Les réseaux électriques ont connu une première complexification, il y a vingt ans, avec la libéralisation de la production et de la fourniture imposée par Bruxelles. Le développement des énergies renouvelables depuis une dizaine d’années vient ajouter un niveau de complexité supplémentaire.
* Cécile GRIMONE est ingénieure, spécialiste des réseaux électriques.
L’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité a été entamée en France, et ailleurs en Europe, au début des années 2000. Elle est effective pour la production, le négoce, la commercialisation et la fourniture depuis 2007. Avec cette évolution, le système électrique n’est plus opéré par un seul et même acteur (EDF) comme cela avait été le cas depuis 1947 mais par deux filiales d’EDF – RTE pour le transport, Enedis (ex-ERDF) pour la distribution – et une multitude d’acteurs pour la production, le négoce, la commercialisation et la fourniture.
Cette multiplication des acteurs, voulue au nom de la libéralisation, a été portée par la création de nouveaux mécanismes de marché, tels que le TURPE (tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité) en 2000, de la Bourse de l’électricité, Powernext, en 2001 puis la mise en oeuvre du mécanisme d’ajustement en 2003, ou encore en 2010 celle de l’ARENH (accès régulé à l’électricité nucléaire historique), qui oblige EDF à revendre une part de l’électricité du parc nucléaire à ses concurrents en dessous du prix de marché.
Presque vingt ans après le début de ce mouvement, le paysage de l’électricité est ainsi en France et en Europe bien plus complexe qu’il ne l’avait été pendant des décennies.

UN SYSTÈME DE PLUS EN PLUS DÉCENTRALISÉ
Historiquement, les réseaux électriques avaient été dimensionnés pour transporter et distribuer l’énergie produite par des moyens de production centralisés et « pilotables » (centrales nucléaires, à charbon, à gaz ou hydroélectriques). Ces moyens de production, peu dépendants des conditions météorologiques, étaient conçus pour répondre aux besoins de la consommation. L’enjeu pour les opérateurs du réseau électrique national était de s’assurer en permanence de l’ajustement de la production à la demande.
Le déploiement, à partir du milieu des années 2000-2010, des installations de production décentralisées (solaire, éolien, biomasse) dont la production est variable – selon les conditions météorologiques, notamment – constitue potentiellement un changement de paradigme à venir, entraînant au gré de sa montée en puissance le passage d’un système centralisé unidirectionnel à un système décentralisé bidirectionnel.
Le gestionnaire du réseau de transport est le maillon central de ces nouvelles chaînes de valeur, garant de l’équilibre offre/demande. Son rôle est essentiel et le restera à l’avenir. Mais avec la poursuite du développement des installations de production décentralisée, le gestionnaire du réseau de distribution sera beaucoup plus fortement impacté et devra évoluer pour répondre à ses deux missions principales qui sont d’assurer, d’une part, la continuité comme la qualité de la desserte et, de l’autre, l’accès au réseau de distribution sans discrimination.
DES CONSÉQUENCES DIRECTES SUR LE RÉSEAU DE DISTRIBUTION
En effet, le gestionnaire d’un réseau de distribution doit à la fois répondre aux demandes de nouvelles installations de consommation comme de production et adapter ses règles d’exploitation pour pouvoir collecter l’énergie produite localement et la distribuer ou l’injecter proprement sur le réseau de transport de l’électricité, cela alors que les installations de production raccordées au réseau de distribution impactent le niveau de tension, et donc la qualité d’alimentation. Aussi, de nouveaux outils de gestion (outils digitaux et équipements communicants) deviennent nécessaires.
Par ailleurs, les gestionnaires de réseaux n’ayant pas le droit d’opérer d’installations de production ni d’intervenir sur les marchés, de nouveaux mécanismes de marché doivent être créés pour inciter les acteurs locaux (producteurs ENR, ou effacement de consommation) à rendre des services au réseau.
Face à ces évolutions, les gestionnaires de réseaux de distribution ont entamé, depuis une dizaine d’années, une numérisation de leurs réseaux, permettant de mieux planifier les évolutions du réseau (demandes de raccordement, gestion des travaux), d’accélérer la réalimentation en cas d’incidents réseaux ou d’aléas climatiques et de mieux piloter les niveaux de tension.
Les compteurs dits « intelligents » (du type Linky) constituent une première brique de suivi du réseau, à laquelle il faut ajouter le monitoring des sous-stations et l’instrumentation du réseau. Des plates-formes logicielles sont ensuite utilisées pour mener des études prédictives pour la planification, pour visualiser l’état du réseau, identifier les défauts, réguler les niveaux de tension, reconfigurer le réseau en cas de défaut, etc.
Au niveau des réseaux de transport, cette numérisation – généralement cachée sous le nom de smart grids, ou réseaux intelligents – est plus avancée. Les gestionnaires de réseau de transport sont maintenant tous bien engagés, que ce soit en Europe, Amérique du Nord ou Asie, dans l’instrumentation des postes électriques. Cette numérisation repose sur des réseaux de communication. RTE a ainsi doublé son réseau de transport par un réseau de fibre optique dédié, ce dès le début des années 2000.
DE NOUVEAUX MÉCANISMES DE MARCHÉ VERRONT LE JOUR
Enedis, gestionnaire de réseau de distribution français, a engagé en 2018 une réflexion autour des modalités futures de contractualisation et « d’activation des flexibilités locales ».
En fin d’année 2019, Enedis affichera les premières zones d’opportunités afin de recenser les acteurs en mesure d’y proposer des flexibilités. Ensuite, il décidera de lancer ou non un appel d’offres, proposant une rémunération (encore à définir) contre la mise à disposition de flexibilités de production ou de consommation. Les flexibilités seront très probablement offertes par des agrégateurs privés qui feront le lien entre les consommateurs et le gestionnaire du réseau de distribution, alors que jusqu’à présent le gestionnaire de réseau de transport orchestrait seul les flexibilités.
La coordination entre opérateurs des réseaux de transport et de distribution sera donc clé dans ce mouvement.
Du côté du réseau de transport aussi de nouveaux mécanismes de marché sont en cours de création, le projet de ligne virtuelle Ringo de RTE en est l’exemple. Dans des zones où la production éolienne peut provoquer, de manière intermittente, des congestions (la production étant par moments plus élevée que la capacité de la ligne), RTE va tester l’opération de systèmes de stockage par batterie qui permettront de soulager la ligne, et donc de ne pas investir dans le renforcement des lignes existantes.
Après une période d’expérimentation de quelques années, un nouveau mécanisme de marché devrait être créé pour que des tiers privés puissent exploiter le système, comme l’exige la réglementation européenne.
TROUVER DE NOUVELLES SOURCES DE FLEXIBILITÉ
Derrière toutes ces évolutions en cours ou annoncées, l’enjeu est de trouver de nouvelles sources de flexibilité, jugée indispensable pour absorber l’intermittence comme pour créer des opportunités économiques. Les acteurs des réseaux s’accordent donc pour étudier et développer différentes sources de flexibilité.
Au niveau de la production, une complémentarité entre sources d’énergie et répartition géographique est ainsi à rechercher par foisonnement1. De plus, les énergies intermittentes peuvent devenir prédictibles, notamment grâce à l’amélioration des prévisions météorologiques, et même en partie pilotables si l’on accepte de ne pas les faire fonctionner à tout instant à 100 % de leur capacité, et par conséquent de diminuer leur taux de charge, et donc leur rentabilité.
Au niveau de la consommation, l’effacement des sites industriels électro- intensifs existe depuis longtemps. Les notions d’effacement diffus se développent de plus en plus, avec ou sans stockage par batterie. Historiquement, la gestion des heures creuses/heures pleines via les ballons d’eau chaude a permis un décalage de la pointe de consommation en France. De nombreuses expérimentations sont en cours pour inciter les consommateurs à calquer leur consommation sur la production, avec plus ou moins de succès (Amérique du Nord, Royaume-Uni, Suède) et selon différents moyens (time of use tariff, tarifs dynamiques, blockchain). Le déploiement réussi de cette stratégie est d’ailleurs l’une des hypothèses majeures (et controversée) du scénario ADEME « 100 % énergies renouvelables ».
Au niveau des réseaux, le renforcement des interconnexions entre systèmes électriques de pays voisins doit également permettre davantage de flexibilité et devrait jouer un rôle plus important à l’avenir, de grands chantiers ayant lieu partout en Europe pour interconnecter les réseaux nationaux. Et le couplage entre réseaux d’énergie (électricité, chaleur, gaz) tend également à se mettre en place – porté notamment par les technologies de cogénération ou power to gas –, la chaleur et le gaz étant plus facilement stockables que l’électricité.
Enfin, une solution technique qui perce de plus en plus sur les marchés de l’électricité est le stockage par batterie ou par STEP (stations de transfert de l’énergie stockée par pompage-turbinage). Le stockage participe, dans de nombreux pays, à l’équilibre offre/demande via le réglage de fréquence, mais il peut aussi lisser une production intermittente, aider à l’effacement de consommation ou limiter les congestions sur les lignes.
INTERMITTENCE ET CONCURRENCE, UNE COMPLEXITÉ ACCEPTABLE?
Depuis les années 2000, les acteurs du réseau d’électricité ont évolué pour répondre aux exigences de l’ouverture à la concurrence. Le fonctionnement des réseaux s’est complexifié avec des tarifs (TURPE, ARENH, tarifs d’achat, complément de rémunération), des places de marché (marché de gros, services systèmes, mécanismes d’ajustement, marché de capacité), de nombreux acteurs (producteurs, fournisseurs, responsables d’équilibre, agrégateurs, financeurs, etc.).
Demain, le développement des énergies intermittentes exigera la mise en place de nouvelles règles de gestion imposant la présence du privé du fait de l’interdiction aux gestionnaires des réseaux d’intervenir sur les marchés.
La numérisation, initialement mise en place pour remplacer le travail humain (smart meters, automatisation du pilotage et de la surveillance), éventuellement soutenue par des technologies d’intelligence artificielle, permettra de gérer l’intermittence.
Reste la question des limites acceptables pour les réseaux et la société.
Quels taux de pénétration des renouvelables, à coût raisonnables pour la société dans son ensemble? Jusqu’à présent, la numérisation a permis une plus grande qualité d’approvisionnement, avec des coupures plus courtes et plus rares. Néanmoins, cette numérisation, qui repose sur le couplage des réseaux de communication et des réseaux électriques, crée une nouvelle vulnérabilité, toujours plus importante à mesure que la numérisation prend de l’ampleur et concerne davantage d’acteurs économiques.
Quel est le niveau de (cyber)risque acceptable? Comment gérer la cybersécurité de ce système vital? Habitués à un niveau de qualité d’approvisionnement très élevé, sommes-nous prêts à avoir plus de coupures, à changer nos rythmes de consommation pour nous adapter à la production solaire ou éolienne ou encore à avoir des qualités d’approvisionnement à plusieurs vitesses suivant la capacité de chacun à la payer ?
1. La réduction des fluctuations temporelles de l’intermittence et de la variabilité de la production d’énergie par la multiplication de sources éloignées est appelée « effet de foisonnement ».
Plus les sources d’énergie sont nombreuses et différentes, plus la puissance moyenne dégagée est lissée. (Source : CRE.)
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Le déploiement, à partir du milieu des années 2000-2010, des installations de production décentralisées (solaire, éolien, biomasse) bouleverse le réseau électrique.