L’arrêt provisoire de plusieurs réacteurs pour des contrôles exigés par l’Autorité de sûreté nucléaire pourrait exposer la France à des risques d’approvisionnement en électricité. Pour les détracteurs du nucléaire, ces mesures confirmeraient la nécessité d’abandonner ce mode de production d’énergie, qui serait trop coûteux, peu sûr et inefficient. Alors, la sûreté nucléaire n’est-elle qu’un mythe ? Sylvestre Huet, journaliste scientifique, a interrogé, loin de tout dogmatisme, Pierre- Franck Chevet sur les décisions prises par l’organisme qu’il préside et démystifie pour nous les enjeux de sûreté dans la filière.
*Interview parue le 25 novembre sur le blog {Sciences²} du site lemonde.fr, et publiée avec l’autorisation de son auteur, Sylvestre Huet.

L’action de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) est au coeur de la « crise du jus ». Ses décisions récentes exigeant des vérifications sur des générateurs de vapeur équipant des centrales nucléaires vont en effet provoquer des arrêts imprévus de production, au point de mettre sous tension le système électrique français durant l’hiver. Comment l’ASN, érigée en autorité administrative indépendante par la loi relative à la transparence et la sécurité en matière nucléaire de 2006, vit elle cette crise ? Quelles leçons en tirer pour le contrôle de l’industrie nucléaire française ? Autant de questions auxquelles a répondu Pierre-Franck Chevet, qui la préside depuis 2012, lors d’un entretien au siège de l’ASN le 24 novembre 2016.
Sylvestre Huet : Vos décisions récentes imposant à EDF des arrêts de réacteurs nucléaires pour des opérations de vérifications in situ de générateurs de vapeur vont entraîner des baisses de production importantes en plein cœur de l’hiver. En cas de vague de froid comme celles de de 2012 ou de 1987, cela pourrait exposer le système électrique au risque d’une pénurie de production, selon Réseau de transport d’électricité (RTE). Regrettez-vous vos décisions à cet égard ?
Pierre-Franck Chevet : Non. Ce sont des décisions qui concernent la sûreté et relèvent de notre mission de protection des populations contre un potentiel accident, même si nous n’en sommes pas là. Ces décisions s’imposaient, elles étaient nécessaires pour réaliser les contrôles des générateurs de vapeur concernés. Par ailleurs, nous sommes conscients des difficultés que cela entraîne pour l’approvisionnement en électricité. Nous sommes en liaison étroite avec RTE, le responsable de l’équilibre du réseau, pour qu’il puisse faire ses anticipations de la manière la plus réaliste possible en fonction du calendrier de l’instruction de ces sujets.

S. Huet : Ces décisions vont peser a minima plusieurs centaines de millions d’euros de pertes pour EDF. Cet élément a-t-il été pris en compte par l’ASN ?
P.-Fr. Chevet : Les décisions de sûreté peuvent avoir des conséquences financières importantes, mais il faut les assumer. D’ailleurs, la direction d’EDF qui a été formellement consultée lors de la prise de décision, selon les règles établies, nous a fait savoir qu’elle s’engageait à arrêter de manière anticipée les cinq réacteurs encore en fonctionnement pour ces vérifications.
S. Huet : Votre sévérité s’explique-t-elle uniquement par des considérations techniques de sûreté ou la découverte de falsifications de PV de fabrication destinées à l’ASN – ou de décisions de poursuivre les opérations malgré la constatation d’anomalies – a-t-elle pesé dans vos décisions ?
P.-Fr. Chevet : Ce sont deux questions très séparées. D’un côté, nous avons un problème technique : des teneurs en carbone trop élevées dans l’acier de générateurs de vapeur, une anomalie générique puisqu’elle concerne plusieurs réacteurs simultanément. Problème qui a conduit à la décision de vérifier ces pièces, si nécessaire en arrêtant des réacteurs en fonctionnement. L’acier normal, standard selon l’industrie elle-même, c’est 0,2 % de carbone. Sur la cuve de l’EPR de Flamanville, on a mesuré 0,3 %. J’avais qualifié cet écart d’« anomalie sérieuse », ce qui m’a valu quelques noms d’oiseaux en provenance de gens visiblement bien renseignés sur le contenu précis des dossiers des industriels. Lorsque le contrôle des générateurs de vapeur a commencé, nous avons trouvé des anomalies allant jusqu’à 0,4 %. Donc, il fallait vérifier les derniers générateurs de vapeur installés dans les centrales nucléaires. D’un autre côté, nous avons découvert des irrégularités dans des dossiers de fabrication de l’usine Creusot-Loire, voire des falsifications de documents.

S. Huet : Ces pratiques sont illégales. Les avez-vous signalées à la justice ? Y aura-t-il un procès afin d’établir les responsabilités personnelles et d’entreprises en cause ?
P.-Fr. Chevet : Oui, nous les avons signalées dans la seconde quinzaine d’octobre en application de l’article 40 du Code de procédure pénale, qui en fait obligation à tout fonctionnaire découvrant quelque chose qui s’apparente à un acte illégal. Nous sommes en contact avec le procureur de Chalon pour le tenir au courant de l’évolution du dossier. Ce sera à la justice de décider ce qu’il en est et s’il doit y avoir procès.
S. Huet : Ces pratiques vous semblent – elles avoir été ignorées d’EDF et d’Areva, qui disposaient de représentants à l’usine de Creusot- Loire ? Et si oui, cette ignorance ne met-elle pas en cause les responsabilités légales du constructeur-réparateur Areva ?
P.-Fr. Chevet : Je n’ai pas d’indication que les directions d’EDF et d’Areva aient été au courant des pratiques de la direction de Creusot-Loire sur ce point. Mais EDF est responsable de son fournisseur Areva, et Areva est responsable de son forgeron. Pour ma part, je suis responsable du contrôle. Or cette chaîne de responsabilité et de contrôle a été prise en défaut par ces pratiques et falsifications. Il faut donc analyser cela et l’améliorer. Nous avons engagé une réflexion interne sur ce point. Dans quelques mois nous ferons des propositions.
S. Huet : Dans les critiques qui vous sont opposées, il est souvent affirmé que le contrôle que vous exercez a dérivé vers une bureaucratie, le traitement sur papier, alors qu’à l’époque de la construction du parc de réacteurs les inspecteurs du service de contrôle des fabrications d’EDF allaient en usine et connaissaient la métallurgie. Toutefois, les falsifications découvertes remontent jusqu’à cette époque…
P.-Fr. Chevet : Il se trouve que j’ai connu cette époque-là. J’étais à la direction de l’ASN qui contrôle ces équipements. J’ai entendu dire que les anomalies de carbone relevées sont uniquement formelles, on parle même d’« anomalie réglementaire ». Mais si à cette époque elles avaient été repérées, nous les aurions traitées comme aujourd’hui. Ce qui a changé, au plan réglementaire, c’est que nous avons demandé des mesures de ces taux de carbone sur de nouveaux points des pièces, avec des vérifications plus nombreuses. Cette anomalie n’est pas réglementaire, elle contrevient avant tout aux règles de l’art métallurgique. Quant aux falsifications de documents, moi-même je ne les ai pas vues à l’époque, ce qui est logique puisque leurs auteurs les dissimulaient.
S. Huet : Quelles conclusions en tirez- vous sur les modes de contrôle ?
P.-Fr. Chevet : Nous allons examiner ce qui se fait à l’étranger de ce point de vue. J’ai en tête en tout premier lieu l’idée de faire réaliser certains essais et contrôles lors de la production par des laboratoires distincts, agréés, et qui disposeront d’un double de tous les documents originaux.

S. Huet : EDF et Areva assurent que les écarts de fabrication au regard de la norme révisée – sur le pourcentage de carbone dans l’acier des pièces – ne vont pas dépasser les marges de sécurité prises lors de la conception. Êtes-vous prêts à accepter un tel raisonnement, et donc à ne pas appliquer strictement cette norme sur les équipements en service ?
P.-Fr. Chevet : Nous analysons les argumentaires des industriels sur ce point. Les codes et la réglementation portent sur l’obligation de faire « le maximum possible » pour la qualité de fabrication des pièces. Là, on sait qu’on est en deçà de ce maximum possible techniquement. Si une marge de sécurité subsiste, nous pouvons l’apprécier pour voir si elle reste suffisante. S’il ne reste pas de marge, les équipements ne pourront pas être utilisés.
S. Huet : Disposez-vous d’assez d’experts en métallurgie, à l’IRSN, l’l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, et à l’ASN, pour être indépendants des industriels sur ce point ?
P.-Fr. Chevet : Sur ce point d’expertise, l’IRSN comme l’ASN disposent depuis longtemps d’experts de très haut niveau, à raison même que les réacteurs concernés fonctionnent à très haute pression.
S. Huet : Ne faudrait-il pas réécrire cette norme, puisque certains experts expliquent qu’elle n’est ni réalisable dans les opérations de forgeage ni nécessaire au regard des performances thermomécaniques demandées aux équipements ?
P.-Fr. Chevet : Certains industriels semblent y parvenir. Et cette norme sur le carbone provient des industriels eux-mêmes. Mais le point clé est que la vérification de cette norme n’était pas faite en tous points, mais seulement sur ceux considérés comme les plus sensibles en termes de fabrication.
S. Huet : Ces écarts aux normes de fabrication concernent d’autres exploitants nucléaires à l’étranger, en particulier pour les clients du japonais JCFC. Avez-vous déjà des réactions de vos homologues ?
P.-Fr. Chevet : Sur les deux sujets, cela peut concerner d’autres pays qui ont été informés rapidement via nos homologues en charge de la sûreté. Il leur faut identifier les pièces susceptibles d’être concernées. Nous restons en contact, une réunion avec les autorités américaine et japonaise est programmée à court terme, un séminaire international sur ces points pourrait également être organisé dans les prochains mois.
S. Huet : Vous n’avez toujours obtenu que 30 des 200 postes supplémentaires que vous réclamez depuis deux ans au moins pour l’IRSN et l’ASN, cette crise va-t-elle per mettre de les créer ?
P.-Fr. Chevet : J’ai entendu dire que notre expression forte sur les sujets dont nous venons de parler serait liée à cette demande. Non, ce qui nous a conduits à demander des moyens supplémentaires ce sont des enjeux de long terme, comme la prolongation de la durée de vie du parc de réacteurs ou les constructions neuves. Nous faisons face à une intensification de nos activités sur le moyen terme.
S. Huet : Dans cette crise, l’ASN, certes indépendante du gouvernement puisque vous êtes irrévocable, a nécessairement entretenu des contacts avec lui. Avez-vous été soumis à des pressions ?
P.-Fr. Chevet : Le gouvernement n’a pas été passif. En revanche, je n’ai pas senti de pressions sur mon jugement concernant la sûreté et mes décisions. Même si j’ai bien sûr senti une certaine tension relative au passage de l’hiver pour l’approvisionnement en électricité, ce qui est normal au regard des responsabilités du gouvernement. Notre métier de gendarme du nucléaire c’est aussi de savoir résister aux pressions, d’où qu’elles viennent.
S. Huet : Cette crise vous semble t- elle susceptible de provoquer une réflexion dans les milieux politiques sur la nécessité d’un système électrique plus résilient devant un tel problème ?
P.-Fr. Chevet : Nous avions souligné, il y a deux ans, la nécessité de donner plus de marges au système électrique, par la production comme par la consommation. Cette crise le montre à nouveau. Mais une mauvaise interprétation serait d’y voir une critique de la standardisation du parc de réacteurs nucléaires. Cette standardisation est plutôt un avantage pour la sûreté, mais elle suppose que le système électrique dispose de marges pour faire face à un problème générique.
S. Huet : Mediapart a exposé les problèmes que vous avez avec un de vos inspecteurs du travail à Flamanville, qui estime être entravé dans son activité de contrôle du droit du travail sur le chantier de l’EPR par la direction locale et la direction générale. Que se passe-t-il ?
P.-Fr. Chevet : Nous n’avons pas souhaité nous exprimer publiquement sur le sujet. Non par pudeur, mais parce que nous devons aussi protéger cette personne. L’article de Mediapart nous accuse de complaisance vis-à-vis d’EDF… Je ne suis pas certain que la période actuelle et tout ce dont nous venons de parler accrédite l’idée d’une ASN « complaisante ». Les inspecteurs de l’ASN ont très bien traité la question du droit du travail sur le chantier de l’EPR. Le résultat est là, puisque les manquements et fautes ont donné lieu à plainte et procès.