Ce type de pétrole est censé repousser à plus tard la « fin du pétrole ». Offshore profond, schistes et sables bitumineux, huiles lourdes, pétrole de l’Arctique… Qu’en est-il vraiment ?
Note: Cet article fait suite à ce premier article de Jean-Marc Jancovici
*Jean_Marc Jancovici est diplômé de l’École polytechnique. Il est Ingénieur conseil en énergie-climat (site : www.manicore.com).
La question est en apparence très simple. La réponse dit tout et rien : le pétrole non conventionnel est du pétrole… qui n’est pas conventionnel. Qu’est-ce que le pétrole conventionnel alors ? Il s’agit d’un pétrole ayant parcouru le cycle complet de sa formation : création dans une roche par pyrolyse du kérogène, puis migration primaire et secondaire, enfin emprisonnement dans une roche-réservoir accessible depuis la terre, ou par moins de 500 m de profondeur quand il s’agit d’offshore. Dans ce dernier cas, seules les conditions d’exploitation sont non conventionnelles, car le pétrole trouvé sous l’océan n’est pas différent de celui trouvé dans d’autres circonstances.
DES PRODUITS TRÈS DIVERS
Par déduction, le pétrole non conventionnel concerne donc :
– le pétrole qui a suivi le cycle complet « formation-migration » mais qui s’est accumulé juste sous la surface (dans du sable, par exemple), où il a perdu ses éléments volatils. C’est le cas des sables bitumineux au Canada. Si l’accumulation s’est faite sous la surface mais qu’il y a quand même eu perte d’éléments volatils, cela donne des extra-lourds comme au Venezuela (au Canada la perte d’éléments volatils est plus importante, et le pétrole plus proche du bitume) ;
– le pétrole emprisonné dans une roche-réservoir « normale », mais accessible sous plus de 500 m d’eau depuis une plate-forme de forage ;
– le pétrole « pas tout à fait cuit », à savoir du kérogène disséminé dans une roche mère schisteuse et partiellement pyrolysé. Un tel « schiste bitumineux » (bituminous shale ou oil shale en anglais) donnera, après pyrolyse, de l’« huile de schiste ».
Il arrive enfin que soient aussi inclus dans cette catégorie le produit d’installations situées en régions polaires, qui extraient du vrai pétrole mais dans des conditions « non conventionnelles » – comme pour l’offshore profond –, ainsi que les hydro carbures obtenus à partir de gaz non conventionnels.
Sous la désignation unique de « non conventionnel » sont donc regroupés des modes de production et des produits assez différents :
– l’offshore profond, comme le polaire, fournit du pétrole « normal », mais qui est simplement extrait dans des conditions techniques difficiles. Ce pétrole pourra néanmoins être transporté puis raffiné dans des installations « ordinaires » ;
– les sables bitumineux contiennent… du bitume. Ce bitume étant mélangé à du sable, la première opération à effectuer est de séparer les deux : pour cela on utilise de la vapeur qui fait « fondre » le bitume et permet ainsi de le récupérer sans le sable. Le traitement à la vapeur peut avoir lieu soit in situ pour les dépôts de bitume qui sont situés à quelques centaines de mètres sous terre, soit dans une usine où le mélange sable-bitume est apporté par camions massifs pour les dépôts de surface. Ce genre d’usine est en fait une raffinerie d’un genre un peu spécial, puisque la proportion d’hydrogène dans le bitume est bien plus faible que dans un pétrole brut ordinaire. De ce fait, il faut apporter cet hydrogène soit directement – on construit une unité qui en produit –, soit indirectement, en mélangeant le bitume avec un solvant avant de distiller le tout à haute température (mais il faut alors disposer du solvant, donc de pétrole conventionnel, ailleurs !). La nécessité d’utiliser de la vapeur et le fait d’avoir un raffinage avec apport d’hydrogène explique que l’énergie nécessaire à la production de ce « pétrole non conventionnel » soit bien supérieure à ce qu’elle est pour du pétrole ordinaire : de 2 à 5 fois plus ;
– les extra-lourds désignent un produit un peu plus hydrogéné que le bitume. Deux cas de figure peuvent se présenter. Soit ce « pétrole » est fluide dans le gisement, et alors il peut être extrait par pompage, mais il faut des procédés spéciaux pour tenir compte de sa viscosité très élevée (utilisation de vapeur, de solvants, ou autres procédés assimilables à ce qui est mis en oeuvre dans un gisement de pétrole pour la récupération secondaire) ; soit il y est solide, et alors il faut le fluidifier en injectant de la vapeur pendant un certain temps ;
– les huiles de schiste, elles, s’obtiennent le plus souvent en pyrolysant « à la main » la roche qui contient le kérogène incomplètement transformé. Le rendement énergétique est alors le plus souvent négatif : il faut dépenser plus d’énergie dans le processus d’extraction et, surtout, de pyrolyse que le produit final n’en contient. Le plus souvent, il ne s’agit donc pas de réserves à proprement parler. Il y a une exception connue dans un pays balte, mais c’est l’exception qui confirme la règle !
OÙ SE TROUVENT LES RÉSERVES ? QUELLES SONT LES POSSIBILITÉS DE PRODUCTION ?
Le pétrole offshore se trouve… sous la mer. Il y en a un peu partout : Amérique latine, Afrique, golfe du Mexique, mer de Chine… Les bitumes et extra-lourds se trouvent également en plusieurs endroits, mais il n’y a que deux pays à en détenir dans les réserves prouvées. Le Canada, dans la province de l’Alberta, détient les 2/3 des dépôts de bitume identifiés dans le monde (c’est le seul pays à avoir démarré une exploitation commerciale, avec du reste des conséquences environnementales locales qui ne sont pas neutres).
Le Venezuela, dans le bassin de l’Orenoque, détient quant à lui plus de 90 % des extra-lourds connus dans le monde.
Les ressources en place sont en tout cas considérables : plusieurs centaines de milliards de tonnes (environ 500, à comparer avec les quelque 180 milliards de tonnes de réserves prouvées pour le pétrole conventionnel). Mais il y a loin de la coupe aux lèvres… D’une part, une partie de ce pétrole n’est pas extractible avec un rendement énergétique positif. Il faut donc dépenser plus d’un baril d’équivalent pétrole pour extraire un baril de pétrole, et cela rend l’extraction non rentable (en fait, la limite économique est même 2 fois plus basse : s’il faut plus d’un demi-baril équivalent pour extraire un baril, il n’y a pas d’exploitation rentable possible). Les installations d’exploitation sont très capitalistiques par unité de débit, comme pour le CTL (coal to liquid), procédé permettant de transformer le charbon en pétrole : dans le pétrole conventionnel, il faut investir environ 20000 dollars pour extraire un baril par jour, alors que pour les sables canadiens, par exemple, c’est plutôt 200000 dollars qu’il faut investir pour produire un baril par jour (pendant la durée de fonctionnement du puits). La production ne peut donc pas croître aussi vite avec ces ressources qu’avec un gisement de pétrole conventionnel.
Cela explique que les réserves prouvées avancées par le Canada se limitent actuellement à 23 milliards de tonnes, alors que, encore une fois, les ressources en place sont plus de 10 fois supérieures. Les graphiques 9 et 10 présentent des hypothèses possibles de production pour ces ressources.
Ces pétroles non conventionnels sont désormais pris en compte dans les simulations sur la production future. Le graphique 11 montre que ces hydrocarbures non conventionnels permettent d’envisager un décalage du pic de production mondial de cinq à dix ans pour les « liquides », mais guère plus.
Graphique 9 UN EXEMPLE DE PROFIL DE PRODUCTION POSSIBLE POUR LES BITUMES CANADIENS
La production mondiale de pétrole, en 2010, est de 30 milliards de barils par an. La courbe suit jusqu’en 2015 la
projection de l’association canadienne des ingénieurs du pétrole, prolonge la croissance jusqu’en 2030 avec un
triplement de la production par rapport à 2010, puis suppose une constance. La production cumulée en 2100 est alors
de 140 milliards de barils environ, soit entre le tiers et la moitié des réserves ultimes.
Source : « Transport energy futures : long-term oil supply trends and projections », Australian Government, Department of Infrastructure, Transport, Regional Development and Local Government, Bureau of Infrastructure, Transport and Regional Economics (BITRE), Canberra, Australie, 2009.
Graphique 10 UN EXEMPLE DE PROFIL DE PRODUCTION POSSIBLE POUR LES EXTRA-LOURDS DU VENEZUELA
La courbe se base aussi sur un triplement de la production d’ici à 2030 puis une constance ensuite. La production cumulée en 2100 est alors d’environ 60 milliards de barils, soit environ 20 % des réserves ultimes.
Source : « Transport energy futures : long-term oil supply trends and projections », Australian Government, Department of Infrastructure, Transport, Regional Development and Local Government, Bureau of Infrastructure, Transport and Regional Economics (BITRE), Canberra, Australie, 2009.
Graphique 11 SIMULATION DE LA PRODUCTION MONDIALE DE « LIQUIDES » (PÉTROLE ET PRODUITS SIMILAIRES)
Le trait vertical situe 2010. Avec cette simulation, le maximum historique de la production se situe dans la décennie 2010. L’apport des extra-lourds et de l’offshore profond (donc l’ensemble du non conventionnel) et du CTL est significatif après le pic, mais ne change pas fondamentalement la date de ce dernier.
Source : « Transport energy futures : long-term oil supply trends and projections », Australian Government, Department of Infrastructure, Transport, Regional Development and Local Government, Bureau of Infrastructure, Transport and Regional Economics (BITRE), Canberra (Australie), 2009.