Le pétrole est un ingrédient incontournable de ce que les politologues appellent « le grand jeu planétaire ». Transition énergétique oblige, il conviendra d’en limiter l’usage dans l’avenir.
*Jean-Louis Bobin est physicien, professeur émérite à l’université Pierre-et-Marie-Curie, auteur de Prospectives énergétiques à l’horizon 2100, EDP Sciences, 2013.
De nos jours, les sociétés développées se caractérisent par une forte dépendance au pétrole. Aisément transportable et facile d’emploi, ce combustible est à la fois abondant et peu coûteux à extraire. Il permet un transport à peu de frais des personnes et des biens sur toutes distances. Cela lui confère un statut particulier dans le domaine économique. C’est la source d’énergie dominante, et l’inégale répartition des réserves a d’importantes conséquences géopolitiques : des guerres ont pour justification véritable le contrôle des approvisionnements en pétrole.
QUI A BESOIN DE PÉTROLE ?
Pour beaucoup de nos contemporains, le pétrole est un produit de première nécessité. Il est étroitement associé à la mobilité, besoin irrépressible de l’espèce humaine. Terrestres, maritimes ou aériens, les transports représentent plus de la moitié des utilisations des dérivés du pétrole. La majorité des prévisionnistes pensent qu’il en sera ainsi pour le moyen terme dans un contexte d’augmentation de la consommation d’énergie dans le monde. Aller à sa guise rapidement et loin fait partie de notre mode de vie, mais cela ne suffit pas à expliquer l’importance du pétrole. L’économie en général est concernée. L’échange est à la base des relations pacifiques entre des sociétés dont aucune ne dispose de toutes les ressources lui permettant de se développer ni même simplement d’exister indépendamment des autres. Il est d’autant plus efficace que matières premières et produits de toutes sortes circulent facilement. Au XIXe siècle, l’industrialisation n’aurait pu avancer au même rythme sans le chemin de fer. Le moteur universel était alors la machine à vapeur tirant son énergie du charbon. Difficile et dangereux à extraire, lourd et polluant mais finalement bon marché, ce combustible présente de nombreux inconvénients. Hors transports, il était préférentiellement utilisé au plus près de la mine, d’où l’implantation de l’industrie naissante. Par rapport au charbon, le pétrole est paré d’incontestables qualités. Sa potentialité énergétique par unité de masse est supérieure. Les produits obtenus après distillation sont bien moins chargés en impuretés malsaines. Mises à part les variétés lourdes, il sort de terre le plus souvent à l’état liquide : on fore des puits au lieu de creuser des mines. On le transporte aisément d’un point à un autre de la planète au moyen de tuyaux (oléoducs) ou de citernes. Il est la source d’énergie d’une écrasante majorité des véhicules routiers, du transport maritime et aérien. Pour toutes ces raisons, le pétrole a remplacé le charbon comme source d’énergie dominante. Mais, comme on peut le voir sur la graphique 1, il a fallu un bon demi-siècle pour en arriver là. Ce graphique montre aussi l’effet des chocs pétroliers des années 1970 : la croissance exponentielle a été ralentie en croissance linéaire. La remontée du charbon depuis la fin du XXe siècle est due à l’industrialisation accélérée de la Chine. En plus de dominer le marché de l’énergie, le pétrole bénéficie d’un statut particulier : les cours du baril (à peu près identiques à Londres et à New York) sont une référence incontournable de l’activité économique. Autre référence, la tonne équivalent pétrole (tep) s’est imposée comme unité universelle d’énergie. Côté négatif, la ressource est limitée, sans qu’on en connaisse avec précision le total.

RESSOURCES ET COMMERCE
Les champs pétrolifères sont très inégalement répartis à la surface de la Terre. La région la plus richement dotée est le Moyen-Orient qui contient à peu près la moitié des réserves prouvées (tableau ci-après). Si cette proportion est réaliste, on doit prendre avec précautions les chiffres avancés quant aux quantités extractibles de façon rentable aux conditions du marché. L’abondance de chiffres significatifs est un leurre, le calcul étant entaché de nombreux biais économiques ou politiques. Les régions d’utilisation étant séparées des régions de production, le pétrole donne lieu à un commerce intense. En 2015, environ 2 milliards de tonnes avaient circulé dans des oléoducs ou des navires à grande capacité. Fort logiquement, la moitié de ce commerce se fait à partir du golfe Arabo- Persique.
RÉSERVES PROUVÉES, PAR GRANDE RÉGION DU MONDE
Le rapport « réserve/production » (annuelle) du tableau donne une idée du temps qu’il faudrait pour épuiser, au rythme actuel d’extraction, tous les gisements d’une région donnée. Bien que largement communiqué, ce chiffre est de peu d’intérêt car le rythme d’exploitation est en réalité variable en fonction de multiples facteurs. Les premiers sont matériels. Dans le tableau, le total est à peu près égal à la quantité déjà extraite du sous-sol, ce qui voudrait dire que l’on atteint un maximum de production. Ce constat recoupe l’analyse faite par deux retraités de l’industrie du pétrole, Jean Laherrère et Colin Campbell, à partir de la correspondance entre découverte et production, et des variations de celle-ci. Ils ont montré en 1998, dans un article retentissant (1), que la quantité de pétrole conventionnel disponible annuellement dans le monde devrait passer par un maximum aux environs de l’année 2020. L’imminence de ce pic pétrolier à la date incertaine est partiellement remise en cause par l’exploitation de pétroles non conventionnels, peu présents dans le tableau. C’est ainsi que, après un minimum en 2008, la production domestique des États- Unis – qui avait atteint un pic en 1970 – est repartie à la hausse.

L’ÉTALON « OR NOIR »
Les autres facteurs sont économiques et politiques. L’exploitation des champs récemment découverts est, par unité de volume, plus coûteuse en investissements et en énergie que celle des gisements anciens. Quant aux pétroles non conventionnels, leur rentabilité n’est assurée que si le cours du baril dépasse 50 dollars. Comme souvent, économie et politique sont étroitement mêlées. Une galaxie du pétrole a la haute main sur l’économie mondiale. Elle regroupe des entités aussi diverses que des États producteurs, des compagnies multinationales, l’armement maritime, l’aéronautique, les industries du transport terrestre et leurs clients… Les intérêts en jeu, stratégiques ou financiers, sont considérables. L’affichage plus ou moins sincère de leurs réserves par les multinationales sert à manipuler le cours de leurs actions en Bourse. Les plus gros pays producteurs, en partie regroupés au sein de l’OPEP (OPEC en anglais [Organization of Petroleum Exporting Countries]), ont le pouvoir de réguler la quantité de brut qu’ils mettent sur le marché afin d’agir sur les prix. Le cours du baril, dont le graphique 2 montre l’évolution pendant les quarante dernières années, est ainsi soumis à de multiples influences. Il répercute des événements politiques et pèse sur l’économie mondiale. 1973 fut l’année du premier choc pétrolier : en représailles au soutien occidental à Israël pendant la guerre du Kippour, les pays du Golfe décidèrent une augmentation soudaine par un facteur 4 du prix de leur brut. La révolution iranienne de 1979 entraîna une autre flambée des prix (deuxième choc). On observe par ailleurs qu’un pic est le plus souvent suivi d’une récession (2). Le pic de 2008, dû à une demande conjoncturelle de la Chine constituant d’importants stocks en vue des jeux Olympiques de Pékin, a précédé une crise, financière d’abord, économique ensuite, dont les effets se font encore sentir en 2017. Cette crise a fini par ralentir la demande, provoquant ainsi la chute du cours en 2015 puis un passage par un minimum en 2016. En 2017, nous sommes en phase de remontée. Les spécialistes les plus lucides ne se hasardent plus à prévoir la suite.

CONTRAINTES POUR L’AVENIR

Au cours des années 1970, le monde entier crut à une pénurie de pétrole. C’était une fausse alerte. Cependant, des mesures furent prises dans les pays développés consommateurs : on améliora l’efficacité des moteurs en vue d’une moindre consommation à service égal ; dans le domaine de la génération d’électricité, on eut aux États-Unis le retour au charbon, et en France le passage à l’électronucléaire. Quarante ans plus tard, la volatilité du prix du brut serait-elle le signe que le pic de production est bien là ? L’avenir serait alors dépendant de la façon dont la galaxie du pétrole gère le franchissement du pic. Une anticipation est évidemment souhaitable (graph. 3) avec une sortie progressive laissant à long terme de quoi maintenir le transport aérien et la pétrochimie, usages pour lesquels le pétrole et ses dérivés resteront pour longtemps irremplaçables. L’anticipation d’une sortie du pétrole est rendue nécessaire par une deuxième contrainte forte. Entre autres impacts environnementaux, les différentes activités de l’espèce humaine ont depuis le début de l’ère industrielle (fin du XVIIIe siècle) changé la composition de l’atmosphère par l’emploi généralisé des combustibles fossiles, lesquels représentent bon an mal an 80 % de l’énergie primaire. Les brûler produit en abondance du dioxyde de carbone. En 1896 déjà, Svante Arrhenius avait trouvé qu’un doublement de la concentration de CO2 dans l’atmosphère entraînerait une augmentation de 5 °C de la température à la surface de la Terre. Son calcul, contestable, anticipait néanmoins le résultat obtenu par nos modernes climatologues armés de modèles plus réalistes et d’ordinateurs puissants (3). Cette menace climatique pèse sur l’avenir de l’humanité, qui doit trouver le moyen de limiter de façon drastique les émissions de gaz à effet de serre. La sortie des fossiles, charbon, gaz et pétrole, dont les effets sont en partie tempérés par la mise en place sur les installations fixes de dispositifs de captage et séquestration du CO2 (CCS), s’impose à l’évidence dans ce contexte. Comment vivre sans pétrole, jusqu’ici indispensable aux transports ? l’humanité devra résoudre une série de problèmes d’ordre technique, économique et politique. Pour conserver la mobilité nécessaire aux économies modernes, il conviendra de passer à des vecteurs décarbonés comme l’électricité (d’origine nucléaire ou renouvelable) ou l’hydrogène. Et la galaxie du pétrole dont l’empire s’étend sur toute la planète devra gérer sa propre reconversion. Ce ne sera ni simple ni rapide. Un indicateur d’une transition réussie ? les tep disparaissent définitivement des statistiques énergétiques.
(1) « The end of cheap oil », in Scientific American(1998).
(2) Mais attention à ne pas confondre corrélation et causalité.
(3) Cf. les rapports du Groupe d’experts intergouvernementaux sur l’évolution du climat (GIEC), partie scientifique.