La révolution numérique doit changer l’école. Mais en quoi ? Les injonctions sont multiples, et pas toujours cohérentes.
*Marine Roussillon est membre du comité exécutif du PCF en charge des questions d’éducation.
Faut-il utiliser le numérique pour motiver les élèves, ces digital natives, bien plus capables de réussir si on leur met un ordinateur entre les mains que si on leur confie une feuille de papier et un stylo? Faut-il mettre en place un enseignement d’informatique pour apprendre aux jeunes à manipuler des outils nouveaux, voire leur en donner la maîtrise ? Faut-il plutôt permettre à tous les jeunes de s’approprier une pensée complexe, pour les préparer à vivre dans une société de plus en plus façonnée par les savoirs ?
LA PÉDAGOGIE NUMÉRIQUE: BAGUETTE MAGIQUE?
Au ministère de l’Éducation, l’engouement pour le numérique repose sur un présupposé pédagogique : l’utilisation du numérique à l’école permettrait de réduire les inégalités scolaires, parce que les élèves d’aujourd’hui seraient nés avec les nouvelles technologies et naturellement doués pour les utiliser ; ces technologies rendraient l’enseignement plus attractif. Si l’on en croit le rapport du Conseil national du numérique d’octobre 2014 (1), le numérique « rend l’école désirable », « les MOOC, les serious games (jeux sérieux), les applications interactives remotivent les élèves en difficulté ».
Est-il bien sérieux de prôner le numérique à tout va quand les ordinateurs sont rares, souvent anciens et mal entretenus? quand l’État se défausse de la responsabilité d’équiper les élèves et les enseignants sur les collectivités locales, sans pour autant leur donner les moyens de le faire ? Pour que le numérique entre à l’école, pour tous et partout, il faudra d’abord résoudre le problème de l’équipement et de sa maintenance, et ce à l’échelle nationale. L’équipement ne fait pas tout. Les nouvelles technologies ne sont pas spontanément porteuses de réussite scolaire, d’égalité ou d’émancipation.
L’accès aux technologies ne signifie pas appropriation. Savoir utiliser une messagerie et un compte Facebook pour échanger avec ses amis, savoir utiliser Internet pour ses loisirs n’implique pas que l’on sache utiliser ces technologies pour apprendre. Si l’école n’apprend pas aux élèves à rechercher, à construire et à diffuser des connaissances, si elle se contente de les mettre devant un ordinateur en pariant sur leurs capacités « naturelles », alors elle ne peut qu’accroître les inégalités entre ceux qui auront « appris à apprendre » dans leur famille et les autres. Un enseignement qui repose sur des prérequis considérés comme « naturels » produit des inégalités. Pour être égalitaire, l’enseignement doit prendre en charge tout ce qui est nécessaire à la réussite des élèves.
Peut-être l’usage des nouvelles technologies remotive-t-il certains élèves; c’est le cas de tout ce qui vient bousculer la routine des enseignements. Cette re-motivation peut-elle pour autant s’inscrire dans la durée ? On peut en douter et supposer avec Paul Devin (2) qu’un usage régulier la ferait disparaître.
Quand bien même ces technologies rendraient les élèves plus « motivés » dans la durée, on sait bien que l’échec scolaire n’est pas un problème de motivation! C’est l’expérience de l’échec, la difficulté à saisir le sens des activités qui démotive, et non l’inverse. Or l’utilisation des nouvelles technologies telle que prônée par le ministère contribue à brouiller le sens des activités. Elle introduit une confusion entre le support et le contenu des apprentissages. Attend-on de moi que je produise une vidéo amusante ou que j’aie compris une règle de mathématiques? que je gagne ma partie ou que je connaisse mon cours d’histoire? L’usage irréfléchi des nouvelles technologies comme nouveaux – et donc meilleurs – médias d’apprentissage risque d’approfondir les malentendus sur l’objectif des activités scolaires, le sens de ce qui se passe à l’école, qui sont la véritable cause des difficultés des élèves, et en particulier des élèves issus des classes populaires. Un tel usage pédagogique des nouvelles technologies risque d’accroître les inégalités sociales de réussite scolaire.
La valorisation actuelle du numérique à l’école rejoint les injonctions à l’interdisciplinarité et s’inscrit dans la continuité des réformes des rythmes scolaires et du collège. Ces réformes reposent sur l’idée que le problème de l’école c’est l’ennui des élèves, et non pas les inégalités sociales. Elles veulent y remédier en proposant aux élèves des activités diversifiées et adaptées à leurs « goûts », c’est-à-dire plus proches de ce qu’ils sont déjà capables de faire.
En prônant l’adaptation aux capacités des élèves, ces politiques naturalisent les inégalités. La mission de l’école n’est pas de conforter chacun dans ce qu’il sait déjà faire mais d’apprendre à chacun, par la rencontre avec les autres, à sortir de soi, et de construire ainsi une culture commune à tous.
Y A-T-IL ENCORE BESOIN DE L’ÉCOLE?
Les technologies du numérique ne changent pas seulement les pratiques pédagogiques: elles permettent aussi l’apparition et la croissance rapide d’un marché mondial de l’éducation, qui entre en concurrence avec le service public d’éducation nationale et le transforme.
Des entreprises proposent des services divers, depuis le corrigé de devoir jusqu’aux cours en ligne, en passant par les exercices d’autoévaluation et les forums de discussion. Aux classes surchargées ces entreprises opposent une formation individualisée, une offre personnalisée qui repose sur l’analyse de données personnelles et l’adaptative learning. Alors que le métier d’enseignant est en crise, elles recourent à des scientifiques reconnus et cherchent des « maîtres » dans le monde entier. L’école n’est pas imperméable à l’enseignement qui se développe en dehors d’elle. Les universités développent l’enseignement à distance, les MOOC (Massive Open Online Course, soit des cours en ligne ouverts et massifs) (3).
Dans l’enseignement secondaire et primaire, la mode est à la « classe inversée » : l’enseignant produit des « capsules » (vidéos, diaporamas, animations) que l’élève regarde chez lui avant la classe, puis le temps de cours est utilisé pour des activités qui permettent à l’enseignant de différencier son approche en fonction des besoins de chacun. Ces transformations confondent accès à l’information et apprentissage. Rendre les musées gratuits, ouvrir des théâtres en banlieue n’a pas suffi à démocratiser la culture. Il en est de même de l’information : l’accès n’est pas l’appropriation. Il faut apprendre à se poser des questions, à rechercher et critiquer des informations, à construire des savoirs. L’urgence est à développer la recherche en didactique et à refonder la formation initiale et continue des enseignants. L’utilisation des nouvelles technologies et la pression du marché tendent à accroître la confusion entre le temps scolaire et le temps hors école. L’externalisation des apprentissages est facteur d’inégalités : le temps scolaire est le même pour tous (ou à peu près, l’autonomie croissante des établissements et l’individualisation des parcours minant ce principe d’égalité) ; le temps hors école, lui, n’est pas également disponible, selon qu’on doit le consacrer à un emploi salarié (c’est le cas de plus en plus de lycéens), à aider sa famille… ou qu’on peut en disposer ; selon aussi qu’on a une chambre à soi ou qu’on doit partager l’espace et l’ordinateur avec le reste de la famille. Cette confusion des temps est un facteur de dégradation des conditions de travail et de vie. Le travail envahit le temps libre et la vie familiale, tant pour les élèves que pour leurs parents et pour les enseignants.
Plutôt que d’externaliser les apprentissages, il faut affirmer que l’école doit se faire à l’école ; et pour que ce soit possible, allonger le temps scolaire : une scolarité obligatoire prolongée de 3 à 18 ans, le droit à l’école dès l’âge de 2 ans et le rétablissement de la demi-journée d’école supprimée en primaire sont nécessaires pour permettre à tous les élèves de s’approprier des savoirs plus complexes. Quant aux enseignants, ils ont besoin de temps de formation, d’échanges, de travail collectif prévus dans leur service.
Enfin, la personnalisation est censée permettre de répondre aux difficultés de chacun. C’est ignorer l’importance du collectif, de la socialisation, dans l’apprentissage : c’est dans la rencontre avec l’autre, dans l’échange, que l’on sort de soi, que l’on devient capable de s’approprier du nouveau et de progresser. C’est aussi dans l’échange et le partage que se construit la culture commune si nécessaire à la démocratie.
POUR UNE ÉCOLE DE L’ÉGALITÉ ET DE L’ÉMANCIPATION
L’école qui est en train de se construire est de plus en plus inégalitaire et de moins en moins émancipatrice. Les nouvelles technologies y sont des facteurs d’isolement: l’isolement des élèves dans des parcours « personnalisés » se traduira bientôt par l’isolement des salariés, qui ne pourront pas s’appuyer sur des qualifications communes, et par celui des citoyens, dépourvus de la culture commune nécessaire au débat. L’augmentation du travail de recherche, de production, de diffusion des savoirs s’accompagne d’une externalisation de ce travail, qui empêche sa reconnaissance: le travail envahit tous les temps de la vie, et en même temps devient invisible. Les usages scolaires des nouvelles technologies qui sont en train de se développer habituent les élèves à les manipuler, sans leur permettre de les maîtriser réellement. Cette école veut adapter les élèves au monde numérique, mais elle ne leur donne pas les moyens de le transformer.
Les outils du numérique donnent aux savoirs et à la créativité une place de plus en plus importante dans la création de valeur ajoutée, dans le travail et la démocratie; ils font apparaître les logiques de partage et de mise en commun comme plus efficaces que les logiques de privatisation et de marchandisation. Pour permettre à tous les adultes de demain de vivre libres dans ce monde façonné par des savoirs complexes, pour les rendre capables d’agir pour le transformer, c’est toute l’école qu’il faut changer.
Les transformations nécessaires ne peuvent pas se résumer à l’équipement des établissements en matériel informatique ou à l’apprentissage du code : il faut une nouvelle phase de démocratisation scolaire permettant à tous les jeunes de maîtriser des savoirs plus complexes et débouchant sur une augmentation du niveau de connaissances, de créativité et de qualification dans toute la société.
Dans cette perspective, ajouter l’apprentissage du code ou l’enseignement de l’informatique à la longue liste de ce que l’école devrait transmettre est contre-productif. L’école ne peut pas tout à la fois apprendre à lire, à écrire, à compter, à coder, à parler anglais, à conduire, à être un bon citoyen… Il est nécessaire de sortir de cette logique d’accumulation de compétences déconnectées des savoirs. Une telle logique ne permet ni l’égalité (les enseignants, par manque de temps, doivent trop souvent choisir entre tout enseigner et enseigner à tous) ni l’émancipation (l’apprentissage de compétences morcelées ne permet pas de véritable maîtrise). Les programmes doivent être repensés dans une logique culturelle d’approfondissement, permettant une véritable maîtrise des savoirs et des savoir-faire qui leur sont associés.
LA TECHNOLOGIE, UNE CULTURE
Dans cette culture commune ambitieuse construite par l’école, la culture technologique doit enfin trouver toute sa place. Il ne s’agit pas tant d’enseigner le code, ou le bon usage de tel ou tel autre outil, que de mettre en place un enseignement cohérent de la construction historique et anthropologique des techniques qui façonnent notre quotidien. Seule une telle démarche culturelle rend possible une véritable maîtrise des nouvelles technologies : elle forme non seulement des usagers compétents, mais des travailleurs et des citoyens capables de contribuer au progrès technique, de le critiquer, de l’orienter.
(1) Jules Ferry 3.0, « Bâtir une école créative et juste dans un monde numérique » (www.cnnumerique.fr/education2).
(2) Inspecteur général et secrétaire général du SNPI-FSU, auteur de l’article «Les leurres de la classe inversée » (http://www.neoprofs.org/t99276-paul-devinles-leurres-de-la-classe-inversee-et-autres-sujets-de-discussion).
Il faut une nouvelle phase de démocratisation scolaire permettant à tous les jeunes de maîtriser des savoirs plus complexes et débouchant sur une augmentation du niveau de connaissances, de créativité et de qualification.
(3) Il existe aussi un acronyme français proposé par Cédric Villani, médaille Fields de Mathématiques: à savoir FLOT signifiant “Formation en Ligne Ouverte à Tou-te-s” (note rajoutée à l’article sur le Blog).
ACCORD MICROSOFT – EDUCATION NATIONALE
L’équipement des établissements scolaires est une question centrale. Il y faut des ordinateurs. Or c’est l’austérité. Le ministère de tutelle a trouvé la solution: un accord avec Microsoft.
La multinationale étatsunienne donne 13 millions d’euros pour le plan numérique à l’école. Elle formera les cadres de l’éducation nationale et les enseignants à l’utilisation des technologies qu’elle produit, mettra à disposition des établissements son cloud, une plate-forme de « jeu sérieux » permettant d’apprendre à coder, et un réseau social interne sécurisé et privé. Pour éviter de financer le plan numérique à l’école, l’État le sous-traite à une entreprise privée.
Avec cet accord, l’État franchit une nouvelle étape dans la marchandisation de l’éducation. Il fait entrer dans l’école une entreprise privée, qui aura une influence sur les contenus de l’enseignement et les pratiques pédagogiques, et qui pourra utiliser le service public pour faire la promotion de ses produits.
Travailler dans l’écosystème Microsoft à l’école oblige à faire de même à la maison, sous peine de perdre du travail et des informations à chaque transfert. L’accord entre l’éducation nationale et Microsoft prive les enseignants et les élèves de la maîtrise de leur travail et de leur liberté de choix.
Cet accord offre à Microsoft l’accès à de précieuses données, que le ministère n’a pas été capable jusqu’à présent de collecter et d’analyser. Ces informations sont essentielles à l’efficacité d’un service public d’éducation qui aurait les moyens humains et techniques de récolter et de traiter ces données, de les rendre publiques pour améliorer la réussite des élèves, non seulement en France mais partout dans le monde. Au lieu de cela, est favorisée la privatisation de ces informations et le développement d’un marché mondial de l’éducation, qui la fragilise.
Enfin, cet accord s’inscrit dans un usage utilitariste et aliénant du numérique à l’école. Il prévoit de former enseignants et élèves comme de simples usagers de l’outil numérique, mais pas comme de possibles créateurs.
Les codes utilisés par Microsoft restent secrets. Cette démarche est en contradiction avec l’objectif d’émancipation que devrait se donner l’école. C’est aussi un formidable gaspillage. L’éducation nationale, ses milliers d’enseignants et d’élèves forment un collectif animé des mêmes objectifs, confronté à des problèmes comparables, capable d’inventer des outils nouveaux pour les résoudre, les partager et les faire évoluer. Il est regrettable que le ministère ne se saisisse pas de cette richesse, comme il pourrait le faire en élaborant un environnement numérique propre à l’éducation nationale.
Une réflexion sur “L’enseignement à l’heure du numérique, Marine Roussillon*”