Salariat, Entreprise, Valeur: du nouveau dans les enjeux de la lutte, Sophie Binet*

Économie du low cost et chômage de masse ou horizontalité émancipatrice d’une économie du partage ? Il est difficile d’anticiper les impacts sociaux de la révolution numérique, si dépendants du rapport de forces entre capital et travail. Depuis deux ans, l’UGICT-CGT a fait de ces questions autour du numérique une priorité de réflexion et d’action syndicale.  

*Sophie Binet est secrétaire générale adjointe de l’Union Générale des Ingénieurs, Cadres et Techniciens (UGICT), CGT.


Le salariat que nous connaissons s’est constitué avec l’entreprise moderne à la fin du XIXe siècle, dans le mouvement de la seconde révolution industrielle. On passe alors d’une organisation du travail reposant sur la location ponctuelle de la force de travail de travailleurs payés à la tâche à celle d’un collectif productif pérenne dans lequel la division organisée du travail mobilise la capacité de création du collectif et permet des gains de productivité. Le lien de subordination – qui donne à l’employeur un pouvoir d’organisation et de contrôle – est, au fil des luttes, équilibré par des droits collectifs de représentation, une protection sociale, un État social. Travail et redistribution des richesses sont liés.
Cet équilibre est aujourd’hui bouleversé par la révolution numérique, qui, comme toute révolution industrielle, impacte les modes de production et l’organisation du travail. Et qui fragilise en particulier le cadre de l’entreprise et les mécanismes de répartition des richesses.

FRAGMENTATION DE L’ENTREPRISE, ATOMISATION DU SALARIAT 
À partir des années 1970, le mouvement de financiarisation réduit peu à peu l’entreprise à la seule fonction de production de valeur financière. Pour ce faire, on minimise les coûts en centrant l’entreprise sur son « cœur de métier », en la spécialisant, en ayant recours à la filialisation, à la sous-traitance, aux prestataires extérieurs. Au sein du même collectif de travail se côtoient alors des salariés en CDI, en CDD, en intérim, dépendants du donneur d’ordre ou sous-traitants, Français ou étrangers détachés, stagiaires et seniors poussés vers la sortie pour être réemployés comme autoentrepreneurs. L’exemple des entreprises de service numérique(1) est édifiant : à l’avant-garde de la financiarisation, elles ont prospéré sur une sous-traitance informatique dont elles sont maintenant les donneurs d’ordre, supervisant des sous-traitants étrangers à qui elles confient des tâches intellectuelles, mais parcellisées et taylorisées comme dans la production matérielle.
Cette fragmentation s’opère dans un cadre globalisé, émancipé par le numérique des frontières spatiales, jamais loin d’une vision néocoloniale qui privilégie la délocalisation des activités de production polluantes, dangereuses, difficiles… tout en tirant parti de l’élévation mondiale du niveau de qualification. L’éclatement de l’entreprise s’accompagne donc d’un dumping social mondial, qui tire vers le bas, droits et garanties collectives et fragmente le salariat.

NOUVEAU STATUT DE L’ENTREPRISE 
Le numérique amplifie la financiarisation de l’entreprise en accélérant la mobilité du capital : entre 2008 et 2013, le trading haute fréquence a fait passer la durée moyenne de détention d’une action de 2 mois à 22 secondes! La globalisation financière et l’accélération des échanges grâce au numérique ont permis la constitution de transnationales plus puissantes que bien des États et qui emploient – directement ou via filiales et sous-traitance – le quart des travailleurs de la planète.
Dans ce contexte, ramener, comme prétend le faire le projet de loi El Khomri, la définition des droits et normes sociales au niveau de l’entreprise est anachronique. Parle-t-on de ces sociétés anonymes qui changent de propriétaire en moyenne toutes les 22 secondes ? Ou l’entreprise est-elle la communauté de travail, entité productrice de biens ou de services et, à ce titre, responsable vis-à-vis de la société entière ? Il y a urgence, comme nous y invitent Arnaud Hatchuel et Blanche Segrestin(2), à adopter une nouvelle définition de l’entreprise comme « société à objet social étendu » qui intégrerait des objectifs économiques (développement à long terme des capacités d’innovation), sociaux et environnementaux. Et cela dans un périmètre étendu couvrant l’ensemble des acteurs participant à la production, quels que soient leurs statuts, niveau de sous-traitance ou lieu géographique. Cette voie permettrait d’imposer une vraie responsabilité sociale du donneur d’ordre, d’imposer l’application des meilleures normes environnementales, sociales et sanitaires, indépendamment du lieu de production, et de sortir des logiques de dumping pour harmoniser par le haut les droits de l’ensemble des travailleurs.

NOUVEAU STATUT DU TRAVAIL SALARIÉ 
Cette définition étendue de l’entreprise doit être associée à une définition étendue du salariat. Au prétexte de la nouvelle autonomie des travailleurs qu’elle permet, la révolution numérique est instrumentalisée pour casser les protections liées au salariat. Les plates-formes (Uber, Deliveroo…) – improprement qualifiées de « collaboratives » – font reposer leur prospérité sur le recours à des travailleurs dits « indépendants », mais loin de l’être effectivement. Travaillant de façon autonome, ils sont souvent soumis à un contrôle strict du donneur d’ordre, qui impose le coût des prestations, définit des codes (vestimentaires, charte client…) et peut du jour au lendemain éjecter le travailleur de la plate-forme. Or ce contrôle est bien ce qui définit le lien de subordination et fonde l’argumentaire du juge pour requalifier des contrats commerciaux en contrats de travail. Pour d’autres travailleurs plus qualifiés, cette subordination peut n’être pas tant liée au contrôle de l’employeur qu’à la dépendance économique. Ainsi, le Conseil national du numérique relève « l’augmentation du nombre de travailleurs juridiquement indépendants mais économiquement dépendants » (3).
Au travers du projet de nouveau statut du travail salarié, la CGT a pour objectif que les droits et protections des salariés ne soient plus une contrepartie contractuelle au lien de subordination direct mais une contrepartie générale de la dépendance économique, au niveau interprofessionnel. Il s’agit donc d’une définition élargie du salariat, qui repose sur la garantie d’une protection sociale (continuité du revenu en cas de perte d’activité, de retraite ou de formation), d’un même accès à la formation professionnelle, de droits collectifs de représentation, d’expression et d’organisation, et de dispositions garantissant le repos, la santé et la sécurité. L’objectif étant d’empêcher la multiplicité des statuts d’être utilisée pour mettre en concurrence les travailleurs, tout en reconnaissant l’autonomie au travail en tant que composante essentielle du droit du travail.
Cette notion d’autonomie n’a fait son entrée que très tardivement dans le Code du travail, associée à un mode dérogatoire de décompte du temps de travail, le forfait jour. Pourtant, l’autonomie, la capacité d’invention et de créativité sont au cœur de la révolution numérique et seront, bien avant le prix du travail, l’élément clé de la compétitivité des entreprises. Car si le numérique – au travers de la géolocalisation, du reporting, de l’évaluation individuelle généralisée(4), de nouvelles formes de taylorisation et de standardisation du travail – s’affirme aujourd’hui comme facteur d’aliénation et de contrôle des salariés, il porte aussi un potentiel d’horizontalité, de travail centré sur les projets communs et l’affirmation de nouveaux droits d’expression et d’intervention ancrés dans le collectif de travail.

LA VALEUR DÉCONNECTÉE DE LA PRODUCTION 
Les formes mêmes du capitalisme sont bouleversées par le numérique. Les capitalisations boursières des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) – complètement déconnectées de leur valeur sociale – révèlent une dynamique nouvelle de valorisation du capital, fondée non plus sur l’investissement et les capacités productives mais sur l’économie des données et sur le nombre d’utilisateurs du service. Uber ne possède aucun véhicule, n’a pratiquement aucun salarié, investit peu, génère peu d’innovation… mais capte la valeur générée par d’autres, à l’image de ce que font Google ou Facebook. Le capitalisme de plate-forme repose sur l’écart entre un nombre infime de salariés et une masse d’utilisateurs qui produisent des données et des informations d’usage dont le potentiel économique est accaparé par la plate-forme. Cela lui permet de contourner les protections sociales construites par les luttes autour du salariat, ainsi que de pratiquer l’« optimisation » fiscale à grande échelle. Une mutation en cours du capitalisme, qui porte une nouvelle phase de concentration des richesses permise par le contournement des outils de redistribution liés au travail et à la fiscalité.
Mais cette ubérisation masque une horizontalité croissante des modes de communication, d’organisation comme de production, l’essor d’une économie des usages primant sur l’idéologie propriétaire et les possibilités de désintermédiation et de contournement des banques, de la grande distribution, des média et autres. Contradictions montantes sur lesquelles il est possible de construire du progrès humain.
Ainsi, si mes données et/ou mes usages du Net génèrent une valeur économique, est-ce pour autant du travail ? Cette question ouvre pour l’UGICT-CGT le débat sur le revenu universel ou revenu de base, termes porteurs d’options discutables, avec par exemple le risque d’une substitution de la protection sociale par un filet de sécurité minimaliste – mais qui représente un enjeu de reconnaissance de la contribution de chacun à la marche de la société autant que de répartition des richesses permettant de financer des systèmes de protection sociale dignes du XXIe siècle.
De même – et c’est une actualisation de la vieille question de l’appropriation collective des moyens de production –, les données informationnelles issues d’une production collective doivent être reconnues comme des « communs » dont il importe de garantir la neutralité et la gratuité d’accès, dont l’usage doit assurer une protection de la vie privée et contribuer au financement des services publics et de la protection sociale.
Enfin, les nouveaux services numériques permettent l’essor d’une économie du partage qui interroge le contenu de la croissance sur la base d’une définition des richesses centrée sur l’utilité sociale plutôt que sur la valeur d’échange. Une occasion de répondre au défi environnemental et à la raréfaction des ressources.
Alors, financiarisation, chômage de masse et destruction de la planète ou horizontalité, partage et retour durable au progrès social ? À l’heure du numérique, la lutte des classes est plus que jamais d’actualité!

(1) Anciennement SS2I, sociétés de services en ingénierie informatique
(2) Arnaud Hatchuel et Blanche Segrestin, Refonder l’entreprise, Seuil, 2012.
(3) Conseil national du numérique, rapport « Travail, emploi, numérique : les nouvelles trajectoires », janvier 2016, p. 113.
(4) Évaluation vécue comme arbitraire et opaque par une majorité des cadres… qui savent de quoi ils parlent puisqu’ils sont souvent à la fois évalués et évaluateurs.


LOGICIEL DANS L’USINE

CONVERGENCES ET FRAGILITES

Le logiciel est entré dans l’usine avec la carte perforée servant à programmer les motifs des métiers à tisser. Désormais omniprésent, il nous amène aujourd’hui à un tournant.

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LE MILLEFEUILLE LOGICIEL
Sans s’entendre sur un modèle unique, les spécialistes du logiciel industriel raisonnent schématiquement en couches logicielles qui se superposent et interagissent, historiquement assez peu. Au plus près de l’action de production, on trouve ainsi, classiquement, la couche des automatismes et logiciels de pilotage de la commande numérique des machines-outils (mécanismes de déplacement et rotation, commande de la lubrification, mesures…). Puis vient la couche d’intégration et de pilotage en « temps réel » de l’ensemble des machines et équipements de la chaîne de montage dans un système de supervision et contrôle commande, que l’on nomme généralement SCADA (Supervisory Control And Data Acquisition). Viennent ensuite les logiciels de suivi de l’exécution de la production, les MES (Manufacturing Execution System), qui permettent de localiser les produits, pièces et lots dans la chaîne, de connaître l’état des différents équipements. Et enfin les logiciels de planification des ressources de l’entreprise (ERP [Enterprise Ressource Planning]), utilisés pour gérer les stocks, les commandes, les approvisionnements, etc.

MISE À PLAT OU CONTRÔLE DIRECT?
Derrière ces hiérarchies théoriques, une séparation des pouvoirs assez étanche entre le monde de la production

– du côté des couches les plus basses et avec un pilotage en temps réel, au fil de la production

– et celui des bureaux et gestionnaires, à la tête desquels les directions des systèmes d’information (DSI) si fortement montées en puissance dans les années 1990, sur une logique plus séquentielle.

Sauf que les dernières étapes de la convergence numérique sont en train de faire éclater ce cloisonnement. Les protocoles de communication numérique, filaire et de plus en plus sans fil, commencent à être capables de faire travailler ensemble les différents systèmes opérant dans des couches différentes et sur des rythmes différents, en temps réel ou au moment du clic. Le fantasme de transversalité qui s’affirme dans tous les grands plans d’Usine du futur, d’Usine digitale ou de Smart Factory (« usine intelligente ») est celui de l’Internet des Objets industriels, où toutes les machines, produits, opérateurs seront connectés dans un seul grand réseau d’usine, d’entreprise, et même dans l’entreprise « étendue » intégrant sous-traitants et fournisseurs, sous la direction d’un grand Big Brother responsable de tout le numérique de l’entreprise.

Un fantasme qui tient tout autant d’un nouvel âge « cognitif » des Temps modernes de Chaplin que d’une libération massive de temps et d’autonomie humaine.

FUTUR 4.0 ET DÉBAT PUBLIC
Quoi qu’il en soit, ces intégrations devront d’abord passer par le test de la cyber-sécurité, faute de quoi les affaires de piratage et de guerre électronique dont on entend parler çà et là risquent bien de prendre une tout autre ampleur. Un domaine dans lequel la recherche et l’industrie françaises excellent, mais qui dépend aussi très fortement des normes et réglementations mises en place.
Début 2015, l’Allemagne annonçait l’adoption du format OPC UA comme protocole de communication unique
pour son industrie, une décision décisive pour enfin commencer à donner une réalité à son très visible plan
« Industrie 4.0 ». Hasard ou coïncidence, à peine trois semaines plus tard, Emmanuel Macron dévoilait le plan français « Industrie du futur », avec des ambitions comparables.

Dans la course à l’usine numérique, la France n’est pas en retard, elle a même toutes les cartes en main pour être au rang des pionniers. Est-ce souhaitable? À quelles conditions ?

Il appartiendrait au débat public d’en décider. Encore faudrait-il qu’il ait lieu!

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