Les prix du gaz et du charbon ont été historiquement très liés à ceux du pétrole. Mais les évolutions géopolitiques et énergétiques autant que la libéralisation des marchés ont depuis quinze ans entraîné un mouvement de désindexation qui invite à différencier notre regard sur les différents types d’hydrocarbures fossiles.
*PIERRE-RENÉ BAUQUIS a été directeur stratégie et planification du groupe Total et DENIS BABUSIAUX est enseignant-chercheur à l’Institut français du pétrole.
« LE PÉTROLE EST UN LIQUIDE ET LE GAZ EST UN GAZ » (1)
Liquide, le pétrole est bien plus facile à transporter que le gaz, et donc plus propice aux échanges internationaux et à l’utilisation comme carburant pour les transports. Les coûts d’acheminement du pétrole ne dépassent pas quelques dollars par baril, et l’on peut bien parler de marché international. Ce n’est pas le cas pour le gaz naturel, dont seulement 30 % de la consommation mondiale fait l’objet d’échanges internationaux, pour un tiers sous forme liquéfiée par méthanier et pour deux tiers par gazoduc. Néanmoins, ces échanges internationaux connaissent une rapide croissance, tirée notamment par la demande asiatique et appelée à se poursuivre malgré des investissements lourds et des coûts de transport par unité d’énergie 5 à 10 fois plus élevés que pour le pétrole. Pour assurer le financement des infrastructures, des contrats à long terme prévoient des formules d’indexation propres à chacune des zones de consommation. Et jusqu’à un passé récent les prix étaient indexés principalement sur les prix des produits pétroliers susceptibles d’être des substituts du gaz, fioul lourd et gazole. Mais une partie croissante de l’indexation est adossée aux prix spots (voir encadré) du gaz lui-même.
AMÉRIQUE ET ASIE, GAZ DE SCHISTE ET DÉSINDEXATION PROGRESSIVE
En Amérique du Nord, les prix du gaz étaient assez volatils, et depuis 1985 globalement orientés à la baisse. L’obligation faite aux transporteurs d’ouvrir leurs réseaux aux producteurs tiers avait créé les conditions d’une concurrence forte et du développement de marchés à terme, marchés spot et produits financiers dérivés. Vers l’an 2000, la hausse du pétrole et un manque d’investissements dans la recherche de nouveaux gisements de gaz avaient entraîné de fortes hausses de prix et faisaient prédire des importations de gaz naturel liquéfié (GNL) aux États-Unis atteignant rapidement 50 millions de tonnes (Mt), incitant à la remise en service et à la construction de nombreux terminaux de regazéification. Au lieu de cela, vers 2005 on a vu l’essor des gaz de schiste, et de 2007 à 2011 les importations sont tombées à 6 Mt. Devenus quasi autosuffisants en gaz naturel, les États-Unis ont alors mis à l’étude la conversion des terminaux de regazéification prévus en usines de liquéfaction destinées à exporter leur gaz. Une vingtaine de ces projets étaient recensés en 2015, et les premiers méthaniers d’exportation ont quitté la Louisiane début 2016, y compris pour l’Europe, avec une livraison au Portugal dès avril 2016. En Asie-Pacifique, 20 % des échanges sont réalisés au prix du marché, et l’indexation sur le pétrole a expliqué les prix élevés depuis 2010 et leur chute à partir de l’été 2014. Pour autant, après l’augmentation de la demande consécutive à la catastrophe de Fukushima, c’est l’accroissement de l’offre mondiale de GNL qui a peu à peu conduit à un rapprochement avec les prix spots.
EN EUROPE, LA FIN DU « MONOPOLE NATUREL »
L’Union européenne dépend pour 60 % de sa consommation de gaz de trois fournisseurs : Russie, Afrique du Nord et Norvège. En 2014, 32 % des contrats de long terme étaient encore indexés sur le pétrole, mais la référence aux prix du marché se généralise (2). Il faut noter que la rigidité des infrastructures et les économies d’échelle ont longtemps conduit à considérer les réseaux de distribution comme relevant de « monopoles naturels », confiés à des sociétés nationales comme GDF et British Gas ou à des sociétés privées comme Gasunie ou Distrigaz. Jusqu’à ce qu’une directive européenne d’août 1998 ouvre le secteur à la concurrence et engage une « dérégulation » progressive du transport et de la distribution gazière. Récemment, la production d’électricité à partir de gaz a perdu en compétitivité, notamment du fait du développement d’énergies renouvelables à coût marginal faible et appelées en priorité lorsqu’elles sont disponibles. Mais aussi parce que le développement des gaz de schiste aux États-Unis a conduit à d’importantes surcapacités de production de charbon, dont les prix ont baissé et qui est devenu parfois plus compétitif que le gaz, particulièrement en Allemagne, où il n’existe pas de taxes spécifiques sur les émissions de CO2.
CONVERGENCE DES MARCHÉS
Si le pétrole reste difficilement substituable dans les transports et la pétrochimie, le gaz naturel est en concurrence forte avec le fioul, le charbon et l’électricité. Le rapport des prix entre une calorie de gaz et une calorie d’origine pétrolière, minime au début des années 2000, a dépassé 7 aux États-Unis en 2012 – lorsque le brut atteignait 110 dollars par baril – avant de retomber à 2,5 en 2016. Les ressources récupérables de gaz naturel, et en particulier de gaz de schiste, sont très importantes, les perspectives de production à la hausse et les nombreux projets de construction d’usines de liquéfaction lancés entre 2010 et 2014 invitent à anticiper un renforcement de la concurrence avec une offre qui pourrait augmenter plus vite que la demande (3). Une situation qui pourrait se maintenir longtemps, dans la mesure où l’importance des investissements rend la production gazière nettement moins sensible aux prix que celle du pétrole une fois les investissements réalisés.
CHARBON, QUALITÉS ET CONCENTRATION DES MARCHÉS
La qualité d’un charbon est caractérisée par son pouvoir calorifique, lui-même lié à son contenu en carbone. Le lignite a un pouvoir calorifique inférieur à 5000 kcal/kg, quand les charbons sub-bitumineux ont un pouvoir calorifique compris entre 5000 et 5700 kcal/kg. Ces brown coals (« charbons bruns ») contiennent plus de 35 % d’eau et de matières volatiles, et sont en général utilisés uniquement comme « charbons vapeur », c’est-à-dire pour des usages thermiques, dont la production d’électricité. Alors que les hard coals (« charbons durs »), bitumineux et anthracite, ont un pouvoir calorifique supérieur à 5700 kcal/kg et peuvent être utilisés comme charbon à coke pour la sidérurgie. Deux tiers de la consommation mondiale de charbon sert à produire de l’électricité. Seuls 20 % de la production mondiale sont échangés sur les marchés internationaux, et l’on distingue un marché Atlantique – essentiellement relatif à l’approvisionnement de l’Europe depuis les États- Unis, l’Afrique du Sud ou la Colombie – et un marché Pacifique, dominé par les importations du Japon – longtemps depuis l’Australie et aujourd’hui presque autant depuis l’Indonésie – et sur lequel pèsent de plus en plus la Chine et l’Inde. Car de fait les grands producteurs – Chine, États-Unis et Inde – sont aussi les premiers consommateurs. La Chine seule représente la moitié de la production et de la consommation mondiale – soit 4 fois plus que le deuxième pays, les États- Unis –, et 80 % de son électricité sont encore issus du charbon. Les engagements pris lors de la COP21 autant que la qualité de l’air et le ralentissement de la croissance économique ou l’émergence de leviers de croissance moins consommateurs d’énergie concourent à anticiper une croissance ralentie des consommations chinoises dans les années à venir, et même une diminution (4). Les consommations indiennes devraient par contre croître d’environ 3,6 % par an (5) et accroître les importations, lesquelles comptent déjà pour près d’un tiers des consommations.
CHARBON ET CO2 , UNE RELATION (SUPER)CRITIQUE
La progression de la demande mondiale devrait être limitée par la lutte contre le réchauffement climatique. Même dans des installations de production électrique à cycle supercritique (ou même ultra-supercritique !), le charbon émet grosso modo deux fois plus de CO2 que le gaz. Les analystes prévoient donc un recul du charbon plus rapide que celui du pétrole dans les mix énergétiques nationaux, conduisant certaines institutions financières à ne plus participer au financement de projets charbonniers. En 2015, pour la première fois depuis de nombreuses années, la production mondiale a baissé. Le captage et stockage de CO2 pourrait théoriquement alléger la contrainte carbone sur le charbon, mais avec un coût estimé aujourd’hui entre 60 et 100 dollars par tonne, et à moins d’une rupture technologique majeure ces techniques ne sauraient être rentables qu’avec un prix de la tonne de CO2 bien plus élevé qu’actuellement. Malgré tout, certains scénarios (6) continuent d’envisager un recours significatif à ce procédé.
LE PÉTROLE NE FAIT PLUS LES PRIX DU CHARBON
Si le transport terrestre du charbon est cher, le transport maritime l’est bien moins que celui du gaz naturel (7). Il reste toutefois très volatil : le transport de l’Afrique du Sud à Rotterdam est par exemple passé de 6 à 50 dollars par tonne de 2006 à 2008, avant de rechuter avec la crise et les surcapacités des grands vraquiers. Le marché du charbon à coke est étroit. L’Australie en est le principal exportateur, le Japon le principal importateur. Moins spécifique, le charbon vapeur a longtemps été en concurrence directe avec le fioul lourd, et aux États-Unis avec le gaz naturel. Si bien que ses prix internationaux ont été longtemps corrélés à ceux du fioul, et donc du pétrole. Mais l’émergence des gaz de schiste a déplacé une part importante de la production électrique américaine vers le gaz naturel. Les excédents de charbon ainsi créés ont fait l’objet d’exportation et accentué la baisse des prix internationaux. Parallèlement, des arrêts de production en Australie et l’annonce par le gouvernement chinois d’un programme de réduction des capacités de production du pays d’une dizaine de millions de tonnes par an ont entraîné une augmentation inattendue des importations états-uniennes. Si bien qu’au second semestre 2016 les prix ont doublé. Une hausse qui ne devrait être que passagère, mais caractéristique d’une tendance à ce que la demande soit moins porteuse que par le passé.
(1) 1948, Paul Frankel (1903-1992), grand spécialiste des enjeux pétroliers au XIXe siècle.
(2) Gazprom, par exemple, a dû au printemps 2016 accepter de renégocier certains contrats européens aux conditions
de marché.
(3) L’Agence internationale de l’énergie estime à 45 % l’augmentation des capacités de GNL entre 2015 et 2021, en provenance pour 90 % des États-Unis et de l’Australie.
(4) D’après le scénario « New Energy Policies » de l’AIE (en 2016) la consommation chinoise de charbon baisserait d’ici à 2040 de 13 %, et sa part dans le mix énergétique passerait de deux tiers à 45 %.
(5) Source : AIE 2016.
(6) C’est le cas notamment des scénarios bas carbone Shell ou 450 de l’AIE.
(7) Ils peuvent tout de même représenter un quart du coût total livré en Europe de l’Ouest, transport et assurances inclus.