L’économiste, l’agriculture et le capitalisme, Thierry Pouch*

Depuis le choc de la pandémie puis celui de la guerre en Ukraine, le débat sur le modèle agricole qui occupait régulièrement l’espace social et médiatique s’est durablement installé dans l’actualité économique, impliquant ce que l’on nomme la société civile. L’ensemble des controverses et propositions gravitent autour de la problématique du nouveau paradigme productif, qui doit s’extraire d’un modèle productiviste. Ces débats font écho aux controverses que Marx avait lui-même lancées au XIXe siècle.

*THIERRY POUCH est économiste, chercheur associé au laboratoire REGARDS de l’université de Reims Champagne-Ardenne.

VERS UNE ABSORPTION DANS LE MODE DE PRODUCTION CAPITALISTE ?

La pandémie et, surtout, la guerre en Ukraine ont installé de façon durable l’agriculture dans l’actualité économique. Ces deux grands chocs ont accéléré les questionnements autour du modèle agricole qu’il s’agit de promouvoir pour s’affranchir d’un productivisme dont on estime qu’il est à l’origine de bien des maux que la société connaît : pollutions, dégradation des sols, doutes sur la qualité de l’alimentation, répercussions des pratiques intensives d’élevage sur le bien-être des animaux… Pour résumer, c’est autour de la problématique du nouveau paradigme productif que gravite l’ensemble des controverses et des propositions pour s’extraire d’un modèle qui aurait fait son temps. C’est une première manière d’aborder le sujet de la dynamique productive de l’agriculture, qui a la particularité de ne plus se limiter au seul périmètre agricole mais qui implique de plus en plus ce que l’on nomme la société civile.

Il n’y a pas d’explication agricolo-agricole de l’agriculture, parce qu’elle est reliée au politique, à l’économique, au territoire, au social, de plus en plus à la géopolitique.

Il y a une seconde manière de traiter de la crise que traverse le secteur agricole. La notion de crise devant être ici comprise au sens étymologique du terme, c’est-à-dire une phase où l’on bascule dans un mouvement de guérison, d’innovation, ouvrant la voie à un nouveau mode de fonctionnement[1]. En partant du principe qu’il n’y a pas d’explication agricolo-agricole de l’agriculture, parce qu’elle est nécessairement reliée au politique, à l’économique, au territoire, au social, de plus en plus à la géopolitique, cette seconde façon d’appréhender l’agriculture suggère alors de revenir à l’examen des rapports entre l’agriculture et le mode de production capitaliste. Il s’agit d’un très ancien débat dont le point de départ se situe dans l’œuvre de Marx, et plus précisément dans le Livre I du Capital, au chapitre traitant de l’accumulation primitive, lequel a fait par la suite l’objet d’innombrables commentaires et controverses émanant d’auteurs se réclamant, ou pas, de Marx.

Le territoire hexagonal compte moins de 400000 agriculteurs, selon les données du Recensement agricole 2020.

Il est possible de synthétiser ces débats autour d’une question fondamentale : le secteur agricole va-t-il être absorbé dans et par le mode de production capitaliste ou bien, selon des fondements sociopolitiques précis, est-il en mesure de conserver une autonomie, d’échapper en quelque sorte à un processus de subsomption sous le capital ? En d’autres termes, de préserver ce qui fait sa spécificité, le statut d’exploitation familiale, ou, selon une terminologie marxiste, la petite production marchande ?

On partira dans un premier temps de la situation de l’agriculture pour montrer en quoi l’exploitation familiale se dilue depuis de longues années. Ce processus d’absorption de l’agriculture dans et par le mode de production capitaliste fait écho aux controverses que Marx lui-même avait soulevées au XIXe siècle.

UNE RUPTURE EN COURS

C’est presque un lieu commun que de rappeler que, dans l’évolution des sociétés, la part occupée par les agriculteurs dans l’emploi et celle de leur production dans la valeur ajoutée s’amenuisent. Il y a eu même des économistes pour se demander si, à terme, cette dynamique n’allait pas conduire à un monde sans agriculteurs[2]. Plus récemment, deux sociologues ont analysé une « révolution indicible en cours », celle d’une agriculture sans agriculteurs[3]. Selon eux, les nouvelles formes d’exploitations agricoles qu’ils identifient ne correspondent plus au modèle « traditionnel », hérité des années 1960, de l’exploitation familiale, qui s’était largement imposé après la guerre, et surtout au début de cette décennie- là dans le cadre des lois d’orientation d’Edgard Pisani.

Avec, d’abord, la diminution du nombre des exploitations agricoles, la rupture est en cours ou, plutôt, arrive à son terme. Avec moins de 400000 agriculteurs sur le territoire métropolitain (données du Recensement agricole 2020), le visage de l’agriculture française se modifie. Celles et ceux qui restent dans la profession agrandissent leurs propriétés, sont devenus des entrepreneurs et se revendiquent de moins en moins de la paysannerie.

Une dynamique démographique secoue la famille agricole, éclatant même le fameux modèle à deux unités de travail, l’homme et la femme, qui s’était autrefois imposé. Aujourd’hui, l’agriculteur est seul sur son exploitation, avec parfois des salariés, dont les effectifs augmentent. Le modèle des unités de production concentrées et très spécialisées semble s’imposer. Il engendre un usage de plus en plus intensif des nouvelles technologies et oblige l’entrepreneur agricole à innover pour répondre aux réglementations européennes et aux attentes sociétales, et pour affronter la concurrence internationale.

Le secteur agricole va-t-il être absorbé dans et par le mode de production capitaliste ou bien est-il en mesure de conserver une autonomie, d’échapper en quelque sorte à un processus de subsomption sous le capital?

Ainsi, on assiste à un vaste processus de rationalisation de l’activité de production agricole, qui dans certains cas aboutit à produire des biens agricoles pour des usages autres qu’alimentaires (énergétiques, industriels…). Par voie de conséquence, le rapport au système financier évolue nécessairement. La question est de savoir si une ouverture généralisée du capital des exploitations à des apports extérieurs (fonds de pension, banques, firmes de la transformation…) va s’accomplir dans les prochaines années, confirmant ainsi un processus déjà enclenché, même en France[4]. L’avènement d’une agriculture numérique, la dynamique du génome des plantes, etc., sont les signes annonciateurs d’une agriculture à haute intensité capitalistique. Cette grande transformation de l’agriculture s’inscrit de surcroît dans une Union européenne qui a réformé depuis 1992 la politique agricole commune, amenant les agriculteurs à se conformer aux signaux du marché[5].

Première centrale agrivoltaïque au monde. Démonstrateur sur vignes dans les Pyrénées-Orientales. On assiste à un vaste processus de rationalisation de l’activité agricole, qui dans certains cas aboutit à produire des biens pour des usages autres qu’alimentaires (énergétiques, industriels…).

Deux enseignements en découlent. Il est d’abord intéressant de noter que les phases de modernisation de l’agriculture ont presque toujours été impulsées par l’État, illustrant le rapport étroit qui existe entre capitalisme et État. Le second enseignement est en réalité une invitation à revisiter le message de Marx et de certains de ses continuateurs, qui avaient montré que l’absorption de l’agriculture dans le mode de production capitaliste n’était qu’une question de temps.

AGRICULTURE/CAPITALISME : LONGÉVITÉ DES DÉBATS

Dans le mode de production capitaliste, l’accumulation du capital n’a pas de limite prédéfinie. L’extension à tous les secteurs du champ d’action du capitalisme conduit à une transformation structurelle des sociétés et des rapports de pouvoir qui sont au fondement de leur organisation. Le processus d’expansion du capital pilote la formation de sources toujours renouvelées du profit. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, un tel processus a débouché sur un espace économique mondialisé, duquel semble n’échapper aucun domaine d’activité. C’est pourquoi Marx a considéré que les formations sociales précapitalistes étaient, les unes après les autres, absorbées dans et par le mode de production capitaliste. En élargissant son périmètre, le capital s’approprie le travail des artisans et des paysans, il subsume sous son implacable logique le petit producteur ; ce faisant, ce dernier est exproprié. Dans le Livre I du Capital, au chapitre qui traite de l’accumulation primitive du capital, Marx met au jour ce processus d’expropriation du producteur immédiat. La dissolution du travail immédiat est la condition même du développement de l’accumulation du capital.

Marx ouvre un débat qui n’a cessé d’opposer les partisans et les opposants de la thèse selon laquelle l’industrialisation de l’agriculture était inéluctable.

Partant de cette démonstration, Marx ouvre un débat qui n’a cessé d’opposer les partisans et les opposants de la thèse selon laquelle l’industrialisation de l’agriculture était inéluctable. Selon les premiers, parmi lesquels notamment Vladimir I. Lénine et Rosa Luxemburg, l’émergence d’un capitalisme agraire devait occasionner une décomposition de la paysannerie, la transformant en un salariat agricole qui, rejoignant politiquement la classe ouvrière, constituerait une force révolutionnaire capable d’accélérer le passage au socialisme. Hostiles à cette conception, des auteurs comme Alexander Chayanov vont au contraire affirmer que l’exploitation agricole familiale pouvait subsister et coexister avec le capitalisme agraire. Mais avec Karl Kautsky, auteur de la Question agraire, ouvrage paru en 1898, les joutes théoriques vont durablement s’installer dans l’espace des idées économiques, jusqu’à résonner encore aujourd’hui, témoignant de la longévité du message qu’il entendait diffuser.

Pour Kautsky, malgré les transformations radicales du capitalisme, la petite production marchande ne disparaît pas aussi inéluctablement que prévu. Elle peut même coexister avec le mode de production capitaliste.

Kautsky voit dans l’industrialisation et le développement des moyens de transport la source de la concurrence entre les nations produisant des denrées agricoles. Selon lui, l’origine de la formation de la grande exploitation agricole s’explique par les bouleversements que connaît le capitalisme de l’époque, pronostiquant ainsi la disparition de la petite exploitation, économiquement moins efficace, dont l’accès au crédit bancaire et au marché lui est rendu plus difficile. Par le truchement d’une investigation statistique approfondie, Kautsky apporte une nuance importante, dans laquelle les opposants à la thèse de la décomposition de la paysannerie vont s’engouffrer. Pour Kautsky, malgré les transformations radicales du capitalisme, la petite production marchande ne disparaît pas aussi inéluctablement que prévu. Elle peut même coexister avec le mode de production capitaliste. Parmi les principaux facteurs limitant l’avènement du capitalisme agraire figurent les faibles rendements d’échelle, l’éloignement des centres de production et de transformation des denrées agricoles, un moindre usage du machinisme et, surtout, la persistance du morcellement du foncier. Dans ce dernier cas, Kautsky estime que la survivance de la petite propriété de la terre est un gage de la stabilité sociale nécessaire au capitalisme.

Ces différentes démonstrations ont animé de nombreuses controverses, notamment lors de la phase de modernisation de l’agriculture française qui est enclenchée au détour des années 1960. L’INRA – devenue INRAE – est l’institution au sein de laquelle se sont déroulées ces joutes théoriques et empiriques. Deux figures historiques en ont été porteuses : Jean Cavailhès et Claude Servolin. Le premier pour signaler que la modernisation de l’agriculture française confirmait les anticipations de Marx d’une décomposition de la paysannerie, l’autre pour montrer en quoi la petite exploitation familiale pouvait, par ses spécificités – foncières en particulier, et parce que l’activité de production n’est pas conditionnée pour l’agriculteur par l’obtention d’un profit–, cohabiter avec le mode de production capitaliste[6]. Dans le cadre de la mutation en cours de l’agriculture française, ce débat n’est-il pas désormais un chapitre clos de l’économie et de la sociologie rurales, et de la politique agricole ?

La mutation en cours suscite parfois de nombreuses réactions qui se situent bien souvent dans le registre de l’émotionnel, voire de la nostalgie d’un monde qui disparaît.

Cette mutation en cours suscite parfois de nombreuses réactions qui se situent bien souvent dans le registre de l’émotionnel, voire de la nostalgie d’un monde qui disparaît. L’historien de la longue période, Fernand Braudel, avait, dans l’Identité de la France, perçu, en la déplorant, cette perte de sens de l’agriculture. Ne disait-il pas que « Il n’est pas sûr que l’agriculture d’aujourd’hui, qui va dans le sens de la technique et de l’évolution des mœurs, soit partout la solution raisonnable[7] » ? Ce à quoi Marx aurait pu répondre, comme il le fit avec Engels au sujet des artisans, que l’on n’arrête pas la roue de l’histoire, suggérant par là qu’il faut dépasser une vision essentialiste de l’exploitation agricole.


[1] Sur cette notion de crise, on pourra consulter avec profit Myriam Revault-D’Allonnes, la Crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2012.

[2]En 1954, W. Arthur Lewis publiait « Economic development with unlimited supplies of labour » dans la revue Manchester School (22, p. 139-191). Dans cet article, il montrait comment le monde pourrait s’acheminer vers une absence d’agriculteurs.

[3] Bertrand Hervieu, François Purseigle, Une agriculture sans agriculteurs. Une révolution indicible, Les Presses de Sciences Po, 2022.

[4] Lire sur ce point Jennifer Clapp, « The rise of financial investment and common ownership in global agrifood firms », Review of International Political Economy, 26/4 (p. 604-629), juillet 2019.

[5] Lire, dans ce numéro, l’article de Jonathan Dubrulle.

[6] Pour davantage de détails sur cette période d’intenses débats, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre ouvrage Essai sur l’histoire des rapports entre l’agriculture et le capitalisme, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de l’économiste », 2023.

[7] Fernand. Braudel, l’Identité de la France, t. III, vol. 2, Flammarion, 1986. Lire également Pierre Bitoun et Yves Dupont, le Sacrifice des paysans. Une catastrophe sociale et anthropologique, L’Échappée, 2016.

3 réflexions sur “L’économiste, l’agriculture et le capitalisme, Thierry Pouch*

  1. Bonjour
    Et qu’en est-il de la possibilité de fermes ou agricultures type kibboutz ou kholkoze régies par les départements ou région ?localisme,sécurité de l’emploi et des revenus des paysans ou agriculteurs,plus de poids vis-à-vis de certaines coopératives .je n’entends pas beaucoup les mouvements écolos à ce sujet…
    Cordialement

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