La mesure du niveau de la mer rĂ©pond, historiquement, Ă plusieurs besoins humains. Aujourdâhui, avec des outils de plus en plus performants, elle permet de comprendre le changement climatique et de mener des opĂ©rations avec prĂ©cision.
*Jonathan Chenal est géodésien et doctorant en sciences du climat
Cette mesure rĂ©pond Ă un ensemble de finalitĂ©s dĂ©terminant les mĂ©thodes et instruments utilisĂ©s. On a ainsi, dâune part, les marĂ©graphes cĂŽtiers, qui mesurent le niveau de la mer depuis la cĂŽte ; dâautre part, des satellites altimĂ©triques, qui le mesurent depuis lâespace. Ces dispositifs sont complĂ©tĂ©s par dâautres techniques qui mesurent spĂ©cifiquement des contributions Ă la hausse du niveau des mers ou des effets locaux Ă corriger. Cet article prĂ©sente les mesures locales puis spatiales du niveau de la mer, avant dâaborder les combinaisons de techniques donnant accĂšs Ă des composantes de la mesure du niveau de la mer.
LA MESURE PAR RAPPORT Ă LA CĂTE
Les mesures du niveau de la mer rĂ©pondent Ă des besoins en divers. Pour la navigation, la connaissance du marnage (diffĂ©rence de hauteur dâeau entre marĂ©e haute et marĂ©e basse ainsi que la pĂ©riode de retour des marĂ©es) a constituĂ© une des premiĂšres motivations de ces mesures : la sĂ©rie marĂ©graphique de Brest, par exemple, a plus de trois cents ans. De nos jours, câest le SHOM qui gĂšre les rĂ©seaux de marĂ©graphes, comme RONIM. Sur le plan international, le service permanent du niveau moyen de la mer PSMSL donne accĂšs aux observations des marĂ©graphes, en particulier du rĂ©seau GLOSS. Les systĂšmes dâalerte aux tsunamis, comme Cenalt en France, gĂ©rĂ© par le CEA, sâappuient aussi sur les marĂ©graphes. Mais une application terrestre a aussi justifiĂ© ces mesures, pour en dĂ©duire un niveau moyen : il sâagit de la nĂ©cessitĂ© dâĂ©tablir une origine aux rĂ©seaux de nivellement, qui constituent la rĂ©alisation des systĂšmes dâaltitudes nationaux. Ainsi, le marĂ©graphe totalisateur de Marseille[1]Voir Progressistes no 14, oct.-nov.-dĂ©c. 2016, qui appartient Ă lâIGN, a Ă©tĂ© créé en 1885 Ă cette fin.
LES MARĂGRAPHES
Longtemps, ils nâont permis que dâĂ©tablir de simples Ă©chelles de marĂ©e, sur lesquelles un opĂ©rateur lisait la hauteur de lâeau ; ils ont ensuite Ă©tĂ© mĂ©canisĂ©s pour lâenregistrement de cette hauteur. Les marĂ©graphes modernes ont exploitĂ© le principe dâune mesure acoustique entre un Ă©metteur et la surface de lâeau, et dĂ©sormais celle dâune Ă©mission radar. Les marĂ©graphes mesurent en effet la distance sĂ©parant un point de rĂ©fĂ©rence accrochĂ© Ă la croĂ»te terrestre de la surface de lâeau : câest une mesure locale⊠et relative : si la croĂ»te sâaffaisse ou sâĂ©lĂšve, la mesure du niveau de la mer sâen trouve affectĂ©e. Le dĂ©placement vertical de la croĂ»te peut ĂȘtre mesurĂ© par les techniques de la gĂ©odĂ©sie spatiale, en particulier le GNSS, comme le GPS. La correction de son mouvement permet de reconstruire un niveau de la mer « absolu » : est dĂ©terminĂ© un repĂšre stable par rapport auquel est dĂ©finie la position de la station. La gĂ©odĂ©sie spatiale, discipline qui a pour objet lâĂ©tude de la forme et des dimensions de la Terre Ă une Ă©chelle globale[2]Voir Progressistes no 5, juill.-aoĂ»t-sept. 2014, permet dâexprimer la mesure locale du niveau de la mer dans un rĂ©fĂ©rentiel global, en lâoccurrence le repĂšre international de rĂ©fĂ©rence terrestre, le ITRF. En France, les marĂ©graphes Ă©quipĂ©s de stations GNSS forment le systĂšme SONEL.
HAUSSE DU NIVEAU DES MERS : LE RECUL DU TRAIT DE CĂTE
Des Flandres Ă la Camargue, des basses vallĂ©es des fleuves comme la Gironde au Marais poitevin ou Ă la cĂŽte languedocienne, la hausse du niveau de la mer va entraĂźner des reculs du trait de cĂŽte et des invasions marines, dâabord lors des grandes tempĂȘtes â on pense Ă Xinthia, qui a ravagĂ© La Faute-sur-Mer â, qui menacent de devenir de plus en plus frĂ©quentes. Comment sây prĂ©parer ?

La mer affouille les cĂŽtes
et peut détruire habitations
et aménagements cÎtiers.
La cĂŽte aquitaine, ci-dessus,
en est une illustration.

Dispositifs de protection contre
lâavancĂ©e de la mer : Ă©pis
perpendiculaires Ă la cĂŽte (ici
en Aquitaine) et enrochements.
Ces travaux sont Ă conforter ou
Ă recommencer sans cesse.

La Faute-sur-Mer : la tempĂȘte
Xinthia (2010) a fait plus
de vingt morts parmi
les occupants des pavillons
construits dans une zone
basseâŠ
Une autre mĂ©thode de mesure locale du niveau de la mer exploitant les GNSS consiste Ă capter deux signaux Ă©mis par un satellite : le signal en ligne directe et celui rĂ©flĂ©chi par la surface de la mer. Les marĂ©graphes ne sont pas sans faiblesses. Si leurs mesures du niveau de la mer jouissent du privilĂšge de lâanciennetĂ© â ils ont ainsi permis dâestimer la hausse moyenne du niveau de la mer au XXe siĂšcle entre 1,1 et 1,7 mm/an â, il nâen reste pas moins que, dâune part, leur rĂ©partition Ă la surface de la Terre est inhomogĂšne, les littoraux de lâhĂ©misphĂšre sud en Ă©tant nettement moins dotĂ©s; et que, dâautre part, le niveau de la mer Ă la cĂŽte connaĂźt des influences locales importantes (apports dâeau douce, courants de bord, etc.), dont la connaissance est utile pour les amĂ©nagements locaux, mais qui ne sont pas reprĂ©sentatives de ce qui se passe au large. LâaltimĂ©trie spatiale, au tournant des annĂ©es 1990, a comblĂ© ce vide.
LA MESURE DEPUIS LâESPACE
Le dĂ©veloppement de la navigation hauturiĂšre et les progrĂšs de lâocĂ©ano – graphie ont requis une description exhaustive et homogĂšne de la surface de lâocĂ©an, qui a Ă©tĂ© permise par les avancĂ©es des techniques spatiales. Il y a toutefois un prĂ©requis fondamental : une mesure prĂ©cise du niveau de la mer par satellite nâest possible quâĂ condition de disposer dâune connaissance fine de la position du satellite orbitant autour de la Terre. Bien que rĂ©pondant Ă des spĂ©cifications liĂ©es Ă sa mission, sa trajectoire orbitale est soumise Ă de nombreuses perturbations (rayonnement solaire, frottement atmosphĂ©rique, irrĂ©gularitĂ©s du champ de pesanteur, etc.), et il faut la recalculer en continu et avec prĂ©cision, ce qui est possible grĂące Ă un rĂ©seau de balises au sol appelĂ©es DORIS, installĂ©es depuis 1986 par le CNES avec le concours de lâIGN. Les orbites des satellites dâaltimĂ©trie ont dĂ©sormais une prĂ©cision centimĂ©trique. Lâorbite dĂ©sormais supposĂ©e connue avec prĂ©cision et exprimĂ©e dans lâITRF, le niveau de la mer peut ĂȘtre mesurĂ© par le satellite si celui-ci Ă©met une onde radar qui se rĂ©flĂ©chit Ă la surface de la mer ; de la mesure du temps de lâaller-retour de lâonde est dĂ©duite immĂ©diatement la distance qui sĂ©pare le satellite de la surface de lâeau, et par consĂ©quent lâexpression du niveau de celle-ci dans lâITRF. La prĂ©cision de la mesure est de lâordre du centimĂštre. Le niveau de la mer ainsi mesurĂ© au nadir du satellite, câest en lâextrapolant Ă partir des traces du satellite que lâon peut exprimer le niveau de la mer sur toute la surface de lâocĂ©an. Le passage du satellite de la verticale des surfaces continentales Ă lâocĂ©an conduit cependant Ă des difficultĂ©s pour la mesure spatiale du niveau de la mer sur le littoral : les rĂ©seaux de marĂ©graphes nâont donc pas Ă©tĂ© rendus caducs par lâaltimĂ©trie spatiale. Si les missions dâaltimĂ©trie spatiale, depuis Topex-Poseidon en 1992, ou la sĂ©rie des Jason, fonctionnent globalement selon le mĂȘme principe, la mission SWOT, prĂ©vue pour 2021, devrait produire une observation de la surface ocĂ©anique par « fauchĂ©e », et donc grandement amĂ©liorer la rĂ©solution spatiale des phĂ©nomĂšnes observĂ©s.

Source : Aviso/CNES
ĂROSION LITTORALE ET RECUL DES CĂTES
Avec le réchauffement climatique global, la hausse du niveau des mers est inéluctable. Le Bureau de recherches géologiques et miniÚres adopte déjà une hypothÚse à plus de 1 m. Or, dans un passé géologique pas si ancien, la calotte glaciaire du Groenland a fondu, il en a résulté une hausse du niveau de plusieurs mÚtres.
Les prĂ©mices en sont lâĂ©rosion marine du trait de cĂŽte, laquelle recule inexorablement. Et les dĂ©fenses construites Ă grand frais avec des enrochements sont bien dĂ©risoires… DĂ©jĂ ici ou lĂ des bĂątiments jadis bien en retrait surplombent le rivage et doivent ĂȘtre abandonnĂ©s puis dĂ©molis.
En ce qui concerne notre pays, les erreurs dâamĂ©nagements commencent Ă se voir lors dâĂ©vĂ©nements climatiques exceptionnels, comme Ă La Faute-sur-Mer (VendĂ©e) : lâaire bĂątie dans une zone basse derriĂšre un cordon dunaire a Ă©tĂ© envahie par la mer lors de la tempĂȘte Xinthia causant de nombreux morts. Des zones importantes du territoire mĂ©tropolitain sont Ă terme menacĂ©es : la Camargue, le littoral languedocien, les rivages de Gironde, le Marais poitevin, les rivages normands ou la baie de Somme et la Flandre maritime.
DĂ©jĂ les Pays-Bas ont commencĂ© des travaux colossaux pour Ă©lever leurs digues et protĂ©ger une grande partie de leur pays qui est en polder; mais des pays pauvres comme le Bangladesh, dont lâaltitude moyenne est infĂ©rieure Ă 1 m, nâont pas les mĂȘmes moyens et des drames se prĂ©parent : des millions de rĂ©fugiĂ©s climatiques que les pays voisins ne sont pas toujours prĂȘts Ă accueillir.
Une grande partie de la population française vit sur les cĂŽtes. Il faudra choisir les zones Ă protĂ©ger et celles Ă dĂ©laisser. Au-delĂ des slogans et de lâaffichage, les gouvernements seront-ils plus Ă mĂȘme dâanticiper la crise Ă venir, dâouvrir dans la transparence et la responsabilitĂ© un dĂ©bat sur ces enjeux et dâaider les collectivitĂ©s Ă sâadapter Ă cette hausse du niveau? Ou bien les calculs de spĂ©culateurs immobiliers Ă la courte vue dicteront-ils les dĂ©cisions? Il sâagit dâun enjeu citoyen dans lequel chacun de nous est acteur.
CE QUâAPPORTE LA MESURE DES NIVEAUX DE LA MER
La surface de lâocĂ©an tĂ©moigne de nombreux phĂ©nomĂšnes ocĂ©aniques. Ainsi les courants, en particulier les grands courants Ă lâouest des bassins ocĂ©aniques (comme le Gulf Stream le long de la cĂŽte est des Ătats-Unis, ou le courant Kuroshivo au niveau du Japon), sont-ils tout Ă fait visibles par altimĂ©trie, comme les tourbillons de mĂ©so-Ă©chelle (quelques centaines de kilomĂštres), les diverses formes dâondes qui traversent les ocĂ©ans (par exemple les ondes de Rossby), ainsi que les vagues des tsunamis. Les phĂ©nomĂšnes tĂ©moignant de la variabilitĂ© interne du climat sont aussi observables par altimĂ©trie, comme El Niño, dans lâocĂ©an Pacifique. Ce phĂ©nomĂšne survient lorsque les alizĂ©s, ces vents tropicaux soufflant vers lâouest, faiblissent ; les eaux chaudes de surface, quâils poussent habituellement vers lâouest, reviennent vers lâest et sâĂ©tablissent au niveau du PĂ©rou. Enfin, lâaltimĂ©trie spatiale a permis la mise en Ă©vidence dâune tendance globale Ă la hausse du niveau de la mer de prĂšs de 3,3 mm/an depuis 1992, qui est une des principales consĂ©quences du changement climatique.

Source : 5e rapport du GIEC, chapitre 13. Cambridge University Press, Cambridge, Royaume-Uni et New York, Ătats-Unis).
LA MESURE DES CONTRIBUTIONS DE LA HAUSSE TENDANCIELLE DU NIVEAU DE LA MER
Le niveau de la mer sâĂ©lĂšve parce que les ocĂ©ans recueillent lâeau de fonte des glaciers continentaux et des calottes polaires, Ă hauteur de 1,8 mm/an, ainsi quâen raison de la dilatation de lâeau de mer, pour 1,4 mm/an. La masse des ocĂ©ans varie selon la fonte ou lâextension des glaciers et des calottes polaires ; elle constitue donc un indicateur de lâĂ©tat du climat. Les mesures in situ Ă©tant limitĂ©es, il est difficile dâextrapoler aux 200000 glaciers du monde les mesures faites sur quelques centaines dâentre eux. Cela dit, les mesures spatiales permettent de combler cette difficultĂ©. La reconstitution des variations de volume des glaciers par stĂ©rĂ©ographie Ă partir de sĂ©ries temporelles dâimages permet dâĂ©valuer les volumes de glace perdus par les glaciers, et donc gagnĂ©s par lâocĂ©an (dĂ©duction faite des rĂ©serves dans les barrages). La gravimĂ©trie, qui mesure les variations du champ de pesanteur (comme le fait la mission spatiale GRACE), donne aussi accĂšs aux transferts de masse liĂ©s au changement climatique, notamment les pertes de glaces continentales.
LâocĂ©an est aussi soumis Ă une dilatation thermique. Les mesures anciennes de tempĂ©ratures Ă diverses profondeurs permettent dâĂ©valuer le rĂ©chauffement sĂ©culaire de lâocĂ©an ainsi que sa dilatation, appelĂ©e « contribution stĂ©rique ». Ces mesures Ă©taient toutefois Ă©parses et peu profondes (jusquâĂ 700 m). Le systĂšme Argo, qui consiste en plusieurs milliers de profileurs dĂ©rivants, permet de mesurer plusieurs grandeurs physiques, comme la tempĂ©rature et la salinitĂ©, jusquâĂ 2 000 m de profondeur. La dilatation de la colonne dâeau peut enfin ĂȘtre envisagĂ©e comme la diffĂ©rence entre la hausse totale du niveau de la mer et celle liĂ©e Ă la variation de masse de lâocĂ©an, dont on a vu plus haut le principe de la mesure. La connaissance de lâocĂ©an, pour des besoins opĂ©rationnels comme pour la comprĂ©hension du changement climatique, a conduit la mesure du niveau de la mer Ă des progrĂšs rĂ©volutionnaires au cours des derniĂšres dĂ©cennies. Les systĂšmes dâobservations actuels mĂ©ritent toutefois dâĂȘtre pĂ©rennisĂ©s et intĂ©grĂ©s au sein de systĂšmes visant une vision et une comprĂ©hension globales. La France, pionniĂšre en la matiĂšre, continue dây jouer un rĂŽle de premier plan.
