Changement climatique et aléas naturels : quelle gestion des risques ? Julien Brugerolles*

La gestion des risques occupe une place importante dans les débats sur la pérennité des systèmes de production agricole. Désormais la problématique se pose avec beaucoup plus d’acuité compte tenu de la perspective du changement climatique et des risques sanitaires.

*JULIEN BRUGEROLLES est député suppléant du Puy de Dôme.

De la création du régime des calamités agricoles en 1964 à la récente loi sur l’assurance récolte, un profond changement d’orientation politique s’opère. Accompagnant les évolutions de la politique agricole commune (PAC), la France fait le choix de renforcer le poids du secteur assurantiel privé pour l’indemnisation des préjudices subis par les agriculteurs. Mais la gestion des risques doit-elle se limiter à certains aléas climatiques ou s’étendre aux enjeux sanitaires et environnementaux qui affectent de plus en plus les structures agricoles et leurs modèles de production ? L’anticipation, la prévention et l’adaptation sont-elles au cœur des choix politiques actuels ?

UNE AGRICULTURE FRANÇAISE PLUS VULNÉRABLE

La gestion des risques agricoles définit l’aléa comme la probabilité de survenue d’un phénomène (naturel, technologique ou lié à des choix d’organisation et d’échange) sur un espace donné. La vulnérabilité est le niveau d’effet prévisible d’un phénomène sur l’activité telle qu’elle est pratiquée, ce qui donne la formule :

Risque = aléa × vulnérabilité.

Ces définitions se rapportent à une activité dépendant des sols, du climat, des écosystèmes, des choix technico- économiques, des modes de production et de distribution.

Les travaux du GIEC font état de façon de plus en plus précise des risques liés au réchauffement climatique, avec des impacts différenciés en fonction des régions et des écosystèmes. Selon le Rapport spécial sur le changement climatique, la désertification, la dégradation des terres et leur gestion durable, la sécurité alimentaire et les flux de gaz à effet de serre dans les écosystèmes terrestres (SRCCL), publié le 8 août 2019, la hausse de « la température moyenne au-dessus des terres émergées s’accroît presque deux fois plus vite que la température moyenne mondiale » et « le changement climatique, avec notamment la croissance de la fréquence et de l’intensité des événements extrêmes, a déjà impacté la sécurité alimentaire et les écosystèmes terrestres tout en contribuant à la désertification et à la dégradation de la qualité des terres dans de nombreuses régions ». Le Livre vert du projet Climator de 2012, coordonné par l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), ainsi que des études récentes prévoient des impacts différenciés en fonction des régions, avec des événements météorologiques de plus en plus intenses, des gels tardifs, plus d’épisodes de grêle, une insuffisance de précipitations sur de longues périodes et des canicules. L’hiver 2022-2023, très sec, fait ainsi suite à une sécheresse estivale consécutive à un printemps 2022 déjà très sec. Les systèmes agricoles français sont vulnérables. Les grandes cultures et cultures pérennes sont affectées par l’augmentation du nombre de jours échaudants (avec les températures dépassant 20 °C), les gels tardifs (au regard des dates anticipées de reprise de la végétation), les nouveaux besoins hydriques liés à l’évaporation et l’impact que cela a sur les sols. D’où des baisses de rendement, voire des pertes répétées de récoltes. Pour les systèmes d’élevage, le stress hydrique accru réduit la pousse de l’herbe et altère la fonctionnalité des systèmes prairiaux, avec notamment pour corollaire des réductions importantes de cheptels. Les derniers modèles climatiques[1] soulignent le risque de vagues de chaleur récurrentes, l’absence de précipitations et des températures très élevées, au-delà de 40 °C, et pouvant atteindre 45 °C, voire 50 °C sur une grande partie de la France. Ajoutons que la pression sur la ressource en eau n’est pas maîtrisable isolément par chaque exploitation agricole car sa gestion se réalise à minima au niveau des grands bassins hydro – graphiques, et même à l’échelle des grands ensembles géographiques régionaux.

Le système assurantiel privé est inadapté. Pour beaucoup d’exploitants familiaux, ce système reste inaccessible, même avec de hauts niveaux de soutien public.

La pandémie de covid-19 a par ailleurs souligné l’ampleur des risques sanitaires liés aux zoonoses, maladies infectieuses transmises de l’animal à l’homme. Et ce n’est qu’une partie des risques liés à la diffusion accélérée des pathologies animales ou végétales, ou des maladies à transmission vectorielle. Pour ne prendre qu’un exemple récent, les crises répétitives de grippe aviaire sont un cas d’école de la corrélation entre la croissance des aléas sanitaires et les effets amplificateurs induits par la production très spécialisée, cette dernière augmentant les vulnérabilités sur un territoire donné.

Les derniers modèles climatiques soulignent le risque de vagues de chaleur récurrentes, l’absence de précipitations et des températures très élevées, au-delà de 40 °C.

De la même manière, l’extension des échanges internationaux a complexifié les flux d’approvisionnement à l’entrée comme au sein de l’UE : avec plus d’intermédiaires industriels, commerciaux et financiers, surgissent des défauts de traçabilité. Il s’ensuit une connaissance insuffisante des caractéristiques des produits et de leur origine, ainsi que des conditions sanitaires, sociales et environnementales de production. Les récents scandales sur l’origine et la composition réelle des produits, comme l’affaire de la viande de cheval en 2013, ou celle des faux steaks hachés de Pologne en 2019, ne constituent qu’une petite fraction des conséquences de l’accroissement des importations. Les moyens de contrôle public sur ces produits importés sont notoirement insuffisants. Maladies animales, organismes nuisibles aux végétaux et aux cultures, diffusion d’espèces végétales ou animales invasives, non-respect des interdictions ou des doses d’utilisation de produits pharmaceutiques phytosanitaires ou zoosanitaires…, la liste des risques sanitaires s’ajoute ainsi aux impacts pour notre sécurité alimentaire d’une dépendance accrue aux importations.

Enfin, sur le plan écologique, il faut attacher une attention particulière à l’insuffisance de ressources disponibles en eau, aux espèces animales et végétales invasives ou avec des effets de pullulation, aux pathologies liées aux conditions climatiques et environnementales, aux effets potentiellement dévastateurs de la perte de biodiversité, notamment des pollinisateurs et auxiliaires de culture qui ont une fonction écosystémique facilitant la production agricole ou assurant les rendements. À cela s’ajoute la pression exercée par des prédateurs sur certains systèmes d’élevage.

DE LA GESTION PUBLIQUE ET COLLECTIVE DES RISQUES CLIMATIQUES À L’ASSURANCE PRIVÉE

Depuis l’Antiquité, l’agriculture est conditionnée par la maîtrise des aléas impactant les productions. La loi française du 10 juillet 1964 avait institué un régime d’indemnisation offrant à la profession agricole des garanties d’assurance publique contre les aléas climatiques exceptionnels. En 1968, 1993, 2005, et surtout en 2010, la législation transforme progressivement le régime des calamités agricoles en un Fonds national de gestion des risques agricoles (FNGRA). Ce tournant politique abaisse progressivement le champ couvert par la garantie publique, et ce au profit de l’assurance privée. L’arrêté interministériel du 29 décembre 2010 exclut de l’indemnisation par le FNGRA les risques considérés comme « assurables », censés pouvoir être couverts par les assurances. Cela concerne, par exemple : les risques climatiques sur les grandes cultures et la vigne ; les dégâts causés par la grêle, à l’exception des cultures fourragères ; les dégradations de bâtiments par les intempéries ; le risque foudre sur le cheptel ; la mortalité due à la chaleur dans les bâtiments d’élevage hors sol…

L’agriculture subit les effets des gels tardifs, d’épisodes de grêle plus fréquents ainsi qu’une insuffisance de précipitations sur de longues périodes et des canicules.

L’affaiblissement de l’indemnisation publique directe des calamités agricoles au sein du FNGRA est un choix politique en ligne avec le libéralisme de la Commission européenne et des chefs d’État, sous pression du lobby des assureurs. Depuis 2005, le budget du FNGRA sert préférentiellement « au financement des aides au développement de l’assurance contre les dommages causés aux exploitations agricoles », c’est-à-dire à « la prise en charge des primes ou cotisations d’assurance » afférentes aux risques considérés comme assurables.

Malgré la hausse des subventions aux contrats d’assurance à hauteur de 65 %, ce système de prise en charge des risques agricoles non économiques a montré son inefficacité. Fin 2021, seulement 31 % des surfaces éligibles étaient assurées, dont 3 % pour l’arboriculture et 1,2 % pour les prairies ! L’inadaptation du système assurantiel privé n’est pas seulement liée à l’insuffisance de compensation des pertes (problèmes d’estimations, de franchises, de seuils de déclenchement…), elle résulte aussi des capacités financières insuffisantes d’une majorité d’exploitants familiaux. Pour beaucoup, cette assurance reste inaccessible, même avec de hauts niveaux de soutien public.

Les crises répétitives de grippe aviaire sont un cas d’école de la corrélation entre la croissance des aléas sanitaires et les effets amplificateurs induits par la production très spécialisée.

Les pouvoirs publics continuent néanmoins à porter comme unique principe d’amélioration de la gestion des risques en agriculture l’extension de l’assurance récolte privée. Début 2022, la loi d’orientation relative à une meilleure diffusion de l’assurance récolte en agriculture et portant ré – forme des outils de gestion des risques climatiques en agriculture a consacré cette orientation en soutenant la généralisation des contrats « multirisques climatiques » des assureurs, avec un financement accru de la PAC portant l’aide publique à 70 %. Depuis janvier 2023, trois seuils différenciés de gestion et d’intervention sont définis : les aléas courants, assumés directement par les agriculteurs en deçà de 20 % de pertes ; les aléas significatifs, à prendre en charge par la souscription d’une assurance subventionnée à hauteur de 70 % par les fonds européens pour les agriculteurs ; et les aléas exceptionnels, qui déclenchent une indemnisation publique à hauteur de 90 %. Pour les agriculteurs non assurés, il est prévu une réduction du taux d’indemnisation par l’État à 45 % en 2023, à 40 % en 2024 et à 35 % en 2025.

Le changement climatique entraîne une hausse de la probabilité d’aléas pénalisants pour les rendements agricoles et la pérennité de certains agrosystèmes.

Les principales critiques portent ainsi sur les modalités mêmes d’un système de gestion des risques agricoles sous influence des assureurs, avec perfusion d’argent public. Beaucoup de doutes subsistent quant à l’évolution de l’accessibilité et des niveaux d’indemnisation par la couverture assurantielle des exploitations les plus en difficulté. La complexité du dispositif et le pilotage par les compagnies d’assurances laissent aussi la porte ouverte à de nombreuses dérives : prises en charge en dessous des préjudices de chaque aléa ; sous-estimation des niveaux de pertes de récolte avec des effets de seuil, et de traitements individualisés et satellitaires ; basculement des indemnisations les plus importantes vers la solidarité nationale en cas d’aléas majeurs…

Les deux principaux assureurs agricoles, Groupama et Pacifica (filiale du Crédit agricole), ont la mainmise sur les modalités tarifaires et d’indemnisation, tout comme sur l’opportunité de faire souscrire d’autres produits d’assurance aux exploitations et aux familles. Au final, c’est surtout le caractère très limité des risques identifiés qui saute aux yeux : ce système ne répondra tout simplement pas à la diversité des risques répertoriés ni à l’évolution de l’ensemble des conditions de production, et encore moins aux besoins d’adaptation de nos systèmes agricoles.

L’INTÉRÊT D’UN RÉGIME PUBLIC ET SOLIDAIRE DE GESTION DES RISQUES

Nous venons de le voir, le changement climatique entraîne une hausse de la probabilité d’aléas pénalisants pour les rendements agricoles et la pérennité de certains agrosystèmes. Conjuguée au niveau sans précédent des échanges internationaux et aux risques sanitaires et épidémiques, la sécurisation de la production agricole et alimentaire doit redevenir une véritable ambition politique. Le contenu de notre assiette et l’avenir de celles et ceux qui la remplissent ne sont pas une question à prendre à la légère. En plus d’un cadre de régulation et d’intervention économique apte à restaurer des garanties de prix et de revenus agricoles, des choix s’imposent pour instaurer un système global et performant de gestion et de prévention des risques qui vise à la pérennité des structures agricoles par une transition systémique en cohérence avec les nouvelles contraintes climatiques, environnementales, sanitaires, et leurs aléas. Cette vision est évidemment très éloignée des orientations politiques actuelles. Mais nous considérons que les seules logiques de marché, et le transfert de responsabilité en matière de gestion des risques aux seuls arbitrages individuels des agriculteurs à l’échelle de leurs exploitations ne seront pas à même d’assurer une réponse satisfaisante aux défis agricoles et alimentaires de notre siècle.

de l’indemnisation publique directe des calamités agricoles au sein du FNGRA est un choix politique en ligne avec le libéralisme de la Commission européenne et des chefs d’État, sous pression du lobby des assureurs.

Aussi, la « raison alimentaire » inciterait à mettre à l’agenda politique agricole un projet public de prévention, d’adaptation et d’indemnisation du XXIe siècle, faisant l’objet d’une proposition présentée devant la représentation nationale[2]. Il devrait reposer, de notre point de vue, sur deux piliers complémentaires :

  • Un premier pour assurer l’indemnisation des calamités liées aux aléas climatiques, sanitaires et environnementaux ;
  • Un second pour permettre le suivi des risques et leur anticipation, mais surtout la prévention et le soutien à l’adaptation des structures agricoles et des modes de production.

Ce système implique la création d’un véritable régime public de gestion bénéficiant de ressources propres, affectées et évolutives, pour répondre dans la durée à ses différents objectifs en matière d’indemnisation et d’adaptation en rapport avec la variabilité des aléas, ainsi que d’un fonctionnement démocratisé au sein duquel les premiers concernés, les agriculteurs, tiennent le premier rôle.


[1] https://lejournal.cnrs.fr/articles/lerechauffement-climatique-en-france-sannonce-pire-que-prevu

[2] Proposition de loi n° 2809 d’André Chassaigne visant à instaurer un régime public d’assurance et de gestion des risques en agriculture (7 avril 2020).

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