Cet article a été publié dans le numéro 5 de la Revue du Projet (RDP) paru en février 2011 et son auteur présenté comme suit:
« Jean-Pierre Kahane est un mathĂ©maticien français. Il est professeur Ă©mĂ©rite Ă lâUniversitĂ© Paris Sud Orsay »
Chacune des vingt thĂšses de Jacques Julliard mĂ©rite examen, rĂ©flexion et complĂ©ments. Je partirai de son diagnostic sur le capitalisme dâaujourdâhui, gouvernĂ© par les actionnaires (thĂšse 1) et qui a retrouvĂ© ses instincts prĂ©dateurs (thĂšse 6), pour dĂ©velopper quelques autres idĂ©es et questions. Par commoditĂ© mes propositions auront la forme affirmative ; il est bon que le lecteur les prenne pour des interrogations.
1 âą Le capitalisme est prĂ©dateur par nature, prĂ©dateur du travail humain, prĂ©dateur des richesses naturelles. Il engendre des prĂ©dateurs Ă figure humaine, comme Ben Ali et sa famille, et comme ceux que dĂ©nonce Julliard, les dirigeants des grandes entreprises, qui se vendent le plus cher possible et accumulent des fortunes colossales. Ben Ali a Ă©tĂ© chassĂ© par le peuple tunisien, il doit ĂȘtre expropriĂ© et jugĂ©. Câest le sort que mĂ©ritent et que peuvent redouter les prĂ©dateurs du monde entier, quâils soient Ă la tĂȘte dâEtats, dâentreprises ou de conseils dâadministration.
2 âą Lâactionnariat dilue la prĂ©dation dans une partie de la population des pays capitalistes avancĂ©s. Via la Bourse et les media il crĂ©e des ravages dans les esprits comme dans la sociĂ©tĂ©. Aux Etats-Unis, les fonds de pension sont accrochĂ©s au capitalisme financier et en constituent un soutien social. Leur extension en France a aussi ce but. On doit les dĂ©noncer comme facteurs dâinstabilitĂ© et de catastrophes, et combattre lâactionnariat au profit de la solidaritĂ© sociale et de lâĂ©pargne utile.
3 âą La solidaritĂ© sociale est incarnĂ©e en France par la SĂ©curitĂ© sociale, qui devrait ĂȘtre Ă©tendue et non restreinte. LâĂ©pargne utile nĂ©cessite des instruments comme les caisses dâĂ©pargne et la caisse des dĂ©pĂŽts, et elle donnerait Ă un pĂŽle financier public les moyens dâalimenter de grands travaux et de remplir lâensemble de ses missions (dont les prĂȘts aux familles et aux PME).
4 âą Il faut arracher les moyens de production et dâĂ©changes Ă ceux qui se les sont appropriĂ©s. Il ne sâagit pas de partage, du partage charitable auquel certains seraient prĂȘts. Il sâagit dâune appropriation collective des biens et des pouvoirs qui doivent appartenir Ă la collectivitĂ©. La nationalisation du systĂšme bancaire que Julliard recommande comme premier objectif (thĂšse 19) pour ramener le systĂšme bancaire Ă sa fonction productive est Ă considĂ©rer dans cette optique.
5 âą Mais nous savons que nationaliser ne suffit pas, ni dâailleurs crĂ©er un pĂŽle financier public. Il faut que les citoyens et les travailleurs des banques sâen mĂȘlent, et sachent comment sâen mĂȘler. Il faut donc Ă©laborer lâarticulation entre lâappropriation collective et la dĂ©mocratie efficace.
6 âą En dĂ©mocratie, dit Montesquieu, le peuple, qui a la souveraine puissance, doit faire par lui-mĂȘme tout ce quâil peut bien faire. Câest lĂ le principe ; les Ă©lections viennent aprĂšs, pour que le peuple fasse faire par ses Ă©lus ce quâil ne peut pas faire directement. Ce principe me paraĂźt pouvoir se transposer Ă tous les niveaux de la vie sociale, et dâabord dans le travail et son organisation.
7 âą Le capital sâapproprie le travail humain et paye aux travailleurs ce quâil leur faut pour vivre et se reproduire ; la diffĂ©rence est le profit capitaliste, et le combat de classes se mĂšne dâabord sur ce terrain. Les progrĂšs techniques diminuent le travail humain nĂ©cessaire pour un produit donnĂ©, et rĂ©duisent donc Ă terme le profit, comme Marx lâavait indiquĂ©. Lâinnovation technologique ou commerciale est le moyen instantanĂ© et provisoire de restaurer le profit. La pression sur les travailleurs par lâallongement du temps de travail et lâaccentuation de sa pĂ©nibilitĂ© est le moyen permanent, et le chĂŽmage un accompagnement nĂ©cessaire.
8 âą Le chĂŽmage fait croire quâil nây a pas assez de travail pour tout le monde. Câest une erreur. Nos petits-enfants auront beaucoup de travail Ă faire, en France et dans le monde, pour rĂ©parer les dĂ©gĂąts du temps prĂ©sent, pour gĂ©rer lâeau, lâair, les sols, lâalimentation, les sources dâĂ©nergie, les habitations, les moyens de communication et de transport, les relations humaines, lâĂ©ducation, la recherche, les industries de lâavenir. DĂšs aujourdâhui, on doit repĂ©rer les travaux qui sâimposent ; exemple parmi bien dâautres : la mise au point du systĂšme ferroviaire en Europe.
9 âą On peut Ă©tendre ainsi le principe de Montesquieu : quâĂ toutes les Ă©chelles, jusquâau niveau des individus, tout le monde fasse bien ce quâil sait bien faire. Chaque collectivitĂ©, chaque individu doit ĂȘtre responsable et fier de son travail. Cela implique, au sein mĂȘme du travail contraint, lâabolition dâentraves comme les rapports hiĂ©rarchiques fondĂ©s sur la soumission et la pratique du secret, une solidaritĂ© des travailleurs et beaucoup de libertĂ©. « La libertĂ©, ça se conquiert » disait un syndicaliste tunisien. Câest un premier pas vers la dĂ©mocratie.
10 âą Les entreprises publiques doivent donner lâexemple du travail bien fait, et ce doit ĂȘtre la rĂšgle gĂ©nĂ©rale de la production et des services. On en a lâexpĂ©rience en France avec ce quâĂ©tait EDF. PlutĂŽt que la multiplication des expertises extĂ©rieures, câest Ă lâintĂ©rieur de lâentreprise de production que doit ĂȘtre garantie la qualitĂ© des produits et la sĂ©curitĂ© des personnes. Le travail bien fait est valorisant pour le travailleur et Ă©conomique pour la sociĂ©tĂ©.
11 âą Il ne sâagit pas dâun doux rĂȘve. La recherche scientifique, qui est loin dâĂȘtre affranchie des chaĂźnes du capitalisme, est encore pour une bonne part un domaine de libertĂ©. Et câest cette part qui est la plus prometteuse pour lâavenir. Elle permet de sortir des sentiers battus sans se ligoter par des projets Ă court terme. Et câest Ă lâintĂ©rieur des communautĂ©s scientifiques que peuvent sâĂ©tablir les Ă©valuations les plus valables et les corrections nĂ©cessaires en cas de manquement au principe du travail bien fait.
12 âą La recherche scientifique est ligotĂ©e Ă lâheure actuelle par la vision Ă court terme qui se cache derriĂšre le terme dâinnovation. Lâinnovation nĂ©cessaire Ă la survie du capitalisme est exactement le contraire des innovations Ă introduire dans la vie scientifique et dans la vie sociale. Les mots clĂ©s en sont la compĂ©tition, lâintĂ©rĂȘt personnel, et aujourdâhui en France lâexcellence brandie comme Ă©tendard, opposĂ©e Ă la mĂ©diocritĂ© qui serait la rĂšgle.
13 âą Lâexcellence proclamĂ©e et labellisĂ©e (labex, laboratoires dâexcellence, equipex, Ă©quipements dâexcellence) est la ruine de lâexcellence parce que câest une foire dâempoigne. Lâexcellence rĂ©elle Ă©merge du travail bien fait et de la libertĂ© laissĂ©e aux chercheurs, et câest une ambition lĂ©gitime dans la recherche comme dans toutes les productions humaines. Rien nâinterdit de la mettre en valeur si ce nâest pas pour Ă©craser lâensemble.
14 âą Pourquoi donner une telle place Ă la recherche scientifique alors quâil sâagit du projet politique ? Parce que la science, ses acquis, ses orientations, les moyens quâelle exige, les possibilitĂ©s quâelle offre, font partie de la politique. Dâun cotĂ©, il nây a pas dâavenir possible sur la planĂšte sans conquĂȘte de nouvelles connaissances et de nouveaux moyens dâaction. Dâun autre cotĂ©, lâexploitation du travail de recherche pour un profit immĂ©diat est indispensable au capitalisme, et les rĂ©organisations en cours en France traduisent cela de façon brutale.
15 âą Comment les citoyens peuvent-ils se prononcer en la matiĂšre ? Dâabord, en faisant confiance aux travailleurs scientifiques comme aux autres travailleurs. Les travailleurs scientifiques, dans les organismes de recherche publique et dans les universitĂ©s comme dans les entreprises, ont les mĂȘmes difficultĂ©s que les autres travailleurs, en particulier en ce qui concerne la place des jeunes. Ils ont des atouts Ă faire valoir, en particulier lâĂ©tendue de leurs collaborations internationales ; et aussi des obstacles auxquels ils se heurtent pour la reconnaissance de leur travail, en particulier la pratique du secret, de rĂšgle dans lâindustrie. Ils ont des syndicats, des associations, des instances avec des Ă©lus, des germes dâorganisation dĂ©mocratique qui sont loin de brider lâexcellence, au contraire.
16 âą Faire confiance ne suffit pas. La perspective doit ĂȘtre lâappropriation collective des connaissances scientifiques. Le travail de recherche qui se mĂšne dans le monde produit une masse Ă©norme de nouvelles connaissances. Elles devraient ĂȘtre Ă la disposition de lâhumanitĂ© dans son ensemble, alors quâaujourdâhui elles se perdent si elles ne sont pas valorisĂ©es immĂ©diatement. Chacun, bien sĂ»r, ne peut en assimiler quâune petite partie. Mais une grande collectivitĂ©, comme notre nation, pourrait avoir pour programme de ne rien en laisser perdre.
17 âą Ce programme pourrait sâĂ©tendre aux connaissances acquises dans toutes les pratiques. Sâagissant des connaissances scientifiques, le relais principal pour accĂ©der Ă la conscience commune est celui de lâenseignement supĂ©rieur. Le lien entre enseignement supĂ©rieur et recherche assure en principe que, dans les diffĂ©rents secteurs, des Ă©tudiants puissent ĂȘtre en prise directe avec la science qui se fait dans le monde, convenablement distillĂ©e. Câest loin dâĂȘtre le cas actuellement, faute dâĂ©tudiants dans les filiĂšres scientifiques. CrĂ©er les conditions dâune extension massive de lâenseignement supĂ©rieur scientifique devrait sâaccompagner dâun effort dans lâensemble de lâenseignement et de lâaction culturelle.
18 âą Les canaux pour lâacculturation de la science, outre lâenseignement, sont multiples : les livres, les confĂ©rences, les expositions, les musĂ©es. Le Palais de la DĂ©couverte a suscitĂ© des vocations. Tout cela est bon, mais ne participera rĂ©ellement Ă lâassimilation collective des progrĂšs des sciences et de leur mouvement que sâil y a une volontĂ© populaire de sâen emparer. Les militants communistes expriment souvent cette volontĂ©, Ă titre personnel. Peuvent-ils aider Ă susciter une volontĂ© collective dans ce sens ? La gauche est-elle capable de crĂ©er et traduire cette volontĂ© ?

19 âą La dĂ©couverte des exo-planĂštes, comme la dĂ©monstration du dernier thĂ©orĂšme de Fermat, Ă©largit notre vision de lâunivers et celle de nos propres forces intellectuelles. LâhumanitĂ© ne va plus conquĂ©rir de nouveaux espaces sur terre (est-ce bien vrai ?) mais elle a de nouveaux mondes Ă dĂ©couvrir en approfondissant ses connaissances. Lâensemble coordonnĂ© de ces connaissances, quâil sâagisse de la nature, de lâhomme ou de la sociĂ©tĂ©, constitue la science ; cet ensemble est mouvant et pourtant câest un systĂšme de rĂ©fĂ©rence solide Ă chaque Ă©poque. Il sâagit de faire accĂ©der tout le monde Ă ce systĂšme de rĂ©fĂ©rence.
20 âą Tout le monde y participe, parce que toutes les activitĂ©s humaines engendrent des connaissances. Chacun a donc sa porte dâentrĂ©e, qui permet les rencontres et les Ă©changes. Et pourtant lâambiance gĂ©nĂ©rale est Ă la peur quand il sâagit du nuclĂ©aire, des OGM ou des nanotechnologies, qui correspondent Ă des avancĂ©es scientifiques majeures. Pourquoi ? Il est vrai que lâarme nuclĂ©aire reste une menace terrible, que les OGM sont exploitĂ©s par des entreprises capitalistes envahissantes et que les nanotechnologies suscitent des appĂ©tits du mĂȘme ordre. Plus gĂ©nĂ©ralement, la science met Ă la disposition du capital de nouveaux moyens dâexploitation, de prĂ©dation et de dĂ©prĂ©dations.
21 âą Il faut donc distinguer lâapport scientifique, les technologies qui en dĂ©rivent ou le suscitent, et lâexploitation qui en est faite. La dĂ©couverte de lâĂ©nergie contenue dans le noyau de lâatome est essentielle dans notre vision des Ă©nergies disponibles dans le futur, celle de la transgĂ©nĂšse offre des possibilitĂ©s imprĂ©vues dans le domaine de la crĂ©ation ou de lâamĂ©lioration des espĂšces, celle du maniement individuel des atomes rĂ©vĂšle dĂ©jĂ son incroyable puissance. Rejeter ces apports scientifiques parce quâils servent les prĂ©dateurs est une tentation dâune partie de la gauche, et câest lâune de ses faiblesses.
22 âą Il arrive que de bonnes idĂ©es politiques Ă©mergent dâune Ă©tude scientifique. Il faudrait peut-ĂȘtre crĂ©er une veille politique Ă cet Ă©gard. A titre dâexemple, le rapport en cours de lâAcadĂ©mie des sciences sur la mĂ©tallurgie conclut clairement sur la nĂ©cessitĂ© de recrĂ©er une industrie mĂ©tallurgique en France. Lâavenir de beaucoup dâindustries en dĂ©pend.
23 âą Lâappropriation collective des banques et des grandes entreprises dĂ©tenues et dirigĂ©es par les prĂ©dateurs doit se faire au dĂ©triment de ces prĂ©dateurs, et elle provoquera de leur part des rĂ©sistances et des soubresauts. Lâappropriation collective des connaissances scientifiques, lâassimilation sociale du progrĂšs et du mouvement des sciences, se heurte Ă de mauvaises pratiques (le secret) et de mauvaises habitudes (le doute Ă lâĂ©gard de tout ce qui est politique), mais devrait crĂ©er un grand vent dâadhĂ©sion dans le milieu scientifique.
24 âą La thĂšse 17 de Julliard est que lâavenir est Ă un grand rassemblement populaire. Il a raison. Il le voit dâessence rĂ©formiste. Je crois quâil a tort. Le rassemblement efficace doit avoir lâambition de la conquĂȘte des pouvoirs et des savoirs. Il doit se donner les moyens de cette conquĂȘte, Ă tous les niveaux de la vie sociale, en particulier sur le lieu du travail, dans les ateliers et les laboratoires, et dans les collectivitĂ©s territoriales, ce qui est dâactualitĂ©.
25 âą La France nâest pas la Tunisie, mais nous avons tous Ă apprendre de la rĂ©volution qui se mĂšne lĂ -bas. Il faudra en France dâautres formes de rassemblement que celle qui a chassĂ© Ben Ali. Mais il faudra Ă ce rassemblement une volontĂ© encore plus forte dâen finir avec les prĂ©dateurs et dâintroduire la dĂ©mocratie dans tous les rapports humains. Est-ce possible ? Ne sommes-nous pas Ă une Ă©poque oĂč tout est possible ?
Une réflexion sur “Vingt-cinq points d’interrogation, Jean-Pierre Kahane”