un champion du transport écologique (réduction de ses émissions de gaz à effet de serre de 50 % d’ici à 2024, notamment en fermant toutes les lignes aériennes entre des destinations que le TGV peut relier en moins de 2h 30min). Aucune de ces « contreparties » n’a de sens économique, social ou environnemental. Retour à la rentabilité? Comme nous l’avons vu, l’État est responsable directement de la fragilité des compagnies aériennes françaises. Ses exigences s’apparentent donc tout simplement à un permis de licencier pour son nouveau P-DG. Ainsi aux 13000 suppressions de postes depuis 2010 viendront s’ajouter des milliers d’autres avec un recours annoncé à des licenciements secs. À ces suppressions nettes de postes viendra s’ajouter – car ce sont toujours les mêmes recettes qui sont appliquées – un renforcement de la précarisation des emplois, par la sous-traitance de nouveaux pans de l’activité aérienne. Réduire de 50 % les émissions de CO2 ? La conversion de ce gouvernement à l’écologie et sa volonté de réduire l’empreinte carbone des avions Air France doit être scrupuleusement analysée car ce sujet est crucial et mérite mieux que des slogans à visée électoraliste.
Des faits et des chiffres
Yves Crozet, professeur et économiste du transport aérien, signalait le 26 avril 2020 dans un entretien accordé à Ouest France que depuis l’année 2000 le transport aérien avait augmenté de 60 % et que dans le même temps la consommation de kérosène n’avait augmenté que de 10 %. Les avions modernes ramènent la consommation à 3 L par passager pour 100 km. Et avec l’arrivée des Airbus 220 et le développement des Airbus 350 et Boeing 787 nous irons vers 2,5 L/passager pour 100 km. Mais ces consommations s’entendent avec des coefficients de remplissage importants et ne sont plus valables en cas de surcapacités. L’industrie du transport aérien est celle qui a fait le plus de progrès, par l’amélioration des avions (moteurs et matériaux composites), pour réduire ses nuisances. L’avenir ne passe pas par la suppression de quelques lignes intérieures par Air France – ce qui est une ineptie que nous allons analyser – mais par une régulation en fonction des besoins des citoyens et de l’économie. La décision de supprimer les lignes opérées par Air France quand le TGV relie Paris aux villes de destination en moins de 2 h 30min est totalement contre-productive. Yves Crozet rajoute dans l’entretien cité : « Dire qu’on va supprimer les navettes Paris-Lyon ou Bordeaux-Paris n’a pas de sens. Les voyageurs leur préfèrent déjà le TGV, sauf quand il y a correspondance avec un autre vol. »
Et c’est là que le bât blesse. La concurrence air/rail qui fait rage en France depuis trente ans sans que les pouvoirs publics interviennent pour la remplacer par une vraie coopération a fait que la SNCF ne dessert pas Orly ni ne relie cet aéroport à Charles-de-Gaulle en TGV. Nos ministres devraient prendre le TGV à Bordeaux ou à Lyon, arriver à la gare de Lyon ou de Montparnasse et rejoindre Orly. D’abord arpenter les couloirs de la gare pour prendre le métro puis la correspondance avec le RER C et, après avoir attendu le bus à Pont de Rungis, au bout de 4h30min, ils peuvent espérer commencer leurs opérations d’enregistrement à l’aéroport. Mais surtout l’État peut par son chantage faire fermer des lignes à Air France. Mais il ne peut rien contre les règlements européens issus de la déréglementation qui permettent à toutes les compagnies aériennes dont le siège social est dans l’UE d’ouvrir des liaisons entre les différents pays de l’UE ou à l’intérieur d’un même pays! Si Air France ferme sa ligne Bordeaux-Orly, une low cost se positionnera : Volotea, Vueling ou… encore Ryanair.
La même Ryanair qui, d’après les sources communautaires, fait partie du top 10 des entreprises les plus polluantes de l’UE, en compagnie de sept centrales à charbon d’Allemagne, d’une en Pologne et une autre en Bulgarie. Avec ses 9,9 mégatonnes de CO2 produites en 2018, soit une progression de 49 % en cinq ans, Ryanair n’attend plus que de reprendre les lignes abandonnées par Air France. Et c’est un véritable coup de maître qu’aura réussi notre ministre apprenti écologiste : affaiblir Air France et permettre à Ryan air de polluer encore plus, tout en créant des emplois précaires et mal rémunérés, et en prélevant bien évidemment des subventions publiques au passage.
LE MONDE D’APRÈS
La crise actuelle, par sa violence, a contribué à exacerber l’ensemble des déséquilibres économiques et sociaux dont 99 % des citoyens du monde souffrent depuis de nombreuses années. En France, les fractures de tous ordres ont été révélées : école, logement, numérique, salaire, précarité de l’emploi, exposition aux risques professionnels… Nous aurions pu penser que nos dirigeants auraient pris conscience des dérives du libéralisme débridé qui s’est déchaîné depuis les années 1980 et qui a mis le monde au bord du chaos. La crise de 2008 avait été un avertissement, et la pandémie actuelle aurait dû réveiller les consciences. Le cas des transports aériens tendrait à montrer que le logiciel du monde d’avant va être réinstallé – à l’identique si ce n’est en pire, à moins d’un réveil citoyen vigoureux.
Et pourtant des alternatives existent. Penser un système de transports intérieurs (au niveau national, au niveau européen, si ce n’est international) qui réponde aux enjeux d’aménagement du territoire, c’est-à-dire des besoins de la population : besoins professionnels, besoins de loisirs aussi, besoins des trajets étudiants, familiaux…; un système de transports qui repose sur les atouts des grandes entreprises françaises historiques parce que c’est en leur sein que se trouvent les expériences, les savoir-faire, portés par des collectifs de travail qu’il faut re-stabiliser. Fermer des lignes (de train, d’avion, de tram-bus, cyclables…), en rouvrir d’autres, s’appuyer sur les besoins locaux, penser le transport de passagers en cohérence avec celui des marchandises… tout en assurant la cohérence d’ensemble par le biais d’un État stratège et dé-idéologisé. Mais s’agissant du secteur des transports, et particulièrement du secteur aérien, par essence international, l’adoption de ces orientations passe par une coopération internationale ou tout du moins européenne qui demanderait de redéfinir les fondements de l’UE. Eh oui ! c’est là que l’on retrouve la question de l’harmonisation sociale et fiscale européenne – pourtant au fondement du traité de Rome mais jamais mise en œuvre ; c’est par ce biais que la lutte contre l’évasion fiscale au sein même de l’UE permettrait de dégager les marges de manœuvre financière dont nos pays auront besoin pour se relever plus forts, plus égaux, dans un monde que nous pourrions espérer un peu plus beau que celui « d’avant ». Mais si la France n’arrive pas à convaincre ou à imposer à ses partenaires de réguler le trafic aérien au sein de l’UE pour finir avec les surcapacités, le gâchis industriel et environnemental ne pourra que perdurer, et ce malgré les 7 milliards « prêtés » à Air France. Celle-ci et le pavillon français dans sa globalité ne pourront que péricliter avec ce que cela implique de destructions d’emplois, de richesses et de perte certaine de souveraineté nationale.