Covid-19 : les effets de la désindustrialisation des secteurs liés à la santé

J-P Escaffre1 J-L Malétras2 J-M Toulouse3

La science des dangers : ce qu’elle nous indique

Les catastrophes de toute nature ont fait l’objet de travaux scientifiques finalement peu nombreux au regard des enjeux sociaux, pour ne pas dire civilisationnels. Ces travaux sont désormais regroupés dans ce qui est convenu de dénommer « sciences du danger », ou cindynique.

Elles nous montrent le rôle secondaire des facteurs techniques (G. Planchette4). A ces derniers s’ajoutent les facteurs humains, en particulier le rôle du facteur organisationnel. Ce sont les déficits internes aux organisations qui favorisent les catastrophes, en faisant converger un ensemble de détonateurs qui, seuls, n’engendrent guère de danger.

Il a donc fallu intégrer à l’analyse des aspects qui guident les actions des acteurs : valeurs culturelles, règles admises, finalités. Des « dissonances » entre acteurs peuvent générer des bifurcations non souhaitées.
L’histoire des analyses des dangers montre qu’elle est fortement liée à la culture et aux intérêts. On recense cinq approches :
-analytique, provenant des habitudes acquises ;
-fondée sur le risque, en oubliant le danger qui en est la source5 ;
-«évènementielle »: prioriser les études de risques sur la probabilité́ de déclenchement de l’évènement ;
-« sensorielle » : la connaissance des dangers ne repose que sur ceux perçus par nos sens ;

-préférence quantitative, en occultant le fait que les aspects qualitatifs, émotifs, influencent les actions des individus.

La pandémie : rien de « naturel »

La propagation particulièrement rapide du coronavirus suit, comme les autres pandémies, les voies des échanges internationaux. Elle fut dans ce cas particulièrement rapide et intense du fait des transports aériens : comme le montre le professeur Philippe Sansonetti6, la route du virus se superpose parfaitement avec celle des liaisons aériennes dans le monde, d’où̀ la fulgurance qui a mis les moyens humains locaux dans un état de sidération.

Cependant ce dernier n’apparaît jamais sur un terrain déjà capable d’absorber sans tension les évolutions saisonnières habituelles des maladies et celles des flux d’hospitalisation, pour la simple raison que cette « tranquillité » permet de concevoir des visions politiques et techniques à moyen et longs termes, bref de se munir de scenarii prospectifs dits « catastrophes » qui pourraient générer un ébranlement des structures institutionnelles jusqu’à leur arrêt, et ce afin de s’y préparer.

Dans la situation présente, ce ne fut pas le cas, bien au contraire. Nous nous trouvons dans la seconde approche décrite plus haut : la mise en danger par minimisation consciente du risque. Le système hospitalier public est en tension continue depuis plusieurs années, avec des files d’attente qui s’allongent partout du fait d’un manque criant de personnels, ainsi que des matériels médicaux vieillissants, souvent de fabrication étrangère d’où des problèmes de maintenance et des coûts élevés. Inutile de revenir sur les multiples alarmes récurrentes proférées par toutes les professions de santé et les Associations de patients, non pas dans quelques sites, mais partout sur le territoire. La pandémie s’est donc rajoutée à la tension récurrente. La solution d’urgence fut d’arrêter une partie importante des flux habituels de patients pour pouvoir dégager des moyens plus ou moins adaptés à la vague épidémique et d’étaler celle-ci dans le temps par un confinement strict de la population. Curieusement, en Suède par exemple, de telles mesures extrêmes n’ont pas été prises au moment où ces lignes sont écrites : il est vrai que leur système hospitalier moderne n’a pas été démantelé comme en France, ou en Italie ou en Espagne …

Une fois de plus, les problèmes organisationnels sont à l’origine de l’évolution catastrophique de la pandémie : les scientifiques de la cindynique ne s’étaient pas trompés, les « lois » sont toujours présentes.

Pourtant le manque de personnels soignants avait déjà̀ été signalé de multiples fois aux autorités ministérielles dès la fin des années 1990 par les chercheurs ainsi que par les organisations professionnelles et syndicales, comme il en fut de même des dangers des délocalisations industrielles induisant l’évanescence des pouvoirs de décision sur les productions des matériels hospitaliers et la médication.

Dès lors, la constance du positionnement des instances politiques gouvernementales7 depuis des décennies, malgré les cris d’alarme récurrents du « terrain », laisse ce goût amer qu’en réalité cela correspondait et correspond encore à une stratégie délibérée de dépouillement des moyens des souverainetés essentielles du pays, laissant professionnels et population en désarroi du fait de leur croyance naïve en des gouvernements naturellement protecteurs, comme à l’époque des « trente glorieuses ».

Le cas de l’industrie liée à la santé

L’actualité a mis en lumière la pénurie de médicaments en France, massivement importés de pays étrangers. Il n’y a pourtant rien de nouveau, sinon que la situation s’est brusquement aggravée, particulièrement pour les anesthésiants. Tout le monde se souvient des pénuries récurrentes depuis quelques années de médicaments utiles pour les affections cardiologiques ou oncologiques. Il fut un temps où, démocratie encore vivante dans notre pays, le ministre de la santé aurait été démis de ses fonctions dans la journée …

L’industrie pharmaceutique est dominée en France par Sanofi8 (groupe international et détenu partiellement par le groupe de cosmétique l’Oréal), puis par des PME tels que Servier, Ipsen, Pierre Fabre. Elle emploie dans notre pays plus de 100 000 personnes en direct. Ces entreprises et les laboratoires américains recherchent fébrilement une médication efficace contre le coronavirus.9

L’actualité a aussi mis en lumière la pénurie persistante de masques médicaux de protection et de respirateurs, eux aussi importés de pays étrangers (les deux dernières usines filiales de groupes étrangers ayant fermé récemment leurs établissements de production, puis fait détruire les machines pourtant modernes dans une déchetterie locale !).

La destruction de ces productions industrielles ne concerne pas que ces deux produits. La même logique a frappé d’autres secteurs des dispositifs médicaux depuis longtemps, dont l’imagerie médicale. Celle-ci est dominée par la firme américaine General Electric, l’Allemande Siemens, la Hollandaise Philips, la Japonaise Toshiba et la Coréenne Samsung. En réalité, Siemens et Philips utilisent les conceptions des technologies d’imagerie de Thalès, entreprise d’armement encore française. Les syndicalistes CGT de celle-ci proposent depuis plusieurs années la création d’une filière française dédiée au secteur santé doté d’établissements de prototypage à l’instar de la Compagnie Générale de Radiologie (CGR) autrefois vendue à l’Américain General Electric. Cette proposition, dont les éléments techniques ont été validés par les professionnels du secteur, ne rencontre pas pour autant l’attention qu’elle mérite de la part des autorités politiques. Un exemple de plus, non pas de surdité de celles-ci contrairement à ce qui est fréquemment prétendu, mais de la continuité opiniâtre de leur stratégie de destruction de la cohérence du tissu industriel de notre pays.

Face à la montée des protestations de la population, ces autorités politiques aux pouvoirs ultra- concentrés comme nulle part ailleurs dans le « monde occidental démocratique », prétendent qu’il convient de faire revenir les usines, non pas obligatoirement en France, mais en Europe. Gageons qu’il ne s’agira pas de nationaliser, mais de créer de multiples Partenariats Public-Privés (PPP) dont l’inefficacité est largement reconnue, si ce n’est que pour continuer à abonder les comptes des multinationales. En effet, ces PPP organisent un dessaisissement total des maîtres d’ouvrages (conception, exécution et gestion-maintenance de l’ouvrage public), contre un contrat prévoyant une « redevance » pendant 30 à 99 ans, seulement au terme desquels l’ouvrage redevient la propriété de la personne publique, et ce dans un état très critique.

Pour se sortir du marasme : solutions politiques et organisationnelles à débattre

Ébranler le mur de la pseudo-surdité passe par un renouveau politique prenant en compte globalement le problème. Selon nous, ce renouveau devrait reposer sur trois piliers, dépendant de la mobilisation des forces endogènes du pays en qui il faut faire confiance :

– une réorganisation globale du pilotage politique et stratégique de la santé publique,

– une démocratisation en profondeur du secteur hospitalier public,

– la création d’une filière industrielle dédiée dotée de Centre d’Innovations Technologiques et prototypages.

Nous en proposons ici les grandes lignes, en nous concentrant sur les caractéristiques du troisième pilier. Le lecteur trouvera plus de détails dans notre ouvrage « La Santé sans industries ? Refonder le lien entre le système sanitaire et l’industrie française ».

-Premier pilier : démocratiser en profondeur le pilotage de la santé publique. Il est essentiel de politiser les enjeux stratégiques des politiques de santé en responsabilisant les instances politiques. En lieu et place des ARS, il faut une organisation de pilotage politique et stratégique reposant sur l’implication et l’écoute du personnel et plus largement des citoyens10. En support des chambres politiques nationale et locales démocratiques, création de Chambres Locales d’Organisation de la Santé dotées de deux administrations locales :

– l’Administration Locale d’Organisation de la Santé,

– l’Administration des Études, de la Recherche, de la Prospective et de l’Évaluation Technique de la Santé. Celle-ci aurait entre autres missions d’assurer les liaisons entre les unités de R&D des hôpitaux (à aussi créer) et l’industrie.

-Le second pilier : Démocratiser en profondeur les structures hospitalières publiques : l’hôpital doit retrouver son statut d’Établissement Public Administratif (EPA) avec personnalité juridique et l’autonomie financière. La T2A sera supprimée et remplacée par des budgets spécifiques négociés. La démocratisation des instances de l’hôpital aura des effets décisifs sur l’écoute et la considération des « héros en blouses blanches ». Ses effets se sentiront également sur la conception des dispositifs médicaux et des produits ainsi que sur leur production industrielle. Elle aura aussi une influence déterminante sur les décisions d’investissement en matériels.

-Le troisième pilier : création d’une filière industrielle et de centres d’innovations technologiques. Cette filière devrait donner lieu à la création d’un Comité de pilotage Industriel multidisciplinaire sous contrôle parlementaire doté de Centres d’Innovations Technologiques et de prototypages11.
Comme l’a révélé la crise sanitaire actuelle, la France doit se doter des moyens de reconstruire une industrie forte de fabrication de matériels permettant de fournir aux établissements une nouvelle génération d’équipements répondant directement aux besoins spécifiques des soignants, qu’ils soient hospitaliers, urgentistes ou médecins de proximité́. Cela nécessite la création de Centres d’Innovations Technologiques (avec prototypages qui n’existent plus en France !), mais également la création d’une ossature industrielle et de services. Créer par exemple un Siemens français ne coûterait que 500 millions d’euros en regroupant 200 start-ups (la somme de leurs actifs nets). C’est ce type d’action qui a permis la création de la SNCF, d’EDF, etc. après-guerre. Les industries des dispositifs médicaux emploient environ un effectif de 65 000 personnes en France12, uniquement consacré aux activités de R&D et de production. Elles sont en fait composées de PME et ETI (1100 entreprises, sans appui étatique : pas de clusters dédiés !), repoussées vers des marchés de niche par les multinationales estrangères essentiellement américaines et allemandes. Demeure encore la puissance de feu de la recherche française avec plus de 1100 chercheurs statutaires et près de 700 doctorants et post- doctorants qu’il conviendra de mobiliser rapidement, avant que la réforme des structures universitaires et de recherche votée récemment par les instances politiques ne fasse son effet dévastateur.

On voit donc que les potentialités ne manquent pas pour le moment afin de relancer le mécanisme de réindustrialisation d’une filière française des dispositifs médicaux. Cet impératif catégorique n’est pas hors de portée de la sixième puissance économique mondiale.

L’État stratège, l’État républicain, doit veiller à ce que le peuple français ne perde pas sa souveraineté économique au profit d’un quarteron de multinationales sous tutelle nord-américaine. Et cela n’empêchera pas, bien au contraire, les coopérations interétatiques entre États souverains. Il ne manque que le courage politique.

1 Docteur en droit public, ancien directeur d’hôpital public

2 Consultant, ancien responsable de la coordination CGT du groupe Thalès

3 Agrégé́ TEG, M-C en Sciences de Gestion, hdr

4 Planchette G., 2017, « Danser le tango sur l’asymptote, science du danger et complexité́ », VRS n°410.

5 Danger : capacité́ à provoquer des dommages – Risque : personnes ou équipements confrontés à des dangers.

6 Conférence du professeur Philippe Sansonetti : Covid-19 ou la chronique d’une émergence annoncée, Collège de France, 16 mars 2020

7 Nous faisons ici la distinction classique entre gouvernement, de l’ordre du politique, et l’État, moyen essentiel à la disposition des gouvernements. Accuser « l’État » de l’orientation politique de ses moyens est stupide. Autant accuser la bêche du jardinier plutôt que le cerveau et la main du jardinier !

8 Sanofi est le produit de la privatisation de Rhône-Poulenc, acceptée par L. FABIUS. L’essentiel de la R&D fut alors transférée à la filiale de Boston, aux États-Unis, spécialisée en particulier dans la production de la Chloroquine. D. TRUMP vient de commander la mise au point d’un vaccin contre le coronavirus, avec obligation de destiner ce vaccin en premier lieu à la population américaine.

9 Une nouvelle commission « Care » vient d’être nommée par les autorités politiques. Sa présidente est liée avec le laboratoire américain Gilead Science (qui tente de tester l’antiviral Remdesivir), dont l’un des actionnaires est le fonds financiers BlackRock, qui fait partie des initiateurs de la réforme des retraites dans l’UE.

10 Cf. aussi J-P Escaffre & R. Favier, La France se délite, réagissons, édit ADiffusion, 2017

11 Ceci nécessitant de notre point de vue une reconsidération du Conseil National de l’Industrie (CNI) et des Comités Stratégiques de Filières (CSF)

12 Selon « Les Technologies clés 2020 », ministère de l’industrie

2 réflexions sur “Covid-19 : les effets de la désindustrialisation des secteurs liés à la santé

  1. Bonjour,

    pour sortir de ce marasme; il me semble qu’il est indispensable de sortir de l’UE. Je dis bien sortir et non pas chercher à le « réformer ».; Il ne faut pas s’imaginer que les hommes politiques qui ont pris des décisions des orientations qui ont abouti à la situation actuelle qu’ils sont les mieux placés pour transformer cette UE. En plus de la sortie de l’UE il est indispensable de s’orienter vers une sortie du Capitalisme par abandon dans un premier temps du FMI et de l’OCDE.

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