La situation de la production de l’électricité en France, mis en perspective à travers les différentes étapes qui ont conduit à la situation actuelle d’EDF.
*MARIE-CLAIRE CAILLETAUD est ingénieure, porte-parole de la Fédération Mines-Energie CGT.
LE PROBLÈME POSÉ
Répondre aux besoins énergétiques du pays dans le cadre de la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre, mais également de notre empreinte carbone, implique d’utiliser le mix énergétique le plus approprié à l’aune de critères économiques, sociaux et environnementaux. Dans ce cadre, le nucléaire devrait conserver une part décisive dans la production d’électricité, qui va être sollicitée par le développement de nouveaux usages. C’est un atout industriel de notre pays qu’il nous faut préserver. Rappelons que, en France, la pauvreté énergétique conduit 11 millions de personnes à se priver sur des consommations de première nécessité. Un coût compétitif de l’électricité concourt à la performance des entreprises, et c’est un atout pour la ré-industrialisation. D’autre part, la filière nucléaire reste solidement implantée sur le territoire national avec environ 400 000 salariés. Alors que l’avenir de la production d’électricité en France requiert une stratégie et un engagement de long terme de la puissance publique, depuis vingt ans les gouvernements successifs ont laissé faire les directions d’EDF et d’Areva ; ils ont poussé toute une série d’initiatives qui déstabilisent le secteur et fragilisent sa capacité à répondre aux enjeux. Le gouvernement actionnaire ne voit dans les entreprises qu’une source de dividendes pour son budget et il affaiblit leur capacité à investir pour l’avenir. Les directions d’EDF et d’Areva ont eu des politiques à courte vue qui ont conduit à la situation actuelle, en étant concurrentes alors que leurs métiers et compétences sont complémentaires, en ne prenant pas en compte les pertes de connaissances et le tissu industriel, en se lançant dans des aventures à l’international qui ont fait perdre beaucoup d’argent. Plus précisément, concernant EDF, le rapport parlementaire du 5 mars 2015 sur les tarifs de l’électricité de M. Gaymard et Mme Valter note le rôle « d’un État incohérent et perturbateur [qui] a tour à tour considéré EDF soit comme une vache à lait, soit comme un pompier […] EDF qui a supporté – et continue de supporter – des charges de service public […] Un actionnaire faiblement impliqué dans la gestion de l’entreprise […] trop boulimique. En dépit de la situation financière de l’entreprise, de son endettement et de son niveau élevé d’investissement, l’État continue de prélever un dividende qui contribue au redressement des finances publiques ». Exception faite de cette année.
DES DÉCISIONS CHAOTIQUES
Se rajoutent les ravages causés par la déréglementation du secteur énergétique impulsée par l’Europe libérale et mise en oeuvre par nos gouvernements, qui désorganise et fait courir le risque à moyen terme de se retrouver dans des situations de tension et de dépendance énergétique au niveau de l’Europe, tant la vue financière à court terme du marché est inadaptée à une industrie qui demande des investissements importants pour des retours sur le temps long. Enfin le manque de vision de l’État concernant les questions industrielles, et particulièrement sur le sujet, est dramatique. Ouverture des concessions hydrauliques à la concurrence, fermeture des moyens thermiques classiques, régionalisation de l’énergie, affichage de fermetures de moyens de production nucléaire à partir de considérations politiciennes, cela fait quand même beaucoup ! C’est ce contexte global qu’il faut appréhender pour apprécier l’opportunité du projet de nucléaire britannique, Hinkley Point. Les analyses suivantes ont été élaborées avec les salariés des différents métiers impliqués, qui connaissent particulièrement bien le sujet. Au vu des résultats de la consultation engagée par la CGT et des réponses obtenues, ce raisonnement, avec ses volets industriel, social et financier, est partagé par les personnels des entreprises. C’est parce qu’il est impératif pour la filière nucléaire française que la construction du réacteur en Grande-Bretagne soit une réussite que nous devons le démarrer en mettant le maximum d’atouts de son côté. En premier lieu, les EPR en construction – et parmi eux celui de Flamanville – subissent des dérives de planning et de coût. Cela n’est pas étonnant, puisqu’à plusieurs reprises la CGT a alerté sur ce sujet. En quelques traits nous pouvons retracer l’histoire. Alors que les équipes françaises ont su construire un parc nucléaire unique au monde et qu’elles commencent à étudier le modèle suivant, le président de la République de l’époque impose une alliance avec Siemens pour élaborer un modèle francoallemand. Nous avons alors largement alerté sur cette décision politique sans vision industrielle réelle. Nous avions prévenu que cette démarche conduirait à complexifier le processus de travail avec toutes les conséquences négatives que cela peut entraîner. Entre-temps, Siemens a quitté le navire, les ressources humaines ont subi de plein fouet le moratoire nucléaire et conduit à des pertes de compétences précieuses. La désindustrialisation de la France a rendu problématique notre capacité à gérer de grands chantiers et a tari les ressources dans le tissu industriel des PME-PMI. La désorganisation du travail, la sous-traitance à outrance ont affaibli encore plus nos capacités à réaliser ce projet industriel. Le pilotage du travail par les délais et les coûts conduit globalement à des malfaçons et à du gâchis au niveau systémique en générant des souffrances pour ceux que l’on oblige ainsi à mal travailler. Nous ne sommes pas devant un problème nucléaire, mais bien devant un problème industriel. L’affaiblissement des entreprises et la crise majeure que traverse Areva ont conduit le gouvernement à décider d’un sauvetage financier d’Areva par EDF avec la prise de contrôle d’Areva NP. La CGT a mis en évidence que l’opération avait un caractère essentiellement financier, qu’elle conduisait à des organisations complexifiées et qu’aucune stratégie de reconstruction d’une filière du nucléaire n’était envisagée. Ce processus est engagé et loin d’être stabilisé.
UNE SOLUTION ET DES OBSTACLES À LEVER
Il est crucial, si nous voulons être en capacité de remettre en ordre de marche la filière nucléaire française, de recréer les collectifs de travail, de créer les compétences manquantes et de donner des perspectives claires et rapides pour toute la filière. Ainsi nous serons le mieux à même de finir le chantier de Flamanville de la meilleure façon et d’en tirer les premiers retours d’expérience, de concentrer dans les années qui viennent les moyens humains et financiers sur le prolongement du parc nucléaire et sur la mise au point d’un EPR optimisé plus rapide à construire, candidat à renouveler le parc. C’est ce modèle qui permettrait d’entamer la coopération britannique dans les meilleures conditions d’ici deux ou trois ans si les moyens sont mis. L’échec technique et le risque financier réel porteraient un coup terrible à la filière française. C’est la raison pour laquelle nous avions proposé de renégocier avec le gouvernement britannique sur la base d’un nouveau modèle respectant coûts et délais réalistes. En effet, la réalité contradictoire de la filière nucléaire doit être exposée sans rien en cacher pour éclairer des décisions lourdes de conséquences pour la survie des entreprises EDF et Areva et pour l’avenir du système électrique en France. Cette analyse, partagée par la majorité des organisations syndicales, s’est heurtée à l’entêtement du gouvernement et du P-DG de l’entreprise d’engager ce projet sans plus tarder. Le dialogue a été impossible et les arguments développés pour prendre une décision sans plus tarder n’ont convaincu ni le personnel ni ses représentants. Ceux-ci ont utilisé les moyens à leur disposition pour ralentir la décision au niveau du CCE ou des administrateurs salariés : recours du CCE pour manque d’information et refus de communiquer les dossiers aux experts nommés pour l’expertise votés à l’unanimité par le CCE, recours de 5 administrateurs salariés sur 6 au conseil d’administration pour différence d’information entre administrateurs et pour conflits d’intérêts pour certains. Au moment où cet article est écrit, les procédures sont en cours et le projet a été signé entre Britanniques et Français.
DES QUESTIONS QUI DEMEURENT
D’où vient cette différence d’analyse entre les salariés et la direction et le ministère ? Des hypothèses circulent. Ce qui est certain, c’est que la réalité de la filière nucléaire et de ses besoins en termes humains, organisationnels et techniques n’est pas perçue par ceux qui se trouvent très éloignés des réalités de terrain et qui n’ont qu’une faible maîtrise des enjeux industriels, et en particulier de ceux de la filière très spécifique du nucléaire. On peut également se demander si les décideurs ne sont pas imprégnés de ce mythe libéral qui conduirait à ce que la France se spécialise dans la recherche et les services, exporte ses savoir-faire et délocalise la production. La deuxième question qui se pose est celle de la suite du projet, sachant que les décideurs d’aujourd’hui ne seront pas les payeurs de demain. Mais il y aura à coup sûr des rentrées juteuses à attendre d’un secteur énergétique européen sous tension et constitué de moyens de production abreuvés de subventions publiques, indépendamment de leur réalité technico-économique.