Prendre la mesure des enjeux des big data et de la télémédecine dans la médecine hospitalière, c’est dessiner les racines du monde de demain… et le potentiel d’asservissement du service public de santé aux entreprises privées.
*Éric Tron de Bouchony est biologiste praticien hospitalier au CH de Saint-Nazaire.
UNE APPROCHE GRAND PUBLIC, LE DÉVELOPPEMENT DE LA MÉDECINE À DISTANCE

Grâce à une perception immédiate par le patient des avantages des nouveaux outils de santé issus des technologies de l’information et de la communication (TIC), l’approche de la télémédecine, centrée sur les besoins du patient, met en avant une demande des consommateurs. Le suivi de santé à distance fournit des masses de données digitalisées, dont le stockage et l’exploitation sont clairement identifiés comme enjeu économique au sein des systèmes de santé : un vrai défi pour les entreprises privées.
Citons Orange, qui travaille sur les outils de surveillance du suivi à distance des diabétiques, et l’aide au diagnostic à distance, citons aussi le secteur hospitalo-universitaire de Nantes sur le suivi ambulatoire des transplantés, les outils développés par Philips dans la télésurveillance des syndromes d’apnée du sommeil… On peut prédire à cette télémédecine et à la télésurveillance avec participation du patient, un très bel avenir dans le contexte du « vieillissement de la population ».
UNE DÉFERLANTE DE DONNÉES
À l’échelle des hôpitaux, c’est une tout autre échelle : une déferlante croissante de données numériques (big data) va rapidement nécessiter un système d’hébergement pour son stockage. Cette masse de données, la plupart multistructurées (images de radiologie, vidéo, biologie, séquençage…), est très rapidement devenue un enjeu : ces données sont identifiées comme sources de valeur pour les entreprises. Faire appel à ces technologies du big data (ou déferlante informationnelle ou données massives) au service de la santé est identifié dès aujourd’hui par les entreprises comme un besoin, une nécessité, une opportunité. Le but : les corréler par des algorithmes prédictifs, en visualisant des résultats pertinents, pour prédire l’avenir.
L’information numérisée recueillie par les hôpitaux sera à l’instar de celle produite par l’humanité. À l’échelle mondiale, fin 2011, en 2 jours étaient générés 5 exaoctets (milliards de gigaoctets) ; fin 2013, une telle quantité était générée en 12 minutes. Ces enjeux sont présentés par les entreprises parties prenantes comme un moyen majeur d’économie de la santé.

McKinsey, cité par Jean-Claude Fraval¹ évalue entre 350 et 450 milliards de dollars les sommes que le « big data » pourrait faire économiser au système de santé états-unien, sur un total de 2 600 milliards. Vu de la coordination Ouest des hôpitaux, Marc Cuggia² rappelle les chiffres des big data pour Rennes. Au CHU de Rennes : 1 million de patients, 15 millions de documents stockés! Au sujet des entrepôts (silos de données biomédicales, l’auteur liste les exploitations possibles de telles données : études préalables pour essais cliniques, recherche de patients éligibles, constitution de cohorte pour étude épidémiologique, recherche de biomarqueurs, croisement des données génotypiques et phénotypiques.
Les big data seront le champ privilégié de croisement d’un « parcours de recherche passant par les unités de soins »³. Cela est d’autant plus vrai qu’un travail d’accessibilité est mené en parallèle pour briser les barrières, rendre accessible les contenus des différents silos des stockage dans une région, dans plusieurs domaines (Le Bras)4. Pour les industriels, l’argument est de contribuer à lisser la « fracture » médicale, compenser les « déserts » médicaux (c’est le cas de la téléexpertise en radiologie à distance porté par les radiologues de la société Keosys, qui pose des problèmes éthiques)5, mais aussi de lutter par la « médecine prédictive » en mettant en exergue les facteurs de risque.
L’AVÈNEMENT DE LA MÉDECINE DE PRÉDICTION
C’est, en novlangue, l’annonce conjointe par les industriels et les politiques, de l’avènement de La médecine « 4P » (prédictive, préventive, personnalisée, participative) avec des développements de relais, les réseaux sociaux (dans un dossier patient informatisé (quantified self), entre patients, entre soignants et participants au système de santé).
D’après Fraval¹, l’Europe et la France n’en auront pas le monopole, tant s’en faut : les États-Unis et l’Asie en seront probablement les leaders. Mais aux yeux des entreprises, l’un des « atouts de la France est le système complet de santé qui devrait faciliter la mise en place des données massives et surtout des données contextuelles ». Qu’est-ce qu’un système complet de santé du point de vue de l’entreprise? Julien Sportisse pointe la constitution alléchante d’un monstre de données, le SNIIRAM (Système national d’informations inter-régime de l’assurance maladie) qui retraite et stocke chaque année plus de 1,2 milliard de feuilles de soins, 500 millions d’actes médicaux et 15 millions de séjours hospitaliers. Il s’agit de la plus grande base de données de santé au monde.
LA LOI CONSIDÉRÉE COMME UN FREIN… PAR LES MULTINATIONALES
En France, dès 1978, le législateur a porté une grande attention à l’utilisation des données médicales du patient. Les acteurs institutionnels sont la DGOS, ARS, ACIP, CNIL, ANAP (appui santé et médico-social). Les contraintes réglementaires liées à la santé sont précises et donnent lieu à l’agrément des hébergeurs de données médicales personnelles (ASIP):
– confidentialité des données (exigences CNIL): données sous responsabilité de l’établissement de santé, sécurité que le décret hébergeur vient renforcer ;
– sauvegardes chiffrées, étanchéité des environnements, par exemple absence d’accès des fabricants aux données personnelles, authentification forte des accès des prestataires de soins, traçabilité ;
– mais aussi contraintes d’archivage longue durée (dossier patient informatisé : 30 ans) ;
– réversibilité et transférabilité des données lisibles.
La réglementation est contestée comme carcan par ces entrepreneurs; pour l’industriel Philips, Mareschal6, note que l’interopérabilité des solutions et des logiciels reste le principal enjeu au développement futur de ces plates-formes et se plaint du cloisonnement excessif établi. La réglementation française est ressentie comme « un frein au développement de solutions ».
Les représentants d’intérêts privés, ainsi que les tenant d’un rôle régulateur de l’État, font le constat que la loi devrait d’ailleurs évoluer sur ces points… C’est un enjeu de démocratie qui est dessiné là.
De manière intéressante, une maîtrise publique des hébergements de données a été possible en Pays de la Loire par exemple. Citons l’exemple de Gigalis : réseau d’hébergeurs qui connecte plus de 1 200 sites clients d’établissements de santé, publics ou privés (piloté par un syndicat mixte d’entités publiques, issu d’une initiative publique).

participative », les patients deviennent eux-mêmes des sources de données connectées en permanence, que ce soit volontaire ou non.
UN AVENIR DESSINÉ, UNE MAÎTRISE POLITIQUE À FORGER
Retenons en conclusion l’avènement d’un modèle médical où la maîtrise publique ou privée des big data sera un enjeu déterminant. Le terreau fertile, l’écosystème de ce marché des big data implique dès la racine trois intervenants :
– le privé, pour l’apport technologique et l’apport de capital ;
– le public, comme autorité de régulation ;
– les collectivités, comme autorités capables de solutions à l’échelle des besoins de financement.
La maîtrise par l’obligation légale des exploitations de données numériques apparaît en dernière instance, comme un enjeu déterminant dans un rapport de forces déjà établi et difficile. Il paraît important de se donner les moyens législatifs de conserver aux pouvoirs publics la maîtrise de ces outils de santé, pour que subsiste la dimension démocratique qui fonde toute politique de santé.
RÉFÉRENCES: Atlanpole Biothérapie Newsletter 67, Déc. 2013 : Big data et télémédecine: deux marchés en plein boom avec encore de nombreux défis à relever.
1. Jean-Claude Fraval, Pôle Images & Réseaux: «Panorama marché big data & santé. La déferlante de données».
2. Marc Cuggia, CHU de Rennes et INSERM U936: «big data en santé: place des entrepôts de données biomédicales», http://www.atlanpolebiotherapies.com/Media/Files/AtlanpoleBiotherapies/2013/Presentations-Journee-TICSante/A-.-MAGNAN-DHU-2020
3. Antoine Magnan, Institut du thorax: «DHU2020, un levier pour la médecine personnalisée des maladies chroniques».
4. Yvan Le Bras, IRISA/INRIA Rennes: «Projet eBiogenouest, vers une démarche e-science et l’utilisation d’environnements virtuels de recherche dans le Grand Ouest».
5. Jérôme Beranger, Keosys: «Enjeux et bonnes pratiques éthiques de la télé-expertise radiologique en recherche clinique».
6. François Mareschal, Philips Healthcare : «Solution de télémédecine pour l’insuffisance respiratoire».