L’eau comme menace: analyse de la tempête Xynthia, Jeannine Le Rhun et Marie-Françoise Courel*

Il est de violents phénomènes naturels qui ne sauraient sérieusement s’expliquer par le réchauffement  climatique, et c’est le cas de Xynthia. Cela dit, la gravité de leurs conséquences  – imputable à des facteurs sociaux et, surtout, économiques – fait apparaître comme une impérieuse  nécessité la coordination entre les différents acteurs : scientifiques, autorités, éventuelles victimes…    
*JEANNINE LE RHUN est maîtresse de conférences à l’École pratique des hautes études,
MARIE-FRANÇOISE COUREL est directrice d’études émérite à l’École pratique des hautes études.

Dans la nuit du 27 au 28 février  2010, la tempête Xynthia,  annoncée par les prévisionnistes  48 heures avant son arrivée  sur les côtes françaises, a frappé le  littoral atlantique de la France avec  une violence qui a particulièrement  surpris les habitants et les services  de secours, entraînant de nombreux  décès par submersion marine de  communes vendéennes de l’anse de  l’Aiguillon. Les dommages matériels  ont été aussi importants : 4600 habitations  inondées dans des quartiers  résidentiels situés au-dessous du  niveau atteint par la mer, 75 km de  digues et 40 km de réseaux routiers  détruits, 160 exploitations agricoles  touchées.
L’analyse dans la durée des phénomènes  naturels et celle des épisodes  passés permettent de mieux  comprendre comment les événements  du présent peuvent atteindre  une telle ampleur. Mais le contexte  actuel, qui lance systématiquement  en avant l’hypothèse d’un réchauffement  climatique, contribue à  faire oublier qu’il s’est toujours  produit des épisodes extrêmes,  souvent dus à la conjonction de  phénomènes climatiques et littoraux  bien connus des spécialistes. En  outre, il s’agit de prendre aussi en  compte l’histoire de la construction  de ces paysages particuliers, les  objectifs qui ont prévalu à leurs  aménagements et, enfin, le comportement  des occupants.
Fig 1. – Les prises de l’anse de l’Aiguillon : étapes des conquêtes sur la mer.
LA CONSTRUCTION DES PAYSAGES  DE L’ANSE DE L’AIGUILLON
Le Marais poitevin correspond à un  vaste plateau calcaire érodé lors de  la dernière glaciation. Il y a environ  10000 ans, le niveau des mers amorce  une lente remontée qui conduit au  comblement progressif du golfe,  notre golfe des Pictons. Au Xe siècle,  l’ensemble du Marais poitevin actuel  n’était encore qu’une vaste baie marécageuse  et insalubre où se jetaient  quelques petits fleuves côtiers.
Du XIe au XIIIe siècle, de riches communautés religieuses lancent, et financent, les premiers travaux d’endiguement,  après concession des  terres par les seigneurs locaux ; les  villages ruraux et hameaux se développent  sur les anciennes îles du  marais constituées de calcaires plus  résistants, et sur les pourtours de  l’ancien golfe des Pictons.
La deuxième phase de conquêtes sur  les lais de mer s’organise au XVIIe siècle,  avec le Syndicat de marais du Petit  Poitou et le maître de digues, qui  avait pour fonction d’entretenir les  canaux, de gérer les niveaux d’eau,  d’organiser les travaux pour que les  espaces agricoles ne soient jamais  inondés. Cela participe au grand  mouvement productiviste de la  seconde moitié du XVIIIe siècle qui  exonère d’impôts les endiguements.  Le mouvement est interrompu par  la Révolution, et repris dans la seconde  moitié du XIXe siècle [Fig. 1]. La fonction  de maître des digues a perduré  jusqu’en 1970.
Terres agricoles gagnées sur le  domaine maritime, les marais desséchés  et les polders ne correspondent  plus toujours, au XXe siècle, à leur  destination initiale qui était l’augmentation  de la production agricole.  Or celle-ci n’est plus dépendante de  l’augmentation des surfaces cultivées  mais de la productivité dans une  Europe dont les marchés agricoles  sont saturés. Le développement des  congés payés et des activités balnéaires  dans les années 1930, les  mesures sociales de l’après-guerre  pour faciliter l’accès à la propriété,  mais aussi la prise de conscience de  l’importance de la « conservation  de la nature » à partir des années  1960 traduisent l’évolution des mentalités  face au paysage rural et font  naître de nombreux antagonismes,  les gagnants étant très souvent les  promoteurs qui soudoient les pouvoirs  locaux.
Le quartier récent de Claire Joie à La Faute-sur-Mer (2003).
Cette évolution des mentalités s’accompagne  d’une forte pression sur  le littoral. Ainsi, le village rural de  L’Aiguillon-sur-Mer voit un nouveau  hameau prendre de l’ampleur sur  l’autre rive du Lay. Plusieurs épisodes  destructifs contraignent à des travaux  importants, dont des constructions  de digues destinées à contenir le Lay.  Après la guerre (en 1947), de grands  projets envisagent même la fermeture  complète de l’anse de l’Aiguillon,  option vite abandonnée. Pourtant,  le hameau de La Faute-sur-Mer, à  vocation essentiellement balnéaire,  prend son indépendance et devient  commune en 1953.
Estuaire du Lay : lotissements inondés.
L’OUBLI DES CATASTROPHES  DU PASSÉ
À chaque épisode catastrophique,  beaucoup de témoins pensent et  affirment que, de mémoire d’homme,  on n’a jamais connu de telles conditions  et qu’aucune catastrophe de  cette ampleur ne s’est jamais produite.  Pourtant, dans les environs de La  Faute-sur-Mer, des mentions d’épisodes  de submersion peuvent être  retrouvées dans les archives : 1075,  1351, 1509, 1638, 1738, 1740, 1763,  1838, 1850, 1882, 1906, 1926, 1928-1929, 1930, 1937, 1940, 1996, 1999  et, bien sûr, 2010 sont quelques années  mémorables à ce titre. Cette succession  de dates, onze en moins de deux siècles, montre que chaque génération  a pu connaître au moins un épisode  de ce type.
Mais cette conviction est accrue par  le fait que les résidents manquent  souvent désormais de racines locales  longues, la mobilité globale des  populations faisant que l’on est de  moins en moins originaire des lieux  que l’on habite. Le fantasme de la  maison individuelle dont on serait  propriétaire reste très ancré, rêve  concrétisé parfois au moment de la  retraite où nombreux sont ceux qui  quittent un appartement dans une  grande agglomération pour un  pavillon acquis quelques années  auparavant comme résidence secondaire.  Ainsi, alors que la déprise agricole  est nette, 3 000 maisons ont été  construites dans les années 1980  derrière une digue en terre créée  après les tempêtes de 1926 et 1929.  Ces résidences neuves sont souvent  des pavillons standards, construits  à moindre coût par des promoteurs  dans des zones où les terrains sont  peu chers et mal protégés par un  réseau de digues vieillissant et mal  entretenu.
LA CONJONCTION  DE PHÉNOMÈNES LITTORAUX  ET CLIMATIQUES
Si on considère un à un chacun des  phénomènes naturels qui ont contribué  à engendrer cette catastrophe,  aucun, pris individuellement, n’est  exceptionnel.
La marée, phénomène bien connu  et très observé depuis le milieu du  XIXe siècle, est un mouvement oscillatoire  du niveau de la mer. Sa grandeur  comme sa périodicité sont étroitement  liées aux positions relatives  des astres, Lune, Soleil et Terre. Au  terme de la période qui ramène la  même position relative des trois  astres, la hauteur du niveau de la mer  au-dessus du niveau d’équilibre  devrait revenir identique. Cela se  produit toutes les 223 lunaisons.  Cette période de 18 années de  365 jours + 15,32 jours qui règle  approximativement le retour des  éclipses de Lune et de Soleil est appelée « saros », ou encore période  «chaldéenne».
Fig 2. – Amplitude des marées et cycles astronomiques.
Cet intervalle se retrouve assez aisément  dans les tables de coefficients  de marée établies et diffusées par le  Service hydrographique et océanographique  de la marine (SHOM) : en  France, on associe à l’amplitude de  l’oscillation de la marée semi-diurne  un coefficient, dit « coefficient de  marée », qui permet de façon simple  et rapide de connaître l’importance  de la marée un jour donné. C’est un  nombre sans dimension compris  entre 20 et 120 qui varie d’un jour  sur l’autre.
Si on analyse ces tables, on peut  retrouver à peu près les mêmes valeurs  toutes les 18 années juliennes et  11 jours, ce qui correspond au saros  dans notre calendrier. Cela est particulièrement  visible pour les faibles  coefficients (marées de petite morte-eau)  [Fig. 2].
Par contre, pour les forts coefficients  (marées de grande vive-eau) on  observe un rythme de 4 à 5 ans, soit  une périodicité qui correspond au  quart de la période chaldéenne. Cela  s’explique par le fait que la longitude  du périgée lunaire varie de 360° en  un peu moins de 9 ans. Ainsi, tous  les 4,5 ans, les vives-eaux d’équinoxe  se reproduisent lorsque la Lune est  située au voisinage du périgée. Les  quatre composantes semi-diurnes  de la marée se trouvent alors sensiblement  en phase, et l’amplitude de  la marée est accentuée.  La marée du 28 février est une marée  de coefficient 102, ce qui correspond  à une grande marée de vive-eau, mais  pas à une vive-eau exceptionnelle :  globalement, 8 % des marées ont en  effet un coefficient supérieur à cette  valeur. Ces phénomènes de marée  sont ainsi très bien connus, et les  prédictions largement diffusées par  le SHOM.
Du point de vue météorologique, la  tempête Xynthia, certes violente, n’a  pas atteint pour autant le caractère  exceptionnel des tempêtes Lothar et  Martin (décembre 1999) ni celui de  Klaus (janvier 2009). Les rafales maximales  relevées, 160 km/h sur le littoral  et de 120 km/h à 130 km/h dans l’intérieur  des terres, sont inférieures à  celles enregistrées lors des événements  de 1999 et 2009, où l’on relevait près  de 200 km/h sur le littoral et 150 à  160 km/h dans l’intérieur des terres.  De même, Xynthia ne peut être qualifiée  de « tempête explosive » : un  creusement de la pression atmosphérique  de 20 hPa (hectopascals)  en 24 heures a pu être observé. Mais  cela est une caractéristique classique  d’une dépression hivernale sur la  côte atlantique: lors de la tempête  Martin (1999), on a observé un creusement  de 32 hPa sur le même laps  de temps.
La tempête apparaissait donc comme  majeure dès le vendredi 26, mais pas  exceptionnelle. Elle empruntait une  trajectoire sud-ouest, ce qui est fréquent sur le proche Atlantique en  janvier-février.
Le samedi 27, la dépression remonte  le long de la péninsule Ibérique et se  creuse à 975 hPa. La vigilance rouge  est diffusée par Météo-France sur  quatre départements pour « très forte  tempête ». L’alerte évoque des risques  de « débordements prévisibles des  cours d’eau atlantiques » du fait des  précipitations associées, mais pas de  menace d’envahissement par la mer,  risque qui n’était en outre pas codifié  parmi les alertes. À 16 heures, les pouvoirs  publics, mal informés, diffusent  une alerte météo qui recommande  à la population de rester chez elle et  d’éviter toute activité extérieure.
Fig 3. – Le déroulement de la tempête Xynthia, 27-28 février 2010.
LA CONCOMITANCE  DES PHÉNOMÈNES
Comment expliquer qu’avec des phénomènes  marqués, mais somme  toute pas exceptionnels, on ait connu  une telle catastrophe?
Arrivée sur les côtes françaises dans  la nuit du samedi 27 au dimanche  28 février aux alentours de 2 heures  du matin, la tempête frappe le littoral  vendéen au moment de la pleine  mer d’une marée à fort coefficient.
C’est la coïncidence de plusieurs  phénomènes qui permet de comprendre  la démesure des phénomènes  résultants.
Dès 1 heure du matin le 28, la pression  atmosphérique baisse rapidement.  La courbe de pression atmosphérique  à La Rochelle [Fig. 3] montre qu’elle  atteint son minimum vers 6 heures du matin (courbe noire). La pleine mer est prévue le 28 pour 4 h 25  (courbe verte), avec une hauteur d’eau de 6,49 m: coefficient 102.
La dépression, qui atteint localement 980 hPa au niveau de la mer (pression  moyenne: 1013 hPa), s’accompagne  de manière naturelle d’une élévation  supplémentaire du niveau de la mer,  ou « surcote », prévisible de l’ordre  de 35 cm.
Par ailleurs, les vents forts associés  « poussent la mer à la côte ». Vents  et dépression associés provoquent  une surélévation rarement atteinte,  de 1,53 m au marégraphe de  LaRochelle. De plus, alors que la plupart  des vents violents dans cette  zone sont des vents d’ouest, la tempête  Xynthia s’accompagnait de vents  soufflant en puissantes rafales de  sud-ouest et de vagues de forte amplitude,  qui ont poussé les flots vers la  côte, et notamment vers l’anse de  l’Aiguillon et vers l’entrée du cul-de-sac  que constitue l’estuaire du Lay.
Fig 4. – Les surfaces inondées autour de l’anse de l’Aiguillon.
LE BILAN
Compte tenu du niveau atteint par  la mer, certaines zones submergées  ont pu être noyées sous plus de 2 m  d’eau. Le secteur agricole a été durement  touché: certaines terres inondées  lors de la submersion marine  [Fig. 4] ont été brûlées par le sel et risquent de rester infertiles pendant  plusieurs années.
Mais c’est dans le secteur de La Faute sur Mer que la montée des eaux a  été la plus rapide et dévastatrice.  Dans cette commune, la plus touchée,  la submersion des quartiers sinistrés  est due à des processus divers :
– pour les quartiers nord, la rupture  du cordon dunaire par les vagues à  la Belle-Henriette, côté océan à l’ouest,  a été favorisée par la présence de  brèches ménagées dans le cordon  dunaire pour faciliter l’accès aux  plages ;
– le long de l’estuaire du Lay, l’effet  des vagues a été peu important, mais  au niveau des parties les plus basses  des digues et des structures de protection  contre la submersion, le dépassement  des cotes sommitales par la  mer a entraîné des phénomènes de  surverse.
– brèches ou ruptures des digues les  plus fragiles, et souvent mal entretenues  pour des raisons administratives  de coût et de diversité des modes  de gestion, mais aussi souvent par  une perte globale de la conscience  du danger, ont aggravé le phénomène  d’inondation en augmentant la  vitesse de l’écoulement en arrière  des protections.
Les quartiers les plus atteints [Fig. 5]  correspondent aux derniers secteurs  construits. Dans ces lotissements  d’habitat récent, les maisons sont  basses selon les normes d’urbanisme  en vigueur. En pleine nuit, leurs habitants,  souvent des personnes âgées,  se soumettant à la directive diffusée,  ont été surpris dans leur sommeil  par la montée de l’eau, parfois jusqu’au  plafond de leur chambre à coucher,  ne leur laissant aucune chance de  s’échapper. En l’absence d’étage, ils  se sont retrouvés bloqués derrière  des volets électriques ne fonctionnant  plus, volets installés très souvent par  crainte des cambriolages. Ceux qui  ont pu échapper aux flots se sont en  fait réfugiés sur le toit de leur maison  en attendant d’être secourus au matin  par des sauveteurs venus en hélicoptère  ou en canot.
Fig 5. – Urbanisation et inondation à La Faute-sur-Mer et à L’Aiguillon-sur-Mer.
Le nombre important de décès survenus  a remis en cause la conception  de l’urbanisation du littoral, l’entretien  des digues et les systèmes d’alerte  utilisés depuis plusieurs années.  Toute une zone a été déclarée « noire »,  et les habitants ont été déplacés, malgré  les résistances de certains.
QUE RETENIR?
Un oubli proche du déni des catastrophes du passé. L’expression courante  « de mémoire d’homme, on n’a  jamais vu ça » en témoigne, alors  que l’histoire atteste au moins trois ou quatre événements présentant  des caractéristiques proches par  siècle.
Le rêve de la maison individuelle se  concrétisant souvent au moment de la retraite, les nouveaux habitants  n’ont que peu de connaissance et  d’expérience de l’histoire du lieu ou du milieu qui va les accueillir. Sollicités  par une propagande trompeuse, ils  font confiance à des promoteurs dont  le seul intérêt est le profit, souvent  en accord avec l’administration locale  dans une politique de développement  tout sauf durable des communes littorales.  Ainsi, 3000 maisons ont été  construites dans les années 1980  dans ce secteur mal protégé face à  ce type d’événement.
Les modèles prévisionnels et décisionnels  ne peuvent être efficaces que s’ils sont précédés d’une analyse  systémique englobant l’ensemble  des paramètres et des composantes  environnementales, y compris les  comportements humains. Ils ne doivent  en aucun cas être développés  au service d’un postulat. De plus, ils  sont en général incompatibles avec l’échelle très locale des phénomènes  paroxysmaux.
CONCLUSIONS
Face à un épisode tel que Xynthia, il  apparaît un manque flagrant de coordination  entre des services, compétents  chacun dans leur domaine mais  ne communiquant pas entre eux.  L’alerte initiale a porté uniquement  sur l’aspect météorologique, sans  référence à l’aspect océanographique  et sans analyse des comportements  sociaux. C’est essentiellement le manque de coordination qui a provoqué la catastrophe que l’on sait.  Le nombre important de décès et  l’ampleur des pertes matérielles ont  remis en cause l’urbanisation du littoral,  l’entretien des digues et les  méthodes d’alerte à vigilance.
Face aux conséquences d’un phénomène naturel d’ampleur mais non exceptionnel, il apparaît que l’expérience et la « mémoire vernaculaire » sont essentielles dans toute opération d’aménagement durable.  Cela démontre aussi qu’en matière  de prévention du risque, chercheurs  et opérateurs issus de différentes disciplines doivent définir et construire  ensemble leur programme interdisciplinaire, en aucun cas il ne peut  s’agir d’un vernis à la surface d’un projet conçu par un spécialiste d’une discipline unique.

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