Répondre à la légitime demande énergétique des pays émergents, gérer la raréfaction des ressources fossiles bon marché et préserver l’environnement et le climat de la planète… voilà l’étau énergétique dans lequel se situe le pétrole.
*Claude AUFORT, ancien administrateur du CEA, est ingénieur chercheur.
LE PÉTROLE, LES DROITS À POLLUER : QUI ACHÈTE, QUI VEND, COMMENT ?
En matière d’énergie, les sociétés humaines sont confrontées à de puissants intérêts peu favorables à la résolution de cette quadrature du cercle.
Les intérêts des compagnies pétrolières nationales et des groupes privés internationaux
Le pétrole, par sa concentration dans des zones particulières de la planète, principalement au Moyen-Orient et en Russie, représente un noeud gordien de l’approvisionnement énergétique des pays dans le monde. Le schéma ci-contre montre la complexité des flux pétroliers entre pays vendeurs et pays acheteurs.
Les compagnies privées (l’états-unienne Standard Oil Company, l’anglo-néerlandaise Royal Dutch Shell et la britannique British Petroleum) qui ont contrôlé l’industrie pétrolière mondiale ont vu arriver en force dans les années 1970 (après la création de l’OPEP, en 1960) les firmes nationales des pays producteurs (essentiellement au Moyen-Orient). Ces dernières leur ont repris, de gré ou de force, la propriété de leur principale richesse, le pétrole. Puis, dès le début des années 2000, la Chine, l’Inde, le Brésil, pays émergents importateurs d’hydrocarbures pour nourrir en énergie une croissance économique à deux chiffres, créèrent leurs sociétés nationales. Aujourd’hui, 93 % de la production pétrolière mondiale est contrôlée par les sociétés nationales des pays producteurs. Face à eux, les compagnies des pays émergents disposent d’un atout majeur : leurs marchés intérieurs, qui sont les plus dynamiques du monde.
Entre ces trois groupes de compagnies, il peut exister des intérêts convergents qui se traduisent par des accords et des partenariats. Mais ces intérêts peuvent être aussi divergents et entraîner des conflits économiques au travers des prix du marché, voire des affrontements plus destructeurs. En 2008, le baril de pétrole était à 15 dollars, quelques mois après il était à 40 dollars et remontait à 70 en juin 2009. La baisse massive des prix du brut amorcée en 2014 s’est poursuivie en 2015 (pour se situer sous les 30 dollars le baril en janvier et février 2016). Quelles explications peut-on donner à ces yo-yo du marché ? Une guerre entre pétrole conventionnel et gaz de schiste (Arabie saoudite/États-Unis) ? Une conspiration américano-saoudienne pour punir l’Iran, affaiblir l’économie russe et ébranler le Venezuela, ces pays étant tributaires de leurs exportations pétrolières ? Une Arabie saoudite affirmant son pouvoir dans l’OPEP ? Reste une certitude : un an de pétrole en solde a renvoyé aux calandres grecques la perspective d’une économie mondiale décarbonée. Les risques d’affrontement ne sont pas terminés. Dans une mondialisation en marche, les groupes capitalistes mondiaux peuvent à nouveau être obligés d’accepter de nouveaux reculs.
Comme le pétrole est une ressource actuellement capitale dans les économies modernes, les oléoducs sont devenus les objectifs importants de la géopolitique du pétrole et du gaz. Le tracé des nouveaux oléoducs est l’objet de débats et de conflits d’influence, voire d’affrontements, entre les puissances régionales et internationales et entre les pays en concurrence pour le passage sur leur territoire. Les pays importateurs veillent jalousement à choisir une voie peu coûteuse et sûre. Actuellement sont en discussion plusieurs projets d’oléoducs : entre la mer Caspienne et la mer Méditerranée, notamment dans la région du Caucase pour les plus septentrionaux. Les conflits dominés par l’affrontement États-Unis/Russie rendent complexe la fixation des tracés dans le Caucase russe (en Tchétchénie par exemple), en Ossétie du Sud à l’intérieur de la Géorgie, et entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Même si cette zone permet (ou peut permettre) des tracés courts, donc des frais de construction et de péage moins importants, l’Union européenne, pauvre en ressources énergétiques et craignant des ruptures dans son approvisionnement en hydrocarbures, n’est pas neutre dans la définition de ces tracés. Certains pays autour de cette région (Iran, Russie, Turquie) essaient de proposer des tracés plus longs, mais traversant leurs territoires actuellement pacifiés.
Longtemps absente des réalités énergétiques, l’Afrique est aujourd’hui dans la « toile » des compagnies pétrolières. Plusieurs raisons expliquent leur ruée vers ce continent, notamment sa production pétrolière qui augmente rapidement et sa démographie galopante qui en fait un futur marché prometteur pour les produits pétroliers. Par ailleurs, les richesses énergétiques du Maghreb (surtout l’Algérie et la Libye) sont présentes en Méditerranée, donc disponibles pour une Europe pauvre en ressources énergétiques bon marché. Les sites offshore du golfe de Guinée intéressent la Chine au regard de la qualité du pétrole, et l’Amérique du fait des coûts bas des transports et des contraintes de sécurité. Mais l’Afrique doit aussi faire face à trois difficultés : chaque pays avec sa culture doit acquérir et maîtriser des technologies qui représentent des coûts d’investissements importants (matériels, installations, compétences) qu’il ne peut pas assumer seul ; dans leur ensemble, ces pays doivent aussi évoluer dans les rapports entre richesses naturelles, démocratie et progrès social, souvent en opposition avec leurs acheteurs (ÉtatsUnis, Chine) ; ils cherchent, non sans difficultés, à trouver les chemins de leur intégration dans une mondialisation qui leur est défavorable.
Les droits aux émissions de gaz à effet de serre (GES)
Mondialement, les émissions de GES augmentent. L’utilisation par les pays émergents des énergies fossiles pour répondre à leurs besoins de développement va les amener à avoir une trajectoire d’émission de GES qui va rattraper celle des pays industrialisés. Mais surtout le capitalisme contemporain, du fait de son libre échange généralisé, est énergétivore et constitue la principale cause de l’explosion des émissions de carbone.
Les procédures du protocole de Kyoto pour limiter les émissions de GES se sont révélées insuffisantes. En Europe, avec des quotas distribués gratuitement et en absence d’une régulation publique forte, le prix de la tonne de carbone ne peut être que volatil et faire l’objet de la spéculation.
Avec la délocalisation des industries, les émissions de GES ont été transférées des pays riches vers les pays à bas salaire accueillant les industries manufacturières. Cette internationalisation annihile les effets des législations environnementales contraignantes des pays développés. La question de la redistribution entre producteur et consommateur d’énergie est aujourd’hui posée. Ce constat accentue les difficultés de la mise en oeuvre du protocole de Kyoto. Même après l’accord de Paris (COP21) de 2015, aucun indice sérieux ne permet d’espérer l’ombre d’une solution dans une nouvelle régulation du marché des GES acceptée par la communauté internationale.
Dans cet univers énergétique mondial complexe, où les conflits politiques dominent l’actualité, force est de constater que la satisfaction des besoins énergétiques des habitants de la Terre n’est pas la boussole pacifique de solidarité et de coopération qui devrait logiquement rassembler tous les peuples face aux risques climatiques.
QUELLE GÉOPOLITIQUE DU PÉTROLE POUR SAUVER LA PLANÈTE ?
Une première hypothèse peut être levée. Il semble malheureusement impossible, au regard des réalités énergétiques mondiales, de pouvoir supprimer immédiatement l’utilisation d’un pétrole chimiquement riche que nous brûlons bêtement depuis soixante ans. Il importe donc de définir solidairement le chemin géopolitique qui permettra de réduire de plus en plus l’utilisation du combustible pétrole. Plusieurs voies de réflexion offrent aux organisations humaines de la planète un espoir de sortie de l’étau énergétique : les responsabilités des pays développés, les critères économiques justifiant les choix de société et les efforts accrus en matière de recherche et développement.
La responsabilité des pays développés
En 2012, les émissions de CO2 par habitant provenant des pays de l’OCDE d’Amérique du Nord (16,2 t/hab.) et d’Europe (6,7 t/hab.) ont été les plus importantes des pays développés. De ce fait, les accords internationaux leur ont demandé de diviser par 4 leurs émissions de GES d’ici à 2050. Ils peuvent progresser vers cet objectif en combinant, dans un futur plus « électrique », le développement des énergies renouvelables avec la cogénération (production simultanée de chaleur et d’électricité), l’amélioration de l’efficacité énergétique et la transformation de l’habitat et des transports. En utilisant la complémentarité électrique des énergies renouvelables et du nucléaire, ils réduiront de manière importante leurs émissions propres de GES. Ce faisant, en se libérant de droits d’émission de GES dont ils n’auront plus besoin, les pays développés permettront aux pays en voie de développement d’accroître les leurs. Ceux-ci leur sont indispensables du fait d’une impossibilité pour eux de sortir rapidement des énergies fossiles qu’ils possèdent, notamment en Afrique. Parmi toutes les justifications propres à chaque nation, le développement des activités nucléaires dans les pays développés sera aussi, en quelque sorte, une nouvelle composante de la solidarité internationale.
L’importance croissante du développement des activités nucléaires pour réduire et maîtriser le réchauffement climatique est acceptée par de nombreux pays. Pour des raisons diverses en rapport avec leur situation propre, plusieurs pays qui avaient choisi de sortir du nucléaire y ont finalement renoncé (la Suède, la Belgique, la Suisse). Le Japon, malgré Fukushima (2011), est en train de redémarrer ses réacteurs. Soixante nouveaux réacteurs nucléaires sont actuellement en construction dans le monde. Onze pays ont choisi le nucléaire (États-Unis, France, Japon, Russie, Corée du Sud, Inde, Canada, Grande Bretagne, Ukraine, Chine, Belgique). Ils représentent 47 % de la population mondiale. En Europe, seule l’Allemagne fait exception.

Critères économiques et choix de société
Quatre-vingt-dix entreprises, dont les grandes multinationales de l’énergie, sont à l’origine des deux tiers des émissions mondiales de GES. De véritables réponses au changement climatique nuiraient à leurs intérêts et à leur pouvoir, battraient en brèche l’idéologie du libre-échange et menaceraient les structures et les subventions qui les soutiennent. Une partie importante des obstacles qui empêchent le relâchement de l’étau énergétique est liée aux pouvoirs que détiennent ces très grandes entreprises capitalistes mondiales. Au delà des aspects scientifiques et technologiques, il convient donc de ne plus soumettre les choix de société aux critères de la rentabilité capitaliste.
Ce faisant, les peuples de la planète y gagneraient de plusieurs façons. Ils acquerraient une vision énergétique globale d’avenir qui faciliterait l’élaboration de leur démarche d’adaptation en coopération avec la communauté internationale. Les sources financières possibles de l’aide des pays développés pour faciliter leur développement et leur adaptation au changement climatique pourraient provenir des paradis fiscaux et/ou d’une taxe sur les transactions financières. Chaque peuple aurait la possibilité, pour satisfaire ses besoins nationaux, de développer, voire de créer des services publics conduisant sa (ou une) démarche d’indépendance énergétique.
La sécurité d’approvisionnement énergétique, la solidarité et la confiance en l’avenir remplaceraient, la défiance, la compétition et l’affrontement.
Les efforts accrus de recherche et développement
Pour desserrer l’étau énergétique et réduire l’utilisation du pétrole tout en satisfaisant les besoins des pays émergents et en développement, l’urgence impose de nous appuyer en premier lieu sur les techniques locales, mais aussi sur les technologies décarbonées matures des pays développés, les plus efficaces et les moins coûteuses. Nous les connaissons, elles ne sont pas à même de faire des miracles si les hypothèses de réalisation sont réalistes socialement.
En revanche, dans la mesure où le chemin géopolitique de la réduction de l’utilisation du pétrole risque d’être long, il convient de s’appuyer sur une recherche ambitieuse à large spectre thématique, sans oublier les sciences humaines et sociales qui préserveront la condition humaine dans les choix qui seront faits. Cette recherche doit prendre en compte le court et le long terme et lever les verrous scientifiques, techniques et technologiques de ce défi planétaire. Le développement de l’hydrogène comme vecteur énergétique, des piles à combustibles, du stockage de l’électricité, de l’efficacité des énergies renouvelables, des réacteurs nucléaires de IVe génération et de ceux à fusion sont les composantes complémentaires d’un nouveau monde des transports, de l’habitat et de la production d’électricité.
L’AVENIR DU PÉTROLE ET DES CHOIX DE SOCIÉTÉ
Aujourd’hui, la réalité de l’avenir énergétique proche appartient aux fossiles, au nucléaire et à l’effort de recherche. Les dirigeants du monde et les décideurs du marché le savent ! Les chercheurs, les ingénieurs, les techniciens de l’énergie souhaitent que les citoyens partagent avec eux leur sens de la rigueur pour lever toutes les illusions, voire les peurs. Ils considèrent qu’il doit y avoir un continuum entre la recherche appliquée, le développement et l’activité industrielle source d’emplois et qu’à ce titre l’industrie, au travers de ses dirigeants et de ses salariés, soit partie prenante dans les choix de recherche et de société.
Pour le plus long terme, le bilan de trente ans de gestion du réchauffement climatique par une logique de régulation par le marché est désastreux. Le monde va dans le mur. Nous devons en premier lieu changer de paradigme.