Une pêche durable au service des hommes et des territoires : la pêchécologie, Didier Gascuel*

Le grand public en a aujourd’hui bien conscience : la pêche a pour partie vidé les océans. Seule une nouvelle pratique, la « pêchécologie », peut permettre une gestion durable des ressources des mers. 

*Didier Gascuel est professeur en écologie marine à l’Institut Agro de Rennes.

En Europe et dans tous les grands pays industriels, des mesures de régulation sont désormais mises en oeuvre, et de nombreux stocks sont aujourd’hui en reconstitution. Pourtant, les écosystèmes restent dégradés. Et surtout, parce que l’ultralibéralisme domine, la gestion des pêches s’est souvent faite au détriment des hommes euxmêmes. Pour réconcilier l’écologie et les territoires, il reste donc beaucoup à faire. Il reste à inventer une pêchécologie capable de maximiser l’utilité économique et sociale des biens que nous fournit la nature. La mise en exploitation à l’échelle planétaire des ressources vivantes de la mer est une affaire récente. Amorcée à la fin du XIXe siècle avec l’apparition des moteurs et des chaluts, elle s’est généralisée après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les grandes flottilles de pêche industrielle se sont développées et ont progressivement conquis tous les océans.

En quelques décennies, la puissance cumulée des navires de pêche a été multipliée par 10, et le tonnage débarqué par 5. La production a culminé en 1996, avec des captures mondiales officielles de 87 millions de tonnes, et de 130 millions de tonnes si on prend en compte l’ensemble des rejets et des captures non déclarées. Depuis, les prises sont en diminution, notamment en raison de la surexploitation de très nombreux stocks de pêche. Chaque année, nous perdrions ainsi plus d’un million de tonnes. 

Un exemple de chalutier pour la pêche artisanale. 

LA PÊCHE : UNE ACTIVITÉ RÉGLEMENTÉE 

Une partie importante des organismes marins échappe à notre voracité. C’est le cas du plancton ou de très nombreuses espèces présentes sur le fond. Pour les poissons, en revanche, l’impact de la pêche est massif. On estime que l’abondance des espèces exploitées a été divisée par 4 ou 5 en moyenne, et plutôt par 10 – voire plus – pour les grandes espèces et les prédateurs.

Nombre de mammifères marins ou de grands requins sont aujourd’hui inscrits sur la liste rouge des espèces en danger. Plus globalement, la pêche a des effets en chaîne sur les proies et les compétiteurs des espèces exploitées, puis sur les proies des proies, et finalement sur tous les compartiments de l’écosystème, sur sa productivité biologique, sa stabilité et son fonctionnement.

Les scientifiques ont pourtant alerté dès les années 1930 sur le risque de surexploitation, en indiquant que seule une limitation des taux de captures, au prorata de ce que peut produire la nature, permettrait de maintenir des captures élevées sur le long terme. Las! ils n’ont pas été entendus, et les morues ou harengs des mers du Nord ont été surexploités dès les années 1950, au moment même où tous les pays européens encourageaient le développement de leurs flottes de pêche. Il a fallu attendre les années 1980 pour que des mesures de limitation efficaces apparaissent enfin… au Canada, aux États-Unis ou en Australie. L’Europe, elle, sans doute parce qu’elle était alors un espace fragile, en construction, a pris une vingtaine d’années de retard. À la fin des années 1990, on prélevait en moyenne chaque année environ 45 % des poissons présents sur nos côtes. Près de 90 % des grands stocks européens étaient alors surexploités.

Le Margilis, immatriculé en Lituanie et opérant pour une société néerlandaise, est un des plus gros chalutiers du monde : 142 m de long, 6200 t. Capable de traiter 250 t de poisson par jour, il est accusé par les pêcheurs artisanaux de ravager les fonds marins de la Manche. 

Pour remédier à cette situation, depuis une vingtaine d’années, des mesures radicales ont été progressivement mises en oeuvre : l’Europe a payé très cher pour envoyer à la casse les bateaux jugés surnuméraires, et surtout elle a mis en place un système de quotas de pêche qui permet d’ajuster année après année la capture au potentiel de chaque espèce; tous les navires de plus de 12 m de long sont aujourd’hui suivis par satellite et doivent enregistrer leurs prises sur des journaux de bord électroniques. Et gare aux contrevenants ! les peines encourues peuvent être lourdes.Tout n’est pas encore parfait, mais désormais chacun l’a bien compris : la pêche est une activité encadrée. Exploiter une ressource commune impose des règles.

Les mesures prises ont eu des effets assez spectaculaires. En une quinzaine d’années, la pression de pêche a été divisée par presque deux ; côté Atlantique, on ne pêche plus « que » 25 % des poissons présents chaque année. Conséquence : les stocks se portent mieux. Là où on ne trouvait plus que 100 t de poissons, il y en a désormais 150 en moyenne. L’Europe fait ainsi une double démonstration : « quand on veut, on peut » et « quand on fait, les résultats sont au rendezvous ». On partait cependant de tellement bas que ces résultats sont encore insuffisants. En outre, aucune amélioration n’est enregistrée côté Méditerranée, où le système des quotas de pêche n’a pas été mis en place, faute d’accord entre les États riverains. Et ne parlons pas de l’Afrique ou de l’Asie, où le pillage des ressources continue plus que jamais.

UNE PÊCHE RESPECTUEUSE DES ÉCOSYSTÈMES   

Tous les spécialistes du domaine le reconnaissent : même si la gestion des pêches a fait quelques progrès, il faut aller plus loin et gagner en efficacité écologique. Il faut sortir d’une gestion espèce par espèce et s’intéresser enfin aux écosystèmes. Il faut donc tenir compte des interactions entre espèces, des impacts sur les réseaux trophiques (les chaînes alimentaires) ou sur les fonds marins, des effets de synergie avec d’autres impacts infligés par l’homme aux espaces marins : la destruction de nombreux habitats côtiers, les pollutions marines (et il n’y a malheureusement pas que le plastique!), les espèces invasives, etc. Il faut se préparer aux bouleversements du changement climatique, qui nous fait désormais obligation de nous adapter en permanence.

Pourquoi la pêchécologie

Réduire au minimum les impacts écologiques et s’adapter en permanence, telle est l’essence même de la pêchécologie. Le mot est formé par analogie avec l’agroécologie, aujourd’hui à l’ordre du jour pour faire muter une agriculture jugée encore trop productiviste. Comme pour les ressources terrestres, il s’agit de s’appuyer sur le fonctionnement de la nature, de l’utiliser non pas pour l’asservir mais comme facteur de production, en maintenant en permanence ses capacités de renouvellement et d’adaptation. Les pêcheurs euxmêmes en seront les premiers bénéficiaires.

Les scientifiques doivent ainsi faire face à un monde d’une effroyable complexité. Mais, face à une nature de plus en plus instable, ils ont acquis une conviction : l’incertitude et l’imprédictibilité font partie du système. Nous devons donc faire avec et apprendre à gérer le risque. Dès lors, calculer un taux d’exploitation moyen espèce par espèce est insuffisant. Cela ne garantit en rien la durabilité sur le long terme ni à l’échelle de l’écosystème. La seule démarche qui vaille est de rechercher en permanence la minimisation des impacts écologiques de la pêche. Non pas ne plus pêcher mais continuer à pêcher en mettant toutes nos connaissances et tous les processus d’innovation au service d’une réduction progressive et continue des impacts, en mobilisant tous les acteurs et l’intelligence collective au service de cet objectif.

Il faut adapter les réglementations, modifier les règles de calcul et de répartition des quotas de pêche, renforcer les aires marines protégées, changer les engins et les pratiques de pêche. Les marges de progression sont énormes. En respectant les fonds marins et en ne pêchant que les plus gros et les plus beaux poissons, on sait qu’il est possible de pêcher autant qu’aujourd’hui avec des impacts beaucoup plus faibles. L’enjeu est de reconstituer des écosystèmes plus riches et plus divers, donc plus stables et plus résilients. C’est la meilleure manière de nous préparer aux impacts attendus du changement climatique. 

MAXIMISER L’UTILITÉ ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DES BIENS QUE NOUS FOURNIT LA NATURE

 Pour autant, l’écologie ne suffit pas à créer le bonheur sur les quais, et il faut aussi s’interroger sur le type de pêche que nous voulons.Dans tous les pays où domine une vision ultralibérale, et c’est malheureusement le cas en Europe, la priorité a longtemps été donnée au développement de la pêche industrielle. Contrairement à ce qu’on croit, celle-ci n’a pas toujours et partout des impacts éco – logiques plus forts que la pêche artisanale. Ce qui est vrai, en revanche, c’est qu’elle traduit une captation de la rente économique issue de l’exploitation des ressources vivantes de la mer au profit de quelques intérêts privés.

Il faut à l’inverse considérer les écosystèmes marins et leurs fabuleuses richesses comme des biens communs de l’humanité. La nature, dont nous sommes partie intégrante, peut nous fournir de manière durable une partie de notre alimentation. Mais les ressources naturelles sont un bien rare et elles doivent profiter au plus grand nombre.

Au principe de minimisation des impacts écologiques de la pêche il faut donc adjoindre un principe de maximisation de l’utilité économique et sociale de chacun des poissons que nous retirons de la mer. Dès lors, partout où c’est possible (c’est-à-dire pas partout, et notamment pas pour certaines ressources du grand large), il faut donner priorité à une petite pêche côtière plutôt qu’à quelques gros bateaux industriels. Incontestablement, c’est elle qui a le meilleur bilan économique et social. C’est elle qui fournit le plus d’emplois directs et indirects et qui contribue de la manière la plus efficace à l’équilibre des territoires côtiers. Elle fait vivre les ports, non seulement les entreprises de mareyage ou les chantiers navals, mais aussi le coiffeur, le garagiste et l’instituteur…, non seulement les activités économiques, mais aussi la résilience des sociétés du littoral, et souvent une partie de notre culture, celle qui relie l’homme et la mer.

Il faut donc privilégier les modes de pêche douce, riches en emplois et pauvres en capital. Il faut aussi ouvrir le chantier de l’équité Nord-Sud, et s’intéresser à nos modes de consommation et à une mondialisation devenue folle. En France – en Europe –, nous importons, notamment depuis les côtes africaines, les trois quarts des poissons, mollusques ou crustacés que nous consommons. Souvent, on pêche au sud et on consomme au nord. Le commerce international des produits de la mer contribue au pillage des pays pauvres. Alors, disons-le franchement, le consommateur doit savoir que le poisson et un bien rare… à consommer avec modération, comme une fête! Et le citoyen trouvera du côté de la pêche de nouvelles raisons de se mobiliser pour construire un monde plus écologique et plus humain. 

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