
*Yannick Nadesan est prĂ©sident de Eau bassin rennais et conseiller municipal PCF dĂ©lĂ©guĂ© Ă lâeau, au contrĂŽle budgĂ©taire et services concĂ©dĂ©s de Rennes.
DâaprĂšs un rapport de 2017 de lâOMS et de lâUNICEF, quelque 2,1 milliards de personnes, soit 30 % de la population mondiale, nâont toujours pas accĂšs Ă des services dâalimentation domestique en eau potable et 4,4 milliards, soit 60 %, ne disposent pas de services dâassainissement gĂ©rĂ©s en toute sĂ©curitĂ©.
Si lâaccĂšs Ă lâeau potable a Ă©tĂ© en progression constante ces derniĂšres dĂ©cennies, le dĂ©rĂšglement climatique cumulĂ© Ă la mauvaise rĂ©partition des ressources, au manque dâinvestissement, Ă lâaccroissement des inĂ©galitĂ©s et aux dĂ©stabilisations gĂ©opolitiques pourrait nous faire entrer dans une nouvelle phase oĂč lâobjectif dâaccĂšs Ă lâeau pour tous sâĂ©loignerait.
Ă lâopposĂ© de ce qui amĂšne la pollution de nappes phrĂ©atiques pour lâextraction de gaz de schiste aux Ătats-Unis ou la confiscation de la ressource en eau au dĂ©triment du peuple palestinien, cette situation devrait nous obliger Ă dĂ©velopper aux Ă©chelles mondiale, rĂ©gionale, nationale et locale des modalitĂ©s de gestion plus coordonnĂ©es, plus dĂ©mocratiques, plus justes et plus durables.
LA MAĂTRISE DĂMOCRATIQUE DU PARTAGE DE LâEAU
Si certaines rĂ©gions du monde connaissent des dĂ©ficits en ressources en eau depuis des dĂ©cennies, le stress hydrique saisonnier ou permanent est une rĂ©alitĂ© de plus en plus prĂ©sente dans des rĂ©gions jusquâalors Ă©pargnĂ©es. Le dĂ©rĂšglement climatique vient en effet renforcer les tensions liĂ©es Ă la mauvaise rĂ©partition des ressources, Ă leur mauvaise gestion, aux fuites sur les infrastructures, aux manques de processus de production comme dâĂ©quipements hydroĂ©conomes, aux manques dâinterconnexions, aux dĂ©veloppements Ă©conomique et dĂ©mographiqueâŠ
Si la dĂ©salinisation et le re-use â le recyclage de lâeau potable dĂ©jĂ consommĂ©e pour une nouvelle utilisation avant rejet dans le milieu naturel â constituent des rĂ©ponses Ă dĂ©velopper pour faire face aux besoins de lâhumanitĂ© en eau potable, ils sont extrĂȘmement coĂ»teux et ne suffisent pas Ă rĂ©gler les questions de juste rĂ©partition entre les usages. En fait, les rĂ©ponses efficaces pour faire face aux besoins de lâhumanitĂ© se situent dans la combinaison dâune meilleure gestion dĂ©mocratique de la rĂ©partition des ressources et dâimportants investissements matĂ©riels.
Le grand projet de dĂ©salinisation (ou dessalement) et dâaqueduc depuis la mer Rouge pour alimenter IsraĂ«l, la Jordanie et la Palestine est une illustration de la nĂ©cessaire gestion partagĂ©e, sans laquelle la rĂ©alisation dâinfrastructures coĂ»teuses ne peut pas rĂ©pondre aux besoins prioritaires. En lâoccurrence, il sâagit dâun investissement Ă©valuĂ© Ă 1 milliard de dollars, et son objectif est de permettre un surplus dâapprovisionnement en eau potable de 300 millions de mĂštres cube par an et de sauver la mer Morte, dont la superficie ne cesse de diminuer.
Or, si important soit-il, cet ensemble ne rĂšgle ni la juste attribution de ressources Ă la Palestine, ni la souverainetĂ© palestinienne sur des ressources en eau prĂ©sentes sur son territoire (de fait quasi inexistante entre le non-respect des accords dâOslo et lâabsence dâactualisation de ceux-ci pour la rĂ©partition des ressources aquifĂšres, lâoccupation militaire de la zone C, soit 67 % du territoire cisjordanien, etc.), ni les causes profondes de lâassĂšchement de la mer Morte (dĂ©tournement des eaux du lac de TibĂ©riade en amont, exploitations intensives de potasse, etc.), ni la juste priorisation entre les diffĂ©rents usages (alimentation, hygiĂšne, agriculture, production dâĂ©nergie).
Ici comme ailleurs, lâeau peut ĂȘtre une arme de guerre tout comme elle peut ĂȘtre une chance pour la paix. Du IXe au XXe siĂšcle ont Ă©tĂ© signĂ©s 3600 traitĂ©s portant sur le partage des ressources en eau, et de 1948 Ă 2008 les deux tiers des rĂšglements de conflits transfrontaliers ont conduit Ă plus de coopĂ©ration entre les pays concernĂ©s.
En France, dans un contexte de bien meilleure disponibilitĂ© de la ressource et de rapports beaucoup plus apaisĂ©s, les conflits dâusage de lâeau sont malgrĂ© tout bien prĂ©sents. Ainsi, la concurrence entre les territoires pour attirer ou maintenir des activitĂ©s industrielles conduit Ă une quasi-omniprĂ©sence dâune logique de dĂ©gressivitĂ© des prix de lâeau, avec pour consĂ©quence une sous-valorisation du prix de lâeau pour les industriels compensĂ©e par une survalorisation du prix de lâeau dont les particuliers font les frais.

Autre exemple qui nĂ©cessiterait des remises en cause, celui de lâeau en bouteille : les producteurs bĂ©nĂ©ficient dâun accĂšs quasi gratuit Ă la ressource naturelle pour vendre lâeau 150 Ă 1000 fois plus cher que celle distribuĂ©e Ă domicile via le robinet. La conjugaison dâune gestion locale des services de lâeau avec un encadrement Ă lâĂ©chelle dĂ©partementale (intĂ©grant des reprĂ©sentants des associations, des collectivitĂ©s et de lâĂtat), pour assurer un partage des ressources durable et solidaire sâappuyant lui-mĂȘme sur les recommandations des commissions locales de lâeau, permettrait en France une meilleure gestion dĂ©mocratique et partagĂ©e entre les territoires.
On pourrait en outre imaginer un systĂšme plus mutualisĂ©, allant vers des tarifs nationaux, nous faisant sortir de la logique de concurrence Ă©conomique entre les territoires au dĂ©triment de la gestion durable de la ressource, avec notamment lâinterdiction de la dĂ©gressivitĂ© des prix.
LA GRATUITĂ DE LâEAU POUR LES BESOINS FONDAMENTAUX
Le systĂšme français, oĂč le financement des services dâeau est assurĂ© par le prix payĂ© par les usagers, exclut de fait toute forme de gratuitĂ© totale (pas de rentrĂ©e budgĂ©taire, pas de service)⊠et câest plutĂŽt une bonne chose. En effet, si la gratuitĂ© de lâeau pour les usages alimentaires et sanitaires est Ă rechercher, il est Ă lâinverse logique quâil y ait un prix Ă payer quand lâeau sert Ă des usages luxueux (piscine individuelleâŠ) ou comme matiĂšre premiĂšre pour de la production de richesse privĂ©e (agroalimentaire et autres industries, centres aquatiques privĂ©sâŠ).
Depuis 2015, Eau du bassin rennais et Rennes MĂ©tropole ont mis en place une tarification progressive intĂ©grant la gratuitĂ© des 10 premiers mĂštres cubes dâeau consommĂ©s par an (eau potable et assainissement), compensĂ©e par la surfacturation des mĂštres cubes dâeau consommĂ©s au-delĂ du 100e mĂštre cube. Cette dĂ©cision se justifie par lâidĂ©e quâon se fait du droit Ă lâeau garanti pour les besoins fondamentaux que sont lâalimentation et lâhygiĂšne, reconnus en 2010 par une rĂ©solution de lâAssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale de lâOrganisation des Nations unies.
DĂ©velopper et conforter Ă lâĂ©chelle nationale une telle dĂ©marche de gratuitĂ© pour les besoins fondamentaux serait tout Ă fait imaginable ; elle pourrait sâappuyer sur un fonds mutualisĂ© abondĂ© par un transfert consĂ©quent des profits rĂ©alisĂ©s par des activitĂ©s Ă©conomiques qui ne sont aujourdâhui pas mises Ă contribution alors quâelles induisent une utilisation importante dâeau ou gĂ©nĂšrent des polluants Ă©mergents (produits cosmĂ©tiques, pharmaceutiques, entre autres, Ă lâorigine de micro polluants perturbateurs endocriniens prĂ©sents dans les piscines individuelles, les eaux en bouteilleâŠ).
LA MAĂTRISE PUBLIQUE DIRECTE DES RESSOURCES ET DES INFRASTRUCTURES DE PRODUCTION
AprĂšs une pĂ©riode oĂč les multinationales de lâeau ont profitĂ© de leur prĂ©sence prĂ©fĂ©rentielle sur le marchĂ© français, nous avons connu ces derniĂšres annĂ©es un accroissement de la maĂźtrise publique des services dâeau.
Ce virage heureux a pris des formes diverses, de la dĂ©lĂ©gation de service public trĂšs encadrĂ©e Ă la rĂ©gie; il porte aussi sur des interventions trĂšs diffĂ©rentes : la protection dâun captage, la gestion dâusines de production, le relevĂ© de compteurs, lâĂ©mission des factures, etc. Ces interventions participent dâun mĂȘme service, mais il convient de discerner leur caractĂšre stratĂ©gique.
Ainsi, y a-t- il lieu de se glorifier de la crĂ©ation dâune rĂ©gie de distribution dâeau potable (câest-Ă -dire la gestion des tuyaux par lesquels on alimente les logements, des Ă©quipements, des entreprisesâŠ) si la collectivitĂ© ne maĂźtrise pas la gestion du captage et les usines de production? La question se pose dâautant plus quâun des enjeux majeurs de la gestion publique directe est dâappliquer une stratĂ©gie de gestion durable des ressources, Ă lâinverse de lâopĂ©rateur privĂ© dâautant plus rĂ©munĂ©rĂ© que le volume dâeau produit est Ă©levĂ©.
Ainsi, le dĂ©veloppement de la maĂźtrise publique devrait sâappliquer en prioritĂ© Ă la protection des ressources (lutte contre les pollutions et gestion quantitative) et aux infrastructures de production.
Et, soyons lucides, le passage en rĂ©gie nâentraĂźne pas la disparition dâun grand nombre de contrats avec des entreprises privĂ©es : il nâexiste, par exemple, pas dâentreprise publique de construction dâusines de traitement, de tuyaux et de compteurs. Par ailleurs, en comparaison dâentreprises multinationales dotĂ©es dâune grande expĂ©rience, de moyens phĂ©nomĂ©naux humains et en capital, la prise en main directement par une collectivitĂ© des services dâeau nâest pas toujours Ă©vidente, notamment pour les collectivitĂ©s les plus petites, dont lâapprovisionnement est compliquĂ© et nĂ©cessite des processus de potabilisation complexes.
Câest la raison pour laquelle, pour appuyer le dĂ©veloppement de la maĂźtrise publique locale, la crĂ©ation dâune agence nationale de lâeau permettrait la mise Ă disposition de moyens dâexpertise pour la gestion directe de lâeau (appui juridique, ressources humaines, aide Ă la crĂ©ationâŠ) ou lâencadrement des dĂ©lĂ©gations de service public Ă des entreprises privĂ©es (rĂ©daction des marchĂ©s, contrĂŽle de lâexĂ©cution des contrats).
Elle pourrait en outre faciliter lâouverture de prĂȘts Ă taux zĂ©ro pour lâacquisition de matĂ©riel et de locaux pour les opĂ©rateurs publics en crĂ©ation, organiser un groupement dâachat, etc.
Enfin, une telle agence pourrait coordonner un pĂŽle de recherche pluridisciplinaire, liant les universitĂ©s et les services publics de lâeau pour mettre en phase les attentes en matiĂšre de recherche fondamentale et les besoins dâapplication dĂ©centralisĂ©s.