Nous vivons une mutation de nos modes de production et de consommation de l’énergie dont les implications sont considérables sur les plans sociaux écologiques et économiques.
*Alain GRANDJEAN est docteur en économie de l’environnement et consultant.
Le dérèglement climatique avec ses conséquences potentiellement dévastatrices est un risque désormais avéré. Nous ne reviendrons pas ici sur ce diagnostic solidement étayé et documenté. Lors de la COP21, en décembre 2015, à Paris, 195 pays se sont engagés à respecter les objectifs suggérés par la communauté scientifique, dont les travaux sont synthétisés régulièrement par le GIEC (1), à savoir stabiliser la température planétaire à moins de 2 °C au-dessus de sa moyenne préindustrielle. Nous connaissons la cause principale de ce dérèglement : les émissions anthropiques de gaz à effet de serre (GES), de l’ordre de 50 milliards de tonnes équivalents CO2 (2) par an, dont plus de 60 % dus à la combustion d’énergies fossiles. Depuis le milieu du XIXe siècle, l’humanité a émis environ 2000 milliards de tonnes de CO2. Si l’humanité continue de faire croître ses émissions de GES, la hausse de la température moyenne planétaire sera à plus ou moins brève échéance de l’ordre de 3 à 6 °C par rapport à la température préindustrielle. Lors de la dernière glaciation, la température moyenne de la Terre était inférieure à l’actuelle de 5 °C environ. Pour éviter de faire subir en cent ans à notre planète l’équivalent d’un changement d’ère climatique, nous devons limiter nos émissions de GES à une vingtaine de milliards de tonnes en 2050, puis les faire descendre pour atteindre la neutralité carbone avant la fin du siècle.

LA PÉNURIE DES ÉNERGIES FOSSILES PEUT-ELLE LIMITER LA DÉRIVE CLIMATIQUE ?
Comme le confirment plusieurs sources scientifiques récentes, satisfaire à l’objectif de + 2 °C au maximum nous oblige à ne pas émettre, en ordre de grandeur, plus d’un millier de gigatonnes (Gt) de CO2 d’ici à la fin du siècle. Au rythme actuel, notre « budget carbone » serait donc consommé en une trentaine d’années. Serons-nous limités par le caractère limité des ressources d’énergies fossiles ? Certes, elles sont en quantité finie, mais le carbone qu’elles recèlent est en quantité très supérieure à notre budget carbone. En réserves prouvées (3) restantes de pétrole, gaz et charbon, nous disposons d’un potentiel d’émissions de l’ordre de 2900 Gt de CO2, dont plus de 1000 Gt en « se contentant » seulement du pétrole et du gaz, et sans tenir compte des pétroles et gaz non conventionnels. L’évaluation des ressources extractibles fait débat entre les experts, les informations primaires étant secrètes. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), elles correspondraient, pour le pétrole et le gaz, à des émissions supérieures à 4000 Gt de CO2. Celles de charbon à plus de 30000 Gt de CO2… Nous devrons donc laisser sous terre la majorité des réserves fossiles (4), et ce n’est donc pas leur pénurie qui nous obligera à freiner malgré nous nos émissions de CO2. Le pic, ou « plateau de production », du pétrole n’y changera rien. Nous avons consommé depuis le début de l’ère pétrolière, à partir des années 1850, plus de 1000 milliards de barils de pétrole conventionnel, soit plus du tiers du pétrole stocké sous terre depuis l’ère secondaire. Nous approchons du moment où la production va plafonner, du fait d’une consommation actuelle de l’ordre de 30 milliards de barils par an et de découvertes de gisements chaque année inférieures à cette consommation. Le plafond de production du gaz conventionnel approche également et sera atteint avant le milieu du siècle. Mais nous disposons encore de beaucoup de charbon. Le charbon peut être liquéfié (certes à grand renfort d’énergie, mais nous pourrions mobiliser l’énergie nucléaire pour ce faire) pour satisfaire nos besoins apparemment inextinguibles de mobilité. La tentation sera grande de le brûler pour satisfaire notre désir d’une quantité toujours croissante d’énergie, alimentant la dérive climatique en alimentant nos chaudières et nos serveurs informatiques. La conclusion est sans appel : sans une inflexion majeure des trajectoires actuelles de consommation d’énergie, toujours pas amorcée avec assez d’ampleur au niveau mondial, l’augmentation de la température dépassera les 2 °C par rapport à l’ère préindustrielle.

RÉDUIRE NOTRE CONSOMMATION D’ÉNERGIE…
Sur notre planète, la consommation annuelle moyenne par habitant est de 1,8 tep, avec des écarts très importants entre les pays. Le contenu en CO2 de l’énergie primaire est, en moyenne mondiale, de l’ordre de 2,5 t de CO2 par tep. Une trajectoire impliquant un réchauffement de 2 °C maximum suppose qu’en 2050 les 9 à 10 milliards d’habitants de la Terre ne consomment en moyenne pas plus d’énergie par habitant qu’aujourd’hui. Les pays de l’OCDE devront fortement réduire la leur. La France a montré l’exemple en votant une loi de transition énergétique visant une division par 2 de l’énergie consommée à l’horizon 2050. Pour y parvenir, deux leviers sont à mobiliser : l’efficacité et la sobriété énergétiques (5). Il s’agit de rénover massivement notre immobilier, de développer des voitures à très basse consommation, de faire progresser rapidement l’efficacité énergétique de l’industrie et de l’agriculture. Les solutions sont connues; la question centrale est celle de leur déploiement rapide à large échelle et, par conséquent, d’en organiser l’industrialisation, la rentabilisation et le financement. Mais il faudra aussi un changement culturel profond : remplacer notre préférence actuelle pour la liberté de consommer sans limite et la puissance par une préférence pour la sobriété et la tempérance. …
ET DÉCARBONER L’ÉNERGIE
Il faudra aussi que chaque tep n’émette pas plus de 0,5 à 0,6 t de CO2, soit une division par 5 par rapport à aujourd’hui. 80 % de la production d’énergie actuelle étant d’origine fossile, cela suppose une décarbonation de la production d’énergie partout dans le monde et un transfert de nombreux usages vers l’électricité décarbonée. La priorité à court terme est de limiter le recours au charbon (qui est encore la source de 40 % de l’électricité au niveau mondial), pour l’éliminer (6) aussi vite que possible. C’est techniquement possible du fait des sources multiples d’énergie qui permettent de produire de l’électricité bas carbone (bois, hydroélectricité, solaire, éolien, hydrolien, nucléaire, etc.). L’enjeu est essentiellement social et économique. Il s’agit d’organiser l’arrêt puis le démantèlement des milliers de centrales existantes, ce qui suppose la reconversion de centaines de milliers d’emplois, et de recourir à des énergies aujourd’hui plus chères. La mise en place de prix du carbone à des niveaux suffisamment dissuasifs permettrait de favoriser cette mutation et de la financer. Mais il faut que les citoyens comprennent et acceptent cette augmentation du prix unitaire de l’énergie, qui serait compensée par la baisse de leur volume consommé. Le pétrole est le deuxième enjeu. Pour le chauffage des bâtiments et des logements, il peut être facilement remplacé (réseaux de chaleur renouvelable, chauffage bois, géothermie, pompes à chaleur quand l’électricité est peu carbonée). Dans le cas du transport, où il demeure la source quasi exclusive d’énergie, la décarbonation passe par le recours croissant aux modes « doux » (marche, vélo, vélo électrique), la baisse de la vitesse sur les routes et autoroutes, l’efficacité énergétique des moteurs, les nouvelles motorisations (hybrides, hybrides rechargeables, électriques et à gaz) et les modes électriques ferrés. Il faudra également partager plus les véhicules pour réduire la consommation par passager, développer le bus et les transports en commun partout où c’est possible et adapté. À terme, il faudra aussi baisser le poids du méthane d’origine fossile, ou ne s’en servir que si sont également mis au point des dispositifs de capture et de stockage du carbone. Le gaz fossile ne peut être qu’une énergie de transition, parce que sa combustion émet du CO2 et parce que ses réserves ne sont pas infinies. Le biométhane, issu de la récupération de produits de fermentation, est à développer, comme toutes les énergies renouvelables. En parallèle de la baisse de la consommation d’énergie fossile, nous devons continuer à développer les énergies décarbonées : les renouvelables (hydroélectricité, solaire, éoliennes, biométhane, géothermie, hydroliennes) et, là où c’est envisageable politiquement, technologiquement et financièrement, le nucléaire. Les énergies renouvelables (EnR) ont connu des progrès considérables ces dernières années et commencent à devenir compétitives par rapport à leurs concurrentes fossiles. Mais leur développement devra être puissamment accéléré, tout comme celui des dispositifs permettant la gestion de la variabilité des EnR électriques. Il devra être facilité par la mise en place d’un prix croissant du carbone et des mécanismes de financement adaptés. Cela suppose aussi une évolution massive des opérateurs d’énergie, dont les prémisses se voient déjà en Europe. En conclusion, le dérèglement climatique nous oblige à changer de modèle énergétique et à réduire massivement notre consommation d’énergie et notre vision du développement. Les résistances à un tel changement sont fortes, et il ne s’imposera pas sans une mobilisation massive de la société civile et une anticipation des indispensables transitions professionnelles.
(1) Le GIEC a publié cinq séries de rapport depuis sa création (en ligne sur www.ipcc.ch).
(2) Chaque GES (dioxyde de carbone, méthane, protoxyde d’azote et dérivés fluorés) a un pouvoir de réchauffement global (PRG) qui est exprimé en tonnes de CO2 équivalent par tonne. Le méthane, par exemple, a un PRG de 30, ce qui signifie que 1 t de méthane contribue au réchauffement de l’atmosphère (sur 100 ans) autant que 30 t de CO2.
(3) Les réserves prouvées représentent la part des ressources dont l’extraction-production est considérée comme certaine à 90 %. Voir les données fournies par la société BP (www.bp.com).
(4) Une étude publiée dans la revue Nature (n° 517, 8 janvier 2015) a mis en évidence qu’un quart seulement des combustibles fossiles connus et exploitables pourront être effectivement consommés.
(5) Les travaux de l’association Négawatt (en ligne sur https://negawatt.org/ScenarionegaWatt-2017) détaillent par le menu ces leviers.
(6) Sauf dans les centrales équipées de captage-stockage de CO2 .Mais les dispositifs de CCS permettent de capter le CO2 dans les fumées de combustion, puis de les transporter dans un lieu de stockage souterrain. Ils sont cependant loin de la rentabilité et de la maturité industrielle ; en outre, ils posent des problèmes d’acceptation sociale au-dessus des sites de stockage.