Quand les techniques révolutionnent l’art pictural, Bernard Roué*

Les sciences, les techniques et les arts sont tributaires d’un moment de l’histoire des sociétés. L’art pictural n’échappe pas à cette règle, à travers deux inventions majeures apparemment sans lien entre elles : le chemin de fer et le tube de peinture.

*BERNARD ROUÉ est artiste peintre.


Une découverte n’est possible et n’arrive que lorsque la société en est à un stade donné de son développement qui en permet l’émrgence. Par rapport à cette assertion, qu’en est-il de la rupture qu’opèrent certains peintres dans le courant du XIXe siècle ? Deux inventions peuvent ici être considérées : dans le gigantesque, l’imposant, les machines à vapeur et les débuts du chemin de fer avec ces monstres technologiques que sont les locomotives ; à l’inverse, dans le tout petit, plus proche du concours Lépine, l’invention du tube de peinture.

PRÉPARATION ET CONSERVATION DE LA PÂTE DE PEINTURE
Jusqu’à l’invention du tube souple, la préparation des pâtes picturales, le broyage, s’effectuait dans les ateliers des maîtres qui détenaient leurs propres recettes tenues secrètes. Les jeunes disciples commençaient leur long apprentissage par ce fastidieux travail qui consistait à râper (d’où leur surnom de « rapins »), concasser, piler… les produits minéraux ou végétaux, base des colorants, pour les réduire en poudre. Une fois la finesse désirée obtenue, ces poudres étaient mélangées à des produits (eau, huiles…) qui assuraient la qualité de la pâte. Ces opérations, qui ne pouvaient se réaliser que dans l’atelier, empêchaient des sorties dans la nature en absence de contenant fiable et léger. De plus, au niveau esthétique, et surtout philosophique depuis les pythagoriciens, la prédominance était donnée au dessin et à la composition réglés mathématiquement (le fameux nombre d’or : (1+√5)/2 = 1,618…, qui régit quantité de toiles), symboles de la voie vers la divinité, au détriment de la couleur qui représentait la part d’ombre, l’émotion pure, directe, incontrôlable, proche du démon. Il faut aussi savoir que le paysage était considéré comme un thème mineur, au regard de la hiérarchie des sujets : la peinture d’histoire, le portrait, les scènes de genre, le paysage et, tout en bas, la nature morte. Durant toute la période qui précède le XIXe siècle, le paysage, même s’il pouvait être croqué sur le vif, était recomposé, repensé intellectuellement en atelier pour le faire entrer dans le système des proportions géométriques réglant la composition générale et servait de cadre à un fait historique ou mythologique. Le paysage n’était jamais peint pour lui-même. Dès le XVIIIe siècle, le peintre Chardin (1699-1779) confia en 1720 à Charles de Laclef (ancêtre de la famille Lefranc, toujours grand fabricant de matériels pour artistes), le soin de lui confectionner ses peintures. C’est une grande rupture. Ce moment correspond à l’affaiblissement du système des ateliers avec le maître et ses « compagnons » élèves. La main d’oeuvre propre à cette méthode d’organisation du travail disparaît petit à petit. Il fallait donc trouver un substitut à celle-ci, ce furent les fabricants de peinture. Les vessies de porcs seront le premier récipient des pâtes conservées. Ce fut une réelle avancée, mais la conservation était relativement courte.

L’INVENTION DU TUBE DE PEINTURE
En 1822, James Hams, peintre anglais, réalise des tubes en verre en forme de seringues à vis avec un capuchon pour le fermer. Ce procédé, fragile et trop coûteux, ne sera pas pérenne. En 1841, l’artiste étatsunien John Goffe Rand dépose un brevet pour un contenant tubulaire en plomb qui se fermait par une pince. L’avantage était qu’on pouvait le rouler au fur et à mesure de l’utilisation et ainsi chasser l’air, ce qui protégeait le colorant de toute altération. Le plomb s’avéra nocif au contact avec certains composés chimiques des colorants, ce qui conduisit les Britanniques à le remplacer définitivement par l’étain. En 1859, une autre grande avancée est faite par Alexandre Lefranc : il améliore le système en mettant sur le marché un tube à fermeture étanche, par un bouchon à vis. La peinture devient donc facilement transportable hors de l’atelier, et le tube ouvre la possibilité d’aller « sur le motif », selon le terme consacré, autrement dit directement dans la nature. Munis de leur boîte de tubes et d’un chevalet portable, inventé vers 1857, la nature était à disposition des artistes. Encore fallait-il pouvoir se déplacer. C’est là que le chemin de fer achève cette révolution.

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J.M.W. Turner, Pluie, Vapeur et Vitesse – le Grand Chemin de fer de l’Ouest, 1844, huile sur toile.

LE RÔLE DU CHEMIN DE FER
Le XIXe siècle voit le développement des industries lourdes et l’énorme accumulation du capital par l’exploitation du prolétariat issu de l’exode rural et œuvrant à très bas coût dans les usines. Pour les possédants, la circulation des productions devient vitale. Le développement du chemin de fer répond, entre autres, à ce moment historique. La première ligne, en France, relie en 1828 Saint-Étienne à Andrézieux pour acheminer le charbon de cet important bassin houiller. Ensuite la voie au départ de Paris jusqu’à Saint- Germain-en-Laye, en 1837, prélude à la couverture rayonnante de et vers Paris de toutes les grandes lignes. La nécessité commerciale de relier la capitale aux grands ports de Rouen (1843) et du Havre (1847) va donner naissance à la ligne vers la Normandie, qui à Colombes, à l’arrivée à Paris, se connecte à celle de Saint-Germain. La locomotive qui accomplit le trajet, une Buddicom type 120, servira de modèle au roman d’Émile Zola la Bête humaine, du cycle des Rougon-Macquart, écrit en 1890. En 1857, le train qui relie Paris à Lyon puis à Marseille (PLM, Paris-Lyon-Méditerranée) dessert Melun et Fontainebleau. Avant l’arrivée du train, la diligence desservait ces localités en pratiquement une journée pleine. Ce train permet à de jeunes artistes de travailler hors de Paris en pleine nature, à Chailly-en-Bière et dans son hameau, Barbizon. De la gare de Melun, ils s’y rendaient à pied ou empruntant la voiture postale (la patache). C’est Jean- Baptiste Camille Corot (1796- 1875) qui découvre ce lieu et le fait connaître à Théodore Rousseau (1812-1867) et à Jean- François Millet (1814-1875). L’auberge Ganne à Barbizon (devenue un musée), anciennement épicerie, sera leur point de ralliement, leur offrant à bas coût le logement et la nourriture. Ensuite, de nombreux artistes les rejoindront et feront de ce lieu un centre d’émulation artistique. Ils fuient tous la modernité que représente la ville qui s’agrandit rapidement par l’arrivée massive des ruraux vers les usines et son bruit, pour se plonger à l’instar de leurs aînés, les peintres britanniques Turner (1775-1851) et Constable (1776-1837), dans la sérénité de la nature encore préservée. Les rochers, les arbres, les paysans et leurs animaux seront leurs modèles. Les peintres impressionnistes représentent la génération suivante. Ils viendront dans ces lieux et prendront les conseils de Théodore Rousseau qui leur préconisait : « Éclaircissez votre palette. » Cette nouvelle génération d’artistes profitera des lignes de chemin de fer allant vers la Normandie et qui desservaient Chatou, Argenteuil, Gennevilliers, Poissy, Vétheuil…, ou encore les plages normandes, pour partir avec toiles, chevalets et boîtes de peintures à l’épaule aussi bien dans la campagne environnante que sur les bords de Seine, voire sur le fleuve. Monet établira même son atelier dans un canot. Cependant, à l’opposé des peintres de l’école de Barbizon, qui fuyaient la modernité, les impressionnistes vont choisir d’autres motifs. Deviendront leurs sujets de prédilection les trains, les gares emplies de fumées, les ports, les nouveaux ponts métalliques, les rues animées autour de la cathédrale de Rouen, par exemple, mais aussi le peuple (ce qui est nouveau) venu se distraire dans les guinguettes des bords de fleuve. À l’exemple de Boudin et de Jongkind, qui peu avant eux réalisaient des toiles depuis les plages d’Honfleur et du Havre, d’Étretat…, ils s’intéresseront aussi à ces sujets. Ils s’inscrivent dans la modernité de leur époque. Le PLM, de son côté, va permettre à certains de ces peintres de partir vers la Méditerranée et la Côte d’Azur à la découverte de la lumière et de la couleur exaltées par le climat et le soleil. Leur palette s’en trouvera totalement modifiée, avec des tons plus saturés, des bleus, des jaunes et des rouges plus éclatants. L’atmosphère de ces toiles devient moins évanescente qu’avec les brumes et les ambiances plus douces des lumières de la Normandie et de la vallée de Seine. Ainsi, il faut toujours considérer, lorsque nous parlons d’art, la nature de la société dans laquelle il apparaît et l’état des sciences et des techniques au même moment.

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