La longue marche des victimes de l’amiante, Alain Bobbio*

Les conquêtes arrachées par vingt années de lutte des victimes de l’amiante sont impressionnantes. Mais la route est encore longue pour qu’elles obtiennent justice. Et les avancées sont aujourd’hui menacées.  

*Alain Bobbio est président de l’Addeva 93 et membre du CA de l’Andeva.


L’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva) est née en février 1996. Dès sa création, elle se bat notamment pour l’interdiction de ce matériau cancérogène ainsi que pour l’indemnisation des victimes et de leurs familles ; pour les personnes exposées ou ayant été exposées à ce matériau, son action a abouti à l’obtention d’un suivi médical et de la préretraite amiante, mais aussi à l’établissement d’une réglementation visant à prévenir le risque par la suppression ou le confinement de l’amiante en place. Cela dit, un procès pénal pour juger les responsables de cette gigantesque catastrophe sanitaire est indispensable.

UN PEU D’HISTOIRE 

L’amiante ne fut interdit en France que le 1er janvier 1997, alors que le caractère cancérogène de ce matériau était connu depuis plus d’un siècle. La cata strophe était déjà là : 10 morts par jour, 100 000 morts annoncées, et 20 millions de tonnes d’amiante disséminées dans les hôpitaux, les écoles ou les HLM. La mission première de l’Andeva et de ses associations locales fut d’accueillir des victimes et des familles en leur apportant une écoute et une aide pour faire valoir leurs droits auprès de l’administration et des tribunaux. Elle agit aussi pour changer la loi et conquérir de nouveaux droits : en finir avec les discriminations pénalisant la reconnaissance des pathologies respiratoires, faire évoluer les tableaux de maladies professionnelles, relever la rente de conjoint survivant, faire sauter le barrage de la prescription des dossiers… Les actions en « faute inexcusable de l’employeur » furent un formidable levier pour tirer les indemnisations vers le haut. Elles ont permis de majorer la rente Sécurité sociale (voir Ameli.fr), d’indemniser les souffrances physiques et morales, la perte de qualité de vie, le préjudice esthétique… et de faire reconnaître la responsabilité de l’employeur. Avant la création de l’Andeva, ces actions étaient rarissimes pour des maladies professionnelles ; depuis, pour les victimes de l’amiante, on en compte en moyenne près d’un millier par an depuis vingt ans. Presque toutes ont été victorieuses. Les arrêts « amiante » rendus le 28 février 2002 par la Cour de cassation ont révolutionné la jurisprudence en instaurant une « obligation de sécurité de résultat » pour l’employeur, qui vaut pour toutes les maladies professionnelles et tous les accidents du travail. La création du FIVA (Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante) en 2002 fut une conséquence de ce véritable raz-de marée judiciaire. Ce fonds répare en routine l’ensemble des préjudices de toutes les victimes de l’amiante (professionnelles et environnementales) et de tous leurs ayants droit, pour toutes les maladies liées à l’amiante, sans que ceux-ci aient à démontrer l’existence d’une faute. De 2002 à 2014, il a versé plus de 200 000 indemnisations (victimes, ayants droit, indemnisations complémentaires) pour un montant cumulé de 4,420 milliards d’euros. Si les victimes indemnisées par le FIVA ne peuvent être indemnisées deux fois des mêmes préjudices, elles conservent le droit d’ester en justice pour contester son offre ; elles peuvent aussi agir à ses côtés pour faire reconnaître la faute inexcusable et, au pénal, pour obtenir la sanction de l’employeur. Depuis la création du FIVA, d’autres combats ont permis de faire passer le délai de prescription de 4 à 10 ans (« repêchant » ainsi 600 dossiers qui avaient été rejetés) et de faire annuler les demandes abusives du FIVA, qui, arguant d’un trop-perçu, réclamait de façon insupportable à plusieurs centaines de victimes le remboursement d’indemnités qu’il leur avait versées trois ans plus tôt. Dès 1997, l’Andeva a milité pour une préretraite amiante. L’allocation de cessation anticipée d’activité des trav ailleurs de l’amiante (ACAATA) a été créée en 1999 pour les salariés du régime général dont l’établissement est inscrit sur une liste officielle ou pour ceux dont la maladie professionnelle est reconnue. Le dispositif initial excluait les personnes atteintes de plaques pleurales (les deux tiers des malades par l’amiante !) et se limitait aux industries de fabrication et de transformation de l’amiante. La mobilisation associative et syndicale a permis d’élargir le dispositif à toutes les pathologies reconnues et d’étendre à la navale et aux dockers le champ des personnes exposées au flocage/ calorifugeage. À ce jour, 87 000 personnes ont bénéficié de l’ACAATA. Vivant sous la menace de contracter une maladie grave due à l’amiante, plusieurs milliers d’entre elles ont aussi obtenu la reconnaissance d’un préjudice d’anxiété. En matière de prévention du risque « amiante », l’Andeva apporta dès 1996 sa contribution à l’élaboration des décrets « travail » et « bâtiments », permettant les évolutions successives qui ont fait de la réglementation française l’une des plus avancées du monde, tout en critiquant la faiblesse des moyens mis en oeuvre pour contrôler l’effectivité de l’application des textes.

DES AVANCÉES… 

Ces résultats impressionnants n’auraient jamais été obtenus sans l’existence d’un puissant mouvement social de victimes, dont les marches silencieuses des veuves de Dunkerque sont devenues le vivant symbole. Pour que ce mouvement se structure et soit efficace, il a fallu inventer un fonctionnement associatif permettant à des personnes d’opinions très diverses d’unir leurs forces pour une même cause. Il a fallu élaborer des stratégies combinant des mobilisations de rue et des actions judiciaires plaidées dans des salles d’audience remplies de victimes. Des propositions argumentées ont par ailleurs été présentées aux pouvoirs publics et aux parlementaires, tout cela dans le souci permanent de construire des synergies avec le mouvement syndical, mutualiste et associatif. Vingt ans après la création de l’Andeva, dans un contexte fortement marqué par la régression sociale, le mouvement des victimes de l’amiante doit à la fois continuer à avancer et ne pas perdre ce qu’il a conquis. L’Andeva a su arracher de nouvelles avancées, comme : – l’extension de la cessation anticipée d’activité aux fonctionnaires dont la maladie a été reconnue ; – la prise en charge par le FIVA des décès reconnus d’origine professionnelle ; – l’abaissement de seuil de 6 000 à 100 fibres d’amiante par litre d’air, seuil au-delà duquel toute dérogation est interdite pour les jeunes travailleurs de moins de 18 ans ; – enfin, la mise en ligne sur Internet de l’étude des dossiers techniques amiante. L’association a investi de nouveaux champs d’action, en ouvrant un dialogue médecins-malades avec MESOCLIN – nom du Réseau national d’expert sur le mésothéliome pleural malin (MPM) ou, plus simplement, réseau d’étude de tumeurs rares – sur la recherche, les traitements, le suivi médical, l’accompagnement des patients et des familles… Il ne faut pas oublier que le retard de dia gnostic de cette affection est à rapprocher du délai de latence de ces tumeurs, qui peut atteindre 30 à 40 ans.

… ET DES OBSTACLES 

La situation est difficile. Les employeurs sont passés à l’offensive pour réduire leurs charges, s’affranchir des contraintes du Code du travail et fuir leurs responsabilités tant civiles que pénales. Et le gouvernement se plie à leurs exigences, ce qui a des effets néfastes sur l’indemnisation, la jurisprudence, la prévention et l’action pénale contre les responsables. Le niveau moyen des indemnisations octroyées par les cours d’appel pour faute inexcusable et pour contestation de l’offre du FIVA baisse fortement. La Cour de cassation, quant à elle, a restreint le préjudice d’anxiété aux seuls établissements ouvrant droit à l’ACAATA. Le Conseil d’État, enfin, a permis aux employeurs condamnés de se retourner contre l’État pour faire payer leur faute inexcusable par les contribuables. Un mauvais vent souffle sur la justice. La mise en pièces du Code du travail, la remise en cause des CHSCT, l’affaiblissement des prud’hommes font sauter les digues censées protéger la santé et la sécurité des salariés les plus fragiles. Elles tournent le dos à la prévention, préparant une nouvelle génération de victimes de maladies professionnelles évitables dans les prochaines décennies. La perspective d’un procès pénal des responsables se heurte à de nouveaux obstacles : vingt ans après le dépôt des premières plaintes pénales, cette hécatombe évitable n’a toujours ni responsable ni coupable. La Cour de cassation a validé l’annulation des mises en examen des responsables de l’État, de la haute administration et du comité permanent amiante, dans le dossier Condé-sur-Noireau, cette « vallée de la mort » en Normandie où pas une famille n’a été épargnée par l’amiante. Alors que le premier procès pénal de l’amiante avait été annoncé pour 2015, les magistrats du pôle de santé publique viennent de décider une expertise scientifique qui, dans le meilleur des cas, retardera encore le procès d’un an. Le chemin vers la justice est donc semé d’obstacles, en France comme en Italie, où la cour de cassation de Rome a relaxé le propriétaire suisse des usines italiennes d’Eternit, que la cour d’appel de Turin avait condamné à dix-huit ans de prison. Il ne reste pas moins que la solidarité internationale des victimes est un formidable encouragement à continuer ce dur combat quels que soient les échecs et les difficultés. Toutes les leçons de la tragédie doivent être tirées. L’enjeu n’est pas d’assouvir une vengeance, mais de protéger les générations futures. 

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