Politique des jeux vidéos et des loisirs numériques, Entretien avec Marion COVILLE*

De l’affaire Merah au Gamergate, les jeux vidéo sont régulièrement au premier plan des débats concernant les conséquences politiques, sociales et idéologiques de la révolution numérique. Dans la période récente, c’est la place des femmes dans les jeux, mais pas seulement, qui a fait la une…  

*Marion Coville est doctorante en études culturelles à Paris-I et co-commissaire de l’exposition Arcade.


Progressistes: Le sexisme décelé dans les jeux vidéo fait régulièrement la une. De quoi parle-t-on en réalité ? 


Lorsque l’on s’intéresse au sexisme ou, plus généralement, aux problématiques de genre dans les jeux vidéo, on peut distinguer différents élé- ments: la production des jeux vidéo et les professions qui y sont rattachées, leurs contenus, les campagnes de publicité dont ils font l’objet, ce qui est produit sur les jeux vidéo (presse, littérature, documentaires, films…), ou encore leur pratique. Ainsi, on peut s’intéresser aux représentations à l’oeuvre dans ces médias: représentation des personnages, narration, manière dont un gameplay et les actions disponibles ou non peuvent participer à construire des rapports sociaux de genre… ou encore aux usages de ces jeux et à la réception de leurs contenus par celles et ceux qui les pratiquent. C’est le découpage proposé dans le récent ouvrage collectif Genre et jeux vidéo, dirigé par Fanny Lignon. Concernant la pratique du jeu vidéo, on peut citer le travail de thèse de Jessica Soler- Benonie sur la pratique des MMORPG par les femmes, ou encore l’étude récente d’Adrienne Shaw et son ouvrage Gaming at the Edge, qui traite de l’identification ou non au terme « gamer » par des groupes sociaux marginalisés et peu ou mal représentés dans ces jeux vidéo.
D’autres chercheurs (-ses) se sont penché(e)s sur les professions et les lieux liés à la production des jeux vidéo. Mia Consalvo a travaillé sur la présence des femmes dans ce secteur en étudiant les conditions de travail, et plus particulièrement le crunch time, ces périodes de travail intensif où les heures ne sont plus comptées. Elle montre que la « passion » (un trait souvent mis en avant dans les biographies de créateurs) est une composante importante de l’idéologie professionnelle du jeu vidéo : critère de recrutement courant, elle légitime aussi des conditions de travail difficiles. La passion est utilisée à la fois pour maintenir des procédures de production et pour constituer l’image du travailleur idéal. Nick Dyer-Witheford et Greig de Peuter se sont aussi penchés sur ces conditions de travail dans les studios de jeux vidéo. Ils montrent comment ce travail intensif est soutenu et rendu possible par un travail « de soin », invisible et non rémunéré, généralement assuré par des femmes. Robin Johnson, qui s’est intéressé à la production dans les studios de jeu vidéo, montre lui aussi que la thématique de la « passion » se retrouve au coeur de l’organisation du travail : en se penchant sur le travail en équipe dans un studio de jeux vidéo, il constate que ce travail semble plus efficient lorsque les employés partagent la même identité de joueur et la même pratique des jeux vidéo (investissement, goûts). L’auteur note que la communauté de testeurs chargés d’expérimenter les prototypes pour l’amélioration du jeu est elle aussi choisie sur sa passion et son investissement : des passionnés travaillent pour d’autres passionnés. Aphra Kerr, elle, s’est intéressée à la conception des jeux vidéo, plus précisément à la manière dont sont représentés les usagers au cours de la conception, et aux biais de genre qui existent dans ce processus. Elle montre, par exemple, qu’en jugeant leurs goûts et leurs préférences « représentatifs » du public visé les concepteurs privilégient des identités très proches des leurs.
Nina Huntemann explore quant à elle les moments de la production que l’on n’interroge pratiquement jamais. Si la plupart des études se concentrent sur la création de contenu et sur l’absence de femmes dans ce secteur, elles montrent qu’elles sont présentes dans d’autres étapes de la production : en fin de chaîne, elles occupent les postes dans le domaine de la communication et du marketing ; en début de production, elles assurent l’assemblage des composants électroniques nécessaires à la production des consoles de jeux, des emplois où sont largement représentées les femmes non blanches. La plupart de ces activités sont oubliées des études, car elles ne sont pas forcément perçues comme faisant partie du monde du jeu vidéo ; ce que soutient Nina Huntemann, c’est que cet oubli donne aux femmes une position encore plus précaire et invisible. La recherche de Nina Huntemann permet également d’étudier des rapports sociaux de genre, mais aussi de « race » et de classe, un travail qu’assure également la chercheuse Lisa Nakamura.
Bien évidemment, cette liste n’est pas exhaustive, mais voilà un aperçu de ce que peut couvrir la recherche, dès lors qu’il s’agit d’interroger les rapports sociaux de genre dans les jeux vidéo. 

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Progressistes: Les polémiques mettant en cause les jeux vidéo en disent long sur notre société et son rapport à la technique. Les spécificités, et en particulier les spécificités techniques des jeux vidéo (immersion, identification…), ne renforcent- elles pas les messages qu’ils véhiculent ?

Le dispositif technique du jeu vidéo tout comme celui du cinéma, qui reposent sur une immersion sonore et visuelle, ont été l’un comme l’autre l’objet de craintes quant à une possible « déconnexion du réel ». De plus, on reproche parfois à ces dispositifs l’immobilité corporelle qu’ils entraîneraient (et, en même temps, la répétition de gestes, pour le jeu vidéo): observée de l’extérieur, cette posture du corps est souvent associée à l’idée d’une passivité du spectateur ou du joueur.
Pour saisir et étudier les représentations à l’oeuvre dans les jeux vidéo, tout comme les usages de ces mêmes jeux, il est important de s’éloigner et d’une vision déterministe des technologies et de l’idée que les médias auraient des effets directs sur les spectateurs. Une vision déterministe tend à considérer qu’une technologie pourrait bouleverser à elle seule (généralement dans un sens négatif) les usages et les modes de vie. C’est une représentation assez courante dès lors que l’on parle des smartphones ou des réseaux sociaux, par exemple. Cette idée conférerait une sorte de pouvoir tout puissant à une technique, en oubliant qu’autour il existe un contexte, des individus, des usages, des sociabilités… Pour résumer, nous sommes acteurs de nos usages, et notre situation est loin de cette idée selon laquelle nous serions tout simplement happés et soumis à une technologie. Il est donc important de s’éloigner de l’idée selon laquelle on « goberait » un message, un stéréotype ou une représentation dès lors qu’on tient la manette. C’est valable pour l’ensemble des médias. Depuis des décennies, les chercheurs (-ses) s’intéressent précisément à ce que nous faisons lorsque nous regardons la télévision ou lorsque nous jouons. Ils observent les usages, interrogent les publics, pour comprendre ce qu’ils font, le sens qu’ils donnent à leurs activités, aux objets qu’ils utilisent… En soulignant que la réception d’un média est bien une activité, ces études ont souligné le rôle actif des publics, jusqu’ici perçus comme passifs. Stuart Hall, un chercheur central pour les cultural studies et la sociologie des médias, a mis en valeur le fait qu’il n’existait pas de correspondance exacte entre, d’une part, le discours émis lors de la production d’un média et, d’autre part, les interprétations et usages qu’en font les publics lors de sa réception. Cependant, on voit toujours cette idée des « effets directs » apparaître çà et là, notamment dans la presse, lorsqu’il s’agit de traiter, par exemple, de la violence dans les jeux vidéo, mais qui peut concerner aussi les mangas, les jeux de rôle, les séries télévisées… Bref, de nombreux objets de la culture populaire. On remarque d’ailleurs que cela s’accompagne généralement d’un certain mépris, en particulier de classe : selon ces discours, les effets directs des médias concerneraient avant tout certaines populations (que l’on retrouve parfois sous le terme « les plus fragiles »). Elles sont opposées à d’autres populations qui disposeraient des moyens nécessaires pour ne pas s’y laisser prendre, et jouer tout en portant un regard critique sur ces représentations. Ces discours réservent alors le rôle « actif » de réception à certaines populations (généralement diplômées et aux conditions économiques confortables), et en définissent d’autres comme « passives » en niant leur capacité à effectuer cette activité de réception.

Progressistes: Comment expliquer que les jeux vidéo – et les activités informatiques en général – soient spontanément associés à des usagers masculins ? 

Comme je l’ai déjà mentionné, lorsque l’on parle de jeux vidéo, on peut se pencher sur des contenus, sur leur conception et les professions qui y sont rattachées, sur des objets et des technologies, sur leurs usages, sur des campagnes de publicité… C’est donc un sujet très vaste qui ne peut bien évidemment pas se satisfaire d’une seule explication. Néanmoins, on peut relever quelques éléments de réponse dans les études conduites sur ces domaines.
Par exemple, des chercheurs (-ses) ont interrogé la représentation des activités liées aux nouvelles technologies, et en particulier l’informatique, notamment dans le champ de l’analyse féministe des technologies. La représentation de ces domaines d’activité est généralement très liée à des valeurs comme les compétences techniques, la maîtrise des technologies ou encore la mise en scène de ces habiletés techniques, des valeurs généralement perçues comme «masculines ». Plus récemment, dans le domaine des jeux vidéo, Jonathan Dovey et Helen Kennedy ont mis au jour la manière dont les concepteurs de jeu décrivent leur identité en relation avec leur activité professionnelle. Ils identifient deux figures, déjà identifiées dans les cultures liées à l’informatique en général, qui parcourent tant les ouvrages historiques sur le jeu vidéo que les récits des créateurs interrogés: le hacker et le cyborg, fortement liées elles aussi à des compétences techniques et à une forte maîtrise des technologies. Comme je l’ai mentionné aussi, au cours de la conception d’un produit les concepteurs vont aussi parfois se représenter en tant que futurs usagers. Ils confèrent alors à cet usager imaginaire leurs caractéristiques en termes d’identité, de goûts et de compétences, ce qui participe à genrer les usages imaginés.
On peut aussi citer les ouvrages français sur l’histoire des jeux vidéo ou les biographies des créateurs, ces « pères fondateurs », les documentaires ou encore les remises de prix : en participant à l’écriture de l’histoire de ce domaine, ces activités participent à sélectionner ce qui est mis en valeur et représenté, et ce qui ne l’est pas.
Et puis, on peut aussi parler de la manière dont les jeux vidéo vont être présentés, dans les campagnes de publicité notamment. Celles-ci peuvent cibler un public beaucoup plus restreint que ne le fait le jeu lui-même. Je pense ici au premier Tomb Raider. Même si Lara Croft demeure ambivalente et qu’elle est également critiquée, elle est aussi une héroïne plébiscitée par les femmes. Cependant, certaines publicités ont présenté l’héroïne uniquement à destination d’un regard masculin et hétérosexuel. C’est le cas d’une campagne où l’image de Lara Croft était placée dans les toilettes pour hommes, et d’une publicité qui indiquait que l’on pouvait tourner l’héroïne « dans tous les sens » : il était demandé au spectateur s’il pouvait en faire autant avec sa copine.
Mais les femmes ne sont pas le seul groupe social à se trouver à la marge de ces représentations: le genre n’est pas le seul rapport à prendre en compte dans nos analyses, sous peine de laisser de côté, entre autres, la représentation des personnes non blanches ou encore la représentation des sexualités. 

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Progressistes: Selon vous, quelles initiatives, d’ores et déjà engagées ou à prendre demain, peuvent faire grandir les exigences d’égalité et de respect dans les jeux et autour des jeux ? 


Du côté des questions de genre, la recherche se penche de plus en plus sur le sujet, des colloques et des publications leur sont consacrés; on retrouve le thème régulièrement traité dans la presse, sur des blogs, dans des vidéos… Au-delà des représentations produites par les jeux vidéo, c’est un thème que l’on retrouve à propos des professions, de la conception, des usages… Bien que les réponses puissent être violentes, et cela ne doit pas être négligé, il me semble que ce thème est plus souvent mis en débat qu’il y a quelques années.
Plus généralement, la pratique du jeu se développe dans de plus en plus d’espaces : on le propose dans des médiathèques, dans des institutions culturelles, dans des expositions… Mais aussi dans des festivals, des semaines dédiées aux étudiant(e)s, dans des hôpitaux, dans des maisons de retraite… Il participe aussi à des objectifs variés : il est utilisé pour proposer une activité collective et partagée, comme outil de médiation culturelle ; il peut aussi être utilisé dans des espaces d’apprentissage ou de thérapie… Le fait de faire varier les contextes d’usages et les publics me semble être un élément très intéressant.
D’ailleurs, la présence du jeu vidéo dans différents contextes, et notamment dans les médiathèques, le rend disponible à des publics qui n’ont pas les moyens d’acquérir les équipements nécessaires. Or certains jeux représentent une somme vraiment importante. Mais le jeu vidéo ne suppose pas obligatoirement l’achat de technologies coûteuses dédiées uniquement à cette activité. Désormais, de plus en plus de concepteurs et de conceptrices s’attacheraient à créer des jeux compatibles avec la plupart des ordinateurs, généralement jouables en ligne gratuitement ou pouvant être achetés pour quelques euros. Certain(e)s conçoivent des jeux qui ne nécessitent pas de compétences techniques spécifiques ni de gros investissement en termes de temps (par exemple l’ensemble des jeux présentés sur oujevipo.fr).

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