Qui n’a entendu parler de l’« algue tueuse », la caulerpe ? Elle n’est que la face connue d’un phénomène bien plus large, accentué par la mondialisation et le changement climatique.
*Giacomo Bernardi est professeur à l’université de Californie, à Santa Cruz (États-Unis)
En 1871, à la veille de Noël, la création d’Aida à l’Opéra du Caire fut un succès immense mais avec deux ans de retard du fait de la guerre franco-prussienne. En effet, Aida avait été commandée à Giuseppe Verdi pour célébrer l’inauguration du canal de Suez, en novembre 1869. L’idée de séparer les sables d’Afrique et d’Asie pour joindre la mer Rouge à la Méditerranée n’était pourtant pas nouvelle. Les anciennes dynasties égyptiennes, les Romains et même Napoléon Bonaparte s’y étaient attelés, mais sans succès. Il fallut attendre l’ingénieur versaillais Ferdinand de Lesseps pour voir ce projet aboutir. À l’époque, personne ne pensait qu’il allait aussi s’agir d’une des plus grandioses expériences d’invasion biologique marine.
UN PROBLÈME ÉCOLOGIQUE MAJEUR
À ce jour, les invasions biologiques sont devenues l’un des problèmes écologiques majeurs. On se souvient de l’invasion de l’algue tueuse, la caulerpe (Caulerpa taxifolia), qui a lentement envahi la Méditerranée, à partir de Monaco, remplaçant des prairies de posidonies millénaires et changeant en partie l’écosystème côtier français puis des pays limitrophes et du bassin oriental.
L’introduction accidentelle d’organismes marins d’aquarium a aussi eu des conséquences désastreuses outre-Atlantique. En effet, la rascasse volante (poisson-lion, Pterois volitans), originaire du Pacifique et introduite par mégarde sur la côte est des États- Unis, a envahi toutes les Caraïbes et a récemment atteint le Brésil. Cette espèce se nourrit de jeunes poissons endémiques qui, ne la reconnaissant pas comme prédateur, se laissent dévorer sans se défendre. Au Belize, une espèce de poissons est en voie de disparition à cause de la prédation du Pterois. Une espèce de poisson jamais observée vivante n’est connue que par un seul individu… retrouvé dans l’estomac d’un Pterois ! Les invasions biologiques ont des conséquences économiques considérables. Ainsi, l’introduction des moules zébrées (Dreissena polymorpha) dans les Grands Lacs américains a coûté aux États-Unis et au Canada plus de 5 milliards de dollars, principalement à cause de l’encrassement des conduites d’approvisionnement en eau.
Les invasions marines ont plusieurs origines. Nous avons vu qu’elles peuvent être accidentelles, à travers l’introduction d’espèces d’aquarium. Une autre source habituelle d’invasion est l’eau de ballast des navires. Ils transportent des charges qui les stabilisent dans l’eau, mais, une fois déchargés, ils doivent remplir leurs cales d’eau de mer pour garder leur stabilité ; arrivés à destination, les cales sont vidées pour faire place aux nouveaux produits à transporter. L’eau ainsi déversée contient des larves d’organismes marins, qui vont donc d’un port à l’autre. C’est le cas du gobie de mer Noire (Neogobius melanostomus), introduit en Amérique du Nord par des eaux de ballast, et qui maintenant prolifère dans les Grands Lacs.
LA CONNAISSANCE DES INVASIONS BIOLOGIQUES
Comprendre l’origine de l’envahisseur et sa diversité génétique fournit des données essentielles pour essayer de le combattre.Par ailleurs, ce travail est particulièrement compliqué, car les individus sont souvent difficiles à étudier (ils sont sous l’eau, donc peu visibles) et que leur génétique est complexe. Trois séries d’hypothèses concourent à expliquer le succès potentiel d’un envahisseur. D’un côté, étant donné que les envahisseurs sont peu nombreux (tout du moins au début de l’invasion), leur diversité génétique est très réduite. Ce goulet d’étranglement génétique devrait provoquer l’incapacité des envahisseurs à s’adapter aux nouveaux environnements auxquels ils sont soumis, et l’invasion devrait échouer – ce qui n’est généralement pas le cas. Une autre hypothèse est que les envahisseurs arrivent en masse et apportent avec eux une diversité génétique telle que les nouvelles populations sont suffisamment plastiques pour s’adapter à leur nouvel environnement. Un troisième axe de pensée suggère que les populations sont préadaptées.
La diversité génétique des populations originelles permet à des individus adaptés aux nouvelles conditions écologiques de vivre dans leur nouvel environnement. Pour évaluer ces trois hypothèses, des études génétiques ont été menées depuis des décennies, avec récemment de nou- velles méthodes génomiques. Les invasions biologiques en Méditerranée à travers le canal de Suez ont été appelées « migrations lessepsiennes » (du nom de l’ingénieur du canal), elles présentent un modèle idéal pour étudier ce phénomène.

Vue satellitaire du canal de Suez : au nord, la mer Méditerranée; au sud, le golfe de Suez; au centre, les imposants lacs Amers, dont le lac Timsah, dans le delta du Nil.
LES MIGRATIONS LESSEPSIENNES
À ce jour, plus de 300 espèces marines, comprenant plus de 100 espèces de poissons, sont entrées en Méditerranée, faisant de cette mer la plus envahie de la planète(presque aucune espèce n’est anti-lessepsienne, c’est-à-dire ne migre de la Méditerranée vers la mer Rouge). Un tel chiffre représente environ 20 % des espèces de poissons endémiques méditerranéens. Ainsi, alors que seules deux espèces de poissons méditerranéens sont herbivores (se nourrissant d’algues), quatre espèces herbivores lessepsiennes ont déjà établi des populations viables.
La situation n’a pas toujours été telle qu’on la connaît aujourd’hui. À son ouverture, le canal de Suez n’était pas l’autoroute ouverte à l’invasion qu’il est devenu. Tout d’abord la salinité et température de la Méditerranée et de la mer Rouge étaient très différentes. De plus, les lacs Amer de la péninsule du Sinaï, par où passe le canal, étaient difficilement franchissables. Enfin, lorsqu’elle se déverse, l’eau douce du Nil tourne vers l’est à son embouchure (et donc vers le canal) ; elle offrait une barrière naturelle aux envahisseurs potentiels. La création du barrage d’Assouan, dans les années 1960, qui avait pour but de contrôler les crues du Nil, l’élargissement récent du canal pour permettre le transit de bateaux de plus gros tonnage et le réchauffement climatique, qui a eu un effet particulièrement prononcé dans le Bassin méditerranéen oriental, ont tous contribué, de façon indépendante, mais aussi conjointe, à accélérer le taux d’invasion des migrateurs lessepsiens.
À ce jour, plus de 100 espèces de poissons lessepsiens sont recensées, et la plupart sont entrés en Méditerranée durant la dernière décennie. Parmi ces espèces, une dizaine a été analysée au niveau génomique. Un grand avantage pour le scientifique étant que la population d’origine est connue (la mer Rouge), la voie d’introduction est identifiée (le canal de Suez), et le début de l’introduction est absolu (le canal a été ouvert en 1869, donc aucune espèce n’a pu être introduite avant cette date). Bien que ces indices ne semblent pas particulièrement précis, ce sont des données uniques dans le domaine des invasions biologiques. Contrairement à ce qu’attendaient la plupart des scientifiques, les goulets d’étranglement génétique ne sont presque jamais observés. En fait, une seule espèce semble montrer une baisse de diversité génétique en Méditerranée par rapport à la mer Rouge, le poisson-flûte (Fistularia commersonii). Toutes les autres espèces sont très semblables en Méditerranée et en mer Rouge. Ce n’est pas une bonne nouvelle, car une grande diversité génétique implique que les espèces lessepsiennes ont donc une grande capacité à s’adapter, et vont par conséquent très probablement rester en Méditerranée, même si les conditions environnementales changent rapidement. Dans le cas du poisson-flûte, l’hypothèse de la préadaptation semble s’appliquer, ce qui expliquerait son immense succès en tant qu’envahisseur (cette espèce, entrée en 2000, a envahi toute la Méditerranée en moins de dix ans, un record de vitesse).
DES EFFETS ÉCOLOGIQUES ET SOCIAUX
La Méditerranée est une mer pauvre. Le système est oligotrophique, c’està- dire que les nutriments y sont rares (la mer est limpide, en général), la biodiversité faible (car c’est une mer géologiquement récente). De ce fait, la Méditerranée est particulièrement vulnérable, et les invasions ont donc des conséquences démesurées. Nous avons vu que la Méditerranée ne compte que deux espèces de poissons herbivores, le poisson-perroquet (Sparisoma cretense) et la saupe (Sarpa salpa), auxquelles il faut ajouter les invertébrés herbivores, les oursins (principalement deux espèces : Arbacia lixula et Paracentrotus lividus). Cependant, deux espèces herbivores lessepsiennes sont entrées en Méditerranée assez tôt (deux poissons- lapins : Siganus rivulatus en 1927 et Siganus reticulatus en 1964). Assez rapidement, ces espèces ont remplacé les espèces locales et leurs populations ont pullulé, une manne pour les pêcheurs locaux en Égypte, en Israël, au Liban et en Turquie. Lentement, ces poissons ont ainsi épuisé les ressources locales, car les algues n’étaient pas adaptées à ce genre de pression trophique et ne pouvaient pas suivre. Les oursins ont commencé à disparaître, et les populations de poissons-lapins ont aussi commencé à décroître, laissant derrière elles une dévastation écologique. Les pêcheurs se retrouvèrent donc sans poissons ni oursins. Une situation semblable est en train de se dérouler sous nos yeux avec les crabes bleus (Callinectes sapidus) sur les côtes tunisiennes et italiennes.
Un autre type de problème existe : l’introduction d’espèces inconnues des pêcheurs locaux. Ainsi des poissons- chats rayés (Plotosus lineatus), qui ont des épines pectorales venimeuses (les poissons-lapins en ont aussi, mais moins dangereuses). Des pêcheurs turcs en ont subi les conséquences avec hospitalisation nécessaire. Les poissons-ballons (Spheroides sceleratus) ont des toxines semblables à celles du célèbre fugu du Japon, un poisson apparenté, et ont provoqué la mort de plusieurs personnes (une famille entière en Turquie en 2018). Et plus récemment, à Kaledran, en Turquie, une jeune fille a eu un doigt tranché par une morsure d’un autre poisson-ballon (Lagocephalus sceleratus). Il est donc bien clair que, tant d’un point de vue biologique que d’un point de vue économique et social, les invasions biologiques sont un désastre.

CONSÉQUENCES POLITIQUES
sortie de fruits sont strictement réglementées, car une introduction imprévue pourrait anéantir très rapidement l’économie locale. Pour ce qui est des invasions lessepsiennes, la situation est bien plus compliquée car les pays les plus atteints (Lybie, Égypte, Israël, Liban, Syrie, Turquie et Chypre) sont secoués par d’importants problèmes politiques, tant internes qu’internationaux. Cette situation géopolitique les empêche de travailler de concert pour faire face à ce problème, qui ne peut être résolu que par un effort commun. Par exemple, la décision récente de l’agrandissement du canal de Suez a été fortement critiquée par des scientifiques israéliens, mais il est facile d’imaginer la réaction des autorités égyptiennes.
Du point de vue scientifique, les collaborations entre chercheurs de pays arabes et scientifiques israéliens sont difficiles, voire impossible. Cependant, la solution à ce problème ne peut se trouver que par un travail de concert. Ainsi, comme nous l’avons vu, les espèces lessepsiennes échappent à l’effet goulet d’étranglement génétique, ce qui pourrait tenir au fait que des centaines d’espèces envahissent la Méditerranée régulièrement et que seules celles qui possèdent une diversité génétique élevée réussissent à survivre. Pour tester cette hypothèse, il faudrait échantillonner la source d’invasion, le canal de Suez. Cette région est évidemment difficile d’accès pour les scientifiques, or une collaboration internationale, alliant des chercheurs de tous les pays concernés, serait idéale. Les chercheurs seraient disposés d’aller tout de suite sur le terrain, mais les autorités politiques sont réticentes.
Bien que le canal de Suez ait été ouvert en 1869, le taux d’invasions lessepsiennes n’a commencé à s’accroître que récemment. La plupart des scientifiques sont d’accord sur la raison majeure de ce changement : le réchauffement climatique. Niées par certains, les invasions biologiques sont un fait qui ne peut être oublié. Mais il ne suffit que d’attendre pour en voir les effets, et la note n’en sera que plus lourde.
La première expédition scientifique en mer Rouge fut une entreprise internationale organisée par le Danemark en 1760, admirablement évoquée par Thorkild Hansen dans son livre Arabia Felix (1962). Au cours de cette expédition, avant de succomber du paludisme au Yémen, le jeune Suédois Peter Forsskål put décrire des dizaines de nouvelles espèces de poissons. Dans l’esprit de cette première expédition, pour trouver des résultats concrets et résoudre le défi des espèces lessepsiennes, les scientifiques des pays méditerranéens devront travailler ensemble. Le rouget de Forsskål (Parupeneus forssakli), une espèce qui est entrée récemment en compétition avec nos rougets de roche (un ingrédient traditionnel de la bouillabaisse), est d’une certaine façon symbolique des changements qui sont en train de transformer la Méditerranée.
Une réflexion sur “Les invasions biologiques marines en Méditerranée : changements climatiques et enjeux géopolitiques, Giacomo Bernardi*”