Depuis quinze ans, les Ă©lus de la mairie de Fontaine, en IsĂšre, portent le passage au logiciel libre comme une orientation importante de lâaction municipale. Le directeur des systĂšmes dâinformation de la ville retrace lâhistoire de ce patient effort, riche dâenseignements.Â
*Nicolas Vivant est directeur des services informatiques de la mairie de Fontaine (IsĂšre) et membre de l’Observatoire zĂ©tĂ©tique.
2001, DĂBUT DâUNE ODYSSĂEÂ
DĂšs le dĂ©part, en 2001, la motivation premiĂšre des Ă©lus de Fontaine est politique : les valeurs de lâopen source et du logiciel libre rejoignent dans une large mesure celles du service public communal (travail communautaire, service de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, transparence et coĂ»ts maĂźtrisĂ©s). La deuxiĂšme raison est plus technique : parce quâils reposent sur des standards ouverts et partagĂ©s, les logiciels libres permettent de garantir lâindĂ©pendance du systĂšme, sa fiabilitĂ© et une meilleure sĂ©curitĂ©. Dans une collectivitĂ©, le rĂŽle des services est de se mettre au service du projet politique de la majoritĂ© en place. Le programme municipal est donc dĂ©clinĂ© en orientations dans chacun des secteurs. Le responsable informatique sâassure de la cohĂ©rence et du bon fonctionnement du systĂšme dâinformation, et met en oeuvre les modalitĂ©s techniques de rĂ©alisation dâun projet politique dont le conseil municipal est le garant. Quand, aprĂšs presque vingt annĂ©es de carriĂšre dans le privĂ©, et notamment dans des multinationales Ă©tatsuniennes (HP, MotorolaâŠ), je prends la direction du service informatique de Fontaine je ne connais rien, ou presque, des logiciels libres. Certes, jâai entendu parler dâApache, ce programme qui permet Ă la grande majoritĂ© des serveurs Web de fonctionner, et de Firefox, qui est en train Ă lâĂ©poque de dĂ©passer Internet Explorer, mais câest Ă peu prĂšs tout.
Dans le service, mes prĂ©dĂ©cesseurs et lâĂ©quipe ont dĂ©jĂ franchi plusieurs Ă©tapes importantes : la quasi-totalitĂ© des applications de gestion de lâinfrastructure (messagerie, agenda partagĂ©, annuaire informatique, serveur de fichiers, etc.) reposent sur des logiciels libres.
INCITER ET PRĂCHER PAR LâEXEMPLEÂ
Je dĂ©couvre un environnement Ă©tonnamment stable, robuste et qui nâa rien Ă envier, en termes de fonctionnalitĂ©s, Ă ce que jâai pu connaĂźtre auparavant. CĂŽtĂ© bureautique, la migration de Microsoft Office vers OpenOffice est entamĂ©e, mais peine Ă aboutir. Je rĂ©alise quâon ne peut pas « libĂ©rer » lâinformatique Ă marche forcĂ©e et quâun vĂ©ritable changement culturel ne peut sâopĂ©rer quâavec lâadhĂ©sion des utilisateurs.
Inciter et prĂȘcher par lâexemple seront les deux piliers dâun changement sans contrainte.
Les formations bureautiques sont revues. PlutĂŽt que de former simplement nos utilisateurs Ă lâutilisation dâOpenOffice (en cours dâabandon au profit de LibreOffice), nous leur donnons les moyens dâĂȘtre acteurs de la transition en les formant Ă la migration de Microsoft Office vers OpenOffice.
Internet Explorer â qui est un logiciel propriĂ©taire de Microsoft â Ă©tant techniquement en retard, Mozilla Firefox (logiciel libre) devient sans difficultĂ© majeure lâunique navigateur recommandĂ©. Thunderbird Ă©tant dĂ©jĂ le client de messagerie par dĂ©faut, la plupart de nos PC tournent bientĂŽt avec une majoritĂ© de logiciels libres. Certains des logiciels professionnels nâĂ©tant compatibles quâavec la suite Microsoft Office, quelques utilisateurs conservent la suite bureautique propriĂ©taire. Mais ils sont minoritaires, et le logiciel libre devient la rĂšgle, les logiciels non libres Ă©tant lâexception. Cela dit, Windows reste dominant.
ĂCONOMIES ET COMPĂTENCE
Ă partir de 2014, les baisses de dotation de lâĂtat affectent durement les collectivitĂ©s territoriales. ForcĂ©es de sâadapter, elles sont Ă la recherche de solutions permettant de rĂ©aliser des Ă©conomies tout en prĂ©servant, autant que possible, la qualitĂ© du service public. Le logiciel libre est une des pistes permettant Ă la direction des systĂšmes dâinformation de contribuer Ă lâeffort gĂ©nĂ©ral.
Un ordinateur portable achetĂ© sans systĂšme dâexploitation peut coĂ»ter jusquâĂ 30 % moins cher que le mĂȘme Ă©quipement livrĂ© avec Windows. Les coĂ»ts de licences, exorbitants (250 ⏠par poste pour la suite Microsoft Office, par exemple), disparaissent. Plus stables dans le temps, les machines sont renouvelĂ©es moins souvent. Lâouverture et la transparence propres aux logiciels libres permettent au service informatique de fonctionner en autonomie presque complĂšte : lâaugmentation du nombre de logiciels libres utilisĂ©s Ă Fontaine va de pair avec une baisse du nombre de contrats de prestation et une importante montĂ©e en compĂ©tences de lâĂ©quipe. Au-delĂ de sa parfaite conformitĂ© avec les valeurs qui fondent le service public, le logiciel libre est donc une vĂ©ritable opportunitĂ© pour nos communes.
UN DĂPLOIEMENT SYSTĂMATIQUE ET BIENVEILLANTÂ
En 2014, une nouvelle version de Ubuntu, la cĂ©lĂšbre distribution de Linux pour les postes clients, voit le jour : la 14.04 LTS. Les changements, au niveau de lâinterface graphique, sont Ă©tonnants. Lâergonomie, la facilitĂ© dâinstallation et de maintenance et la gestion des pilotes ont fait des progrĂšs considĂ©rables. Dans la mĂȘme pĂ©riode, la version 8 de Windows est proposĂ©e sur les ordinateurs neufs. Dâun cĂŽtĂ©, un systĂšme dâexploitation libre et gratuit en pleine progression ; de lâautre, un produit qui déçoit et effraie la plupart de nos utilisateurs. Une fenĂȘtre dâopportunitĂ© se prĂ©sente, et nous dĂ©cidons de franchir le pas du changement de systĂšme dâexploitation.
Les dĂ©cideurs (Ă©lus, direction gĂ©nĂ©rale, cabinet) Ă©tant Ă lâinitiative du mouvement, leur soutien, indispensable, est acquis. Le service informatique, en charge de la rĂ©alisation concrĂšte, est volontaire et les compĂ©tences nĂ©cessaires sont indiscutablement prĂ©sentes. Reste Ă mettre en oeuvre une stratĂ©gie systĂ©matique mais bienveillante, prenant en compte le contexte gĂ©nĂ©ral (des utilisateurs gĂ©nĂ©ralement formĂ©s aux logiciels propriĂ©taires) tout en ne transigeant pas sur lâobjectif.
Trois conditions sâimposent dâemblĂ©e : lâinterface graphique doit ĂȘtre au moins aussi simple que Windows, elle ne doit pas nĂ©cessiter de lourds efforts de formation et la qualitĂ© de service doit ĂȘtre la mĂȘme pour Linux que pour Windows. Il nous faut donc une interface simple Ă apprĂ©hender et parfaitement intĂ©grĂ©e dans notre systĂšme dâinformation (gestion des profils en itinĂ©rance, authentification par lâannuaire informatique, accĂšs facile aux disques partagĂ©s, etc.). Plusieurs mois sont nĂ©cessaires Ă lâĂ©quipe pour atteindre ces objectifs et une premiĂšre version de Linux peut ĂȘtre proposĂ©e en septembre 2014. Pendant trois mois, nous rĂ©alisons un test avec vingt utilisateurs. La direction gĂ©nĂ©rale et les Ă©lus sont intĂ©grĂ©s dans cette phase. Cela nous permet de parfaire notre interface et de vĂ©rifier que tout fonctionne correctement. Les rĂ©sultats sont positifs, et nous nâenregistrons pas de demande de retour en arriĂšre. De janvier Ă juin 2015, nous proposons un plan de volontariat. En plus des postes dĂ©jĂ installĂ©s, une trentaine dâagents se portent volontaires pour migrer vers Linux. Ă cette Ă©tape du projet, 10 % des agents municipaux utilisent des machines 100 % libres, et tout se passe bien.
70 % DU PARC SOUS LINUX EN 2018Â
En aoĂ»t 2015, lâadjoint Ă lâĂ©ducation nous demande dâentamer la migration sous Linux des PC des Ă©coles maternelles et primaires de la ville. Sur les dix-sept Ă©coles de la commune, plusieurs se portent volontaires pour un test. Nous entamons le processus de migration dâune Ă©cole pilote en dĂ©cembre. Selon nos prĂ©visions, la migration de toutes les Ă©coles devrait prendre trois ans.
ParallĂšlement, nous entamons une troisiĂšme phase dâincitation : nous proposons systĂ©matiquement Linux pour les postes neufs en dĂ©ploiement. Windows peut ĂȘtre conservĂ© si lâutilisateur en fait la demande. Si tout se passe selon les prĂ©visions, 70 % de notre parc informatique devrait tourner sous Linux en 2018.
UNE EXPĂRIENCE GĂNĂRALISABLE Ă DâAUTRES COMMUNES ?
Plusieurs écueils se présentent aux collectivités qui décident de faire ce choix.
Lâabsence de compĂ©tences en interne : lâintĂ©rĂȘt Ă©conomique nâest rĂ©el que si lâabsence de coĂ»ts de licence nâest pas compensĂ©e par lâachat de prestations de mise en oeuvre et de maintenance. La prĂ©sence de personnes formĂ©es est donc indispensable, et cela passe par une attention particuliĂšre apportĂ©e au recrutement et Ă la formation des agents du service informatique.
LâhĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© du systĂšme dâinformation : par exemple, migrer des machines vers Linux alors que les systĂšmes dâimpression et de copie ne sont pas compatibles serait une grave erreur. La prise en compte de lâensemble des Ă©lĂ©ments de lâinfrastructure est donc indispensable. La sous-estimation du changement culturel que cela reprĂ©sente : la plupart des utilisateurs sont formĂ©s Ă Windows (avec des disparitĂ©s de niveau) parce que câest le systĂšme dâexploitation dont elles disposent Ă la maison. Changer de logiciel est une remise en cause dâun certain nombre de compĂ©tences acquises, parfois avec difficultĂ©.
Les contraintes de calendrier : la prise en compte des Ă©cueils mentionnĂ©s ci-dessus nĂ©cessite du temps. Le passage au libre doit donc se faire dans la durĂ©e, et peut ne pas ĂȘtre compatible avec le « temps politique » (un changement de majoritĂ© peut induire un changement de direction et rĂ©duire Ă nĂ©ant lâavancement du projet).
ALORS POURQUOI FAIRE LâEFFORT?Â
Pour une plus grande indĂ©pendance financiĂšre : Ă lâheure oĂč la location de logiciels directement accessibles en ligne est en train de devenir la rĂšgle, lâutilisation de logiciels installĂ©s en interne permet de nâĂȘtre pas soumis aux augmentations de tarifs, aux rachats des Ă©diteurs par dâautres, Ă dâĂ©ventuelles cessations dâactivitĂ©âŠ
Pour une vision plus sociale de la fonction informatique : la commune investit sur les compĂ©tences internes, la formation et la qualitĂ© du matĂ©riel plutĂŽt que de supporter de lourds coĂ»ts de licences et contrats de maintenance, et ce faisant ramĂšne les investissements du privĂ© vers le public. Pour une utilisation des donnĂ©es compatible avec nos valeurs : nos outils et nos donnĂ©es sont ceux de la collectivitĂ©. Les remettre entre les mains du privĂ©, câest prendre le risque de les voir utilisĂ©s dans une optique exclusivement financiĂšre et pas forcĂ©ment compatible avec lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral.
Pour une plus grande coopĂ©ration entre structures publiques : la notion de partage et dâentraide est au coeur du libre. De nombreux projets de collaboration existent (entre la ville de Grenoble et Fontaine sur le projet des Ă©coles, par exemple) et permettent de confronter problĂšmes et bonnes idĂ©es.
Les collectivitĂ©s qui ont fait le choix du logiciel libre et de Linux sont toujours prĂȘtes Ă aider les collectivitĂ©s qui voudraient franchir le pas. Loin dâĂȘtre un choix seulement idĂ©ologique, le logiciel libre est en train de devenir une vĂ©ritable alternative pragmatique.Â
VOCABULAIRE
LOGICIEL LIBRE : logiciel dont lâutilisation, lâĂ©tude, la modification et la duplication en vue de sa diffusion sont permises, techniquement et lĂ©galement. Ce afin de garantir certaines libertĂ©s induites, dont le contrĂŽle du programme par lâutilisateur et la possibilitĂ© de partage entre individus. (Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Logiciel_libre/ )
LOGICIEL PROPRIĂTAIRE : par opposition, logiciel non utilisable et/ou modifiable librement, gĂ©nĂ©ralement dĂ©veloppĂ© et commercialisĂ© Ă des fins lucratives.