Lancée en 1978 auprès des autorités de la ville de Digne et du département des Alpes-de-Haute-Provence, l’idée de créer une réserve naturelle d’État (RNN) à vocation géologique déboucha enfin en 1984, après maintes péripéties administratives, sur la création de ce qui aurait dû être la première RNNG de France et qui ne fut que la quatrième : l’idée avait été divulguée dans les milieux spécialisés, et des projets plus simples, moins ambitieux, avaient pris de l’avance.
*CLAUDE ROUSSET est professeur émérite de géologie de l’université de Provence et président du conseil scientifique de la réserve géologique de Haute-Provence (RNNGHP).
METTRE DES MINÉRAUX EN RÉSERVE?
En effet, notre ambition n’était rien moins que de mettre en réserve pour « les fossiles, minéraux et concrétions » une surface de près de 2000 km2 ! Malgré les délibérations favorables des conseils municipaux de toutes les communes concernées, le ministère en charge de l’Environnement en fut tout effaré. Il fallut restreindre le projet de réserve nationale à quelques hectares sur des sites remarquables – dont la célèbre dalle aux ammonites de Digne, qui fut exportée, en copie moulée, au Japon quelques années après – et ériger simplement le reste du territoire en zone de protection. Depuis lors, deux autres réserves naturelles à dominantes géologiques ont été créées en région PACA, celle de Sainte-Victoire et celle du Lubéron.
Le point de départ ne se trouve pas par hasard dans les alentours de Digne. Ce secteur est depuis longtemps connu des professionnels et fréquenté par de nombreuses universités (Paris, Lyon, Grenoble…) et grandes écoles françaises (École des mines, École normale supérieure…) et étrangères. La terre y raconte à qui sait lire dans les roches une histoire de plus de 300 millions d’années, marquée par de grandes crises, telles celles qui ont conduit à la mise en place de la chaîne des Alpes. Surtout, cette histoire est ici finement jalonnée; organismes fossiles et traces de leurs activités permettent aux spécialistes de se repérer dans le déroulement du temps sur la base de ce fait encore nié par divers obscurantismes, quoique scientifiquement bien prouvé, qu’est l’évolution du vivant, l’héritage avec modification de Charles Darwin.
FACE AUX PILLAGES ET AU COMMERCE ILLICITE
La conséquence dévoyée de la reconnaissance de ce riche patrimoine fut le pillage par des marchands de fossiles, plus rarement de minéraux, pour alimenter les foires et marchés spécialisés ou de grands revendeurs en France et à l’étranger.
Autour de Digne, ce sont surtout les ammonites (1), ces témoins de mers ayant occupé la région pendant plus de 120 millions d’années au jurassique et au crétacé, qui, avec leurs très belles formes déroulées, attirèrent les pilleurs. Dans le Lubéron, une riche faune du tertiaire continental, avec même des mammifères et des oiseaux dans un état de conservation remarquable, attira les pilleurs ; en Sainte-Victoire, ce furent des œufs de dinosaures, – objets pourtant d’un intérêt esthétique discutable. Mais beaux ou laids, ces fossiles avaient leurs modernes prédateurs, dont les agissements rendaient impossibles les études sérieuses des paléontologues tout comme la présentation au public des faunes et flores du passé : sur le terrain, c’est bien plus vivant que dans le meilleur des musées, même s’il s’agit de vivants pétrifiés depuis longtemps.
La richesse en objets géologiques divers de ces terroirs, comme celle de l’île de Groix, en Bretagne, ou de Saucats-la-Brède, en Aquitaine, et les menaces de pillage par des « collectionneurs », qui en réalité sont souvent des marchands, justifie ce classement et les mesures de protection qui vont avec. Nous avons en souvenir le premier procès concernant un acte de pillage dans la réserve de Digne : ses auteurs, étrangers, furent lourdement condamnés. Dans le Sud-Ouest, plus récemment, ce fut une plage fossilisée avec les traces de marche, d’envol et d’atterrissage de ptérosauriens, ces cousins des dinosaures aux ailes membraneuses, qui fut attaquée, heureusement sans trop de dégâts, par un de ces soi-disant collectionneurs.
PRÉSERVER LE GÉOPATRIMOINE
Les mêmes géologues qui avaient créé les premières réserves géologiques faisaient émerger une notion nouvelle, celle d’un patrimoine géologique garant de la mémoire de la Terre, à léguer aux générations futures au même titre que les patrimoines classiques : architectural, artisanal, industriel… Un colloque international rédigea à Digne, en 1991, une solennelle Déclaration internationale des droits de la de la Terre. Comme la biodiversité, en grand danger du fait des activités humaines, la géodiversité fut progressivement reconnue comme étant souvent aussi fragile : en France, elle fait l’objet d’un inventaire national qui pourra servir de base à des réflexions lors d’aménagements qui risquent de la mettre en danger.
Tout un arsenal juridique dut se mettre en place ou s’adapter à cette nouvelle exigence de protection, couronné par le décret no 2015-1787 du ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie du 28 décembre 2015, paru au Journal officiel du 30 décembre suivant. Ce décret permet la mise en place d’aires protégées nouvelles, notamment par des arrêtés des préfets ; il a été complété par une note aux autorités en charge de l’environnement, préfectures, services divers de l’État…, qui précise les conditions de sa mise en oeuvre pour une protection du patrimoine géologique (du géopatrimoine des spécialistes) qui soit à la fois efficace et compatible avec les activités humaines. La réglementation doit désormais conduire les décideurs et aménageurs à tenir compte des nécessités de protéger les richesses naturelles géologiques, comme ils devaient déjà le faire pour la biodiversité. Par exemple, avant d’ouvrir une carrière ou de prévoir un urbanisme plus ou moins destructeur ou même, dans les meilleures intentions, des installations à but pédagogique ou de loisirs, comme une voie verte, un impératif: attention, patrimoine naturel à préserver !
Bien entendu, à côté d’un nécessaire encadrement des activités humaines sur certains sites fragiles, cette mise en évidence du patrimoine géologique, y compris paysager, permet sa mise en valeur pour les scolaires et le public.

DIGNE, HAUTE-PROVENCE ET SA RÉSERVE GÉOLOGIQUE
Une visite de la réserve de Haute-Provence en convaincra le lecteur, car il pourra y découvrir des aspects de la nature souvent peu connus et apprendre à scruter notre lointain passé, qui se chiffre en général en millions d’années pour les géologues, comme les profondeurs du ciel se chiffrent, elles, en millions d’années-lumière ! Créée par une association réunissant les communes du territoire (bientôt rejointes par sept communes du Var autour des Grandes Gorges du Verdon), le département, la région et l’État, cette réserve est maintenant gérée par le service Environnement du conseil départemental des Alpes-de-Haute-Provence.
Une équipe comptant deux scientifiques, dont un conservateur, est chargée de mettre en pratique un plan de gestion approuvé par l’État et qui comprend la protection au titre de la police de la nature, l’équipement et la mise en valeur des sites ainsi que des actions de diffusion scientifique dans le cadre de la RNNG (dont la zone de protection couvre actuellement plus de 3 000 km2, de la limite nord des Alpes-de-Haute-Provence jusqu’à Comps-sur-Artuby, dans le haut Var), mais aussi dans le parc naturel régional du Verdon, dans la région et au niveau national et international. L’équipe est appuyée par un conseil scientifique comprenant des chercheurs des universités françaises et des muséums, dont le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), par ailleurs en charge du suivi des inventaires faune, flore, habitats et géodiversité. Des chercheurs d’autres spécialités, biologie, astronomie, archéologie…, y siègent aussi. Un autre concept a émergé des travaux de l’équipe fondatrice et de ses échanges avec des géologues étrangers, d’abord européens, ambitionnant de greffer des activités touristiques « intelligentes » sur les aires protégées pour leur valeur patrimoniale : celui de géoparc.
DES GÉOPARCS
Sous l’égide de l’UNESCO, le modèle du global geopark s’est répandu dans de nombreux pays. Espérons que le tourisme, avec son inévitable dimension économique, voire mercantile, ne vienne pas dénaturer les nobles intentions des pionniers du géopatrimoine. L’expérience vaut d’être tentée, et dans les Alpes-de-Haute-Provence un géoparc, dérivé du premier géoparc de la réserve géologique, dûment labellisé par l’UNESCO, cohabite sur un territoire en partie commun avec la réserve géologique actuelle. Il faut dire que la réserve de Haute-Provence n’a pas attendu sa création officielle pour gérer son patrimoine, et elle le gère sans sectarisme, car elle reçoit des demandes de dérogations à l’interdiction d’extraire et de prélever les objets géologiques: les unes émanent de scientifiques voulant approfondir la connaissance de la faune fossile ou des milieux qui l’entouraient; les autres, d’amateurs locaux dont l’activité non prédatrice a souvent permis des avancées dans cette même connaissance, par de judicieuses collaborations. Actuellement, c’est l’équipe de la réserve qui gère les dossiers de demandes de dérogations, en s’appuyant sur l’expertise du conseil scientifique. Mais la décision finale d’autorisation ou de refus revient à l’État, par le préfet (zone de protection) ou le ministre de tutelle (sites classés en réserve nationale).
Ainsi, l’intérêt grandissant pour l’histoire de notre Terre doit pouvoir être mis à profit pour concilier les impératifs de protection, sauvegarde et mise en valeur des géosites remarquables avec la pratique autour de ces sites d’un géotourisme bien compris. De même, par le biais de l’inventaire du patrimoine géologique, on doit pouvoir sauvegarder ce qui le mérite tout en réalisant les aménagements indispensables. Il y va de notre intérêt à tous, scientifiques, gestionnaires de l’environnement, aménageurs, professionnels du tourisme… et public, qui ne demande qu’à être éclairé !
(1) Photo en une de cet article présentant une dalle à ammonites