Électronique : géopolitique d’un changement d’époque, Sébastien Elka*

Ces derniers temps, entre pénurie de puces et surenchère d’investissements industriels, les semi-conducteurs font parler d’eux plus qu’à l’accoutumée. À raison, car ce secteur bousculé est à la base de toute la société numérique. Mais ces grandes manœuvres nous disent aussi beaucoup du changement de cycle économique et stratégique en cours au cœur du capitalisme contemporain.

Sébastien Elka est ingénieur et rédacteur en chef adjoint de Progressistes

Ce que la presse appelle semi-conducteurs est une industrie, celle des puces électroniques, dont les matériaux semi-conducteurs (principalement le silicium) constituent la base matérielle, le substrat. Une industrie dont le marché mondial direct représenterait « seulement » 600 milliards d’euros par an, mais tellement indispensable à toutes les technologies numériques que c’est une part bien plus importante de l’économie mondiale qui repose sur la production de ses salles blanches. Une dépendance que l’on a bien pu mesurer quand les récentes pénuries de puces ont, par exemple, mis l’industrie automobile mondiale pratiquement à l’arrêt.

Le secteur est séparé en deux marchés distincts de valeur grosso modo équivalente. La partie historiquement la plus noble et profitable est celle des puces et mémoires associées au calcul intensif, celles qui sont au cœur des ordinateurs, smartphones et data centers. On nomme ce marché le more Moore (« plus de Moore »), car la densité de transistors, et donc la puissance de calcul de ces puces, a globalement pendant cinquante ans doublé tous les 18 à 24 mois, en accord avec la « loi »[1] édictée par Gordon Moore, le cofondateur d’IBM.

En miroir, les composants visant à remplir d’autres fonctions – capteurs, dalles LED, imageurs, microsystèmes électromécaniques ou radiofréquences, composants de puissance, etc. – forment le marché du more than Moore (« plus que Moore »), un domaine très dynamique et inventif, en particulier depuis une quinzaine d’années, mais dont les composants sont globalement un ou deux ordres de grandeur moins miniaturisés que les premiers, et donc bien moins complexes à produire.

LE PARANGON DE LA MONDIALISATION

Il faut bien comprendre que cette industrie essentielle a plus qu’aucune autre joué le jeu de la mondialisation libérale, jusqu’à nous mener aujourd’hui à un niveau parfaitement irrationnel de spécialisation des régions de production, et donc de dépendances internationales.

En effet, les acteurs historiques du domaine – états-uniens, européens et japonais – ont d’abord été des acteurs intégrés qui concevaient, produisaient et commercialisaient leurs puces. Mais peu à peu sont apparus des acteurs spécialisés, designers fabless (« sans usines ») d’un côté, fondeurs produisant des puces pour le compte de tiers de l’autre. Et évidemment la répartition des activités a suivi les logiques de répartition de la valeur : les pays développés ont gardé les fabless à rentabilité maximale ; les activités de fonderie fortement immobilisatrices de coûteux capitaux sont parties dans des pays à main-d’œuvre bon marché, moins regardants sur la protection de l’environnement[2] et, surtout, disposant de systèmes financiers moins gourmands, capables d’accepter une rentabilité moindre.

Le fait de contraindre les évolutions de la microélectronique à obéir à l’exigeante loi de Moore a certes permis à cette industrie de réaliser des progrès constants à un rythme incroyable, mais cela a aussi nécessité un cycle continu de prouesses scientifiques et industrielles, et une évolution exponentielle des investissements nécessaires. Une usine produisant les puces les plus avancées du marché coûte aujourd’hui au moins une quinzaine de milliards d’euros, et sa rentabilisation devra être rapide car ce qu’elle produit sera probablement dépassé en trois ans. La prise de risque financier est immense, et ne se justifie qu’avec des volumes et des économies d’échelle croissants. Mécaniquement, le nombre d’acteurs capables de tenir le rythme et de produire les puces les plus avancées a diminué au fil des ans : une vingtaine dans le monde étaient encore dans la course au début des années 2000; depuis 2015, ils ne sont plus que trois, et l’états-unien historique Intel – dernier grand acteur à ne concevoir, produire et commercialiser que ses propres puces – est à son tour pratiquement sorti de la course pour la production sur des nœuds[3] avancés, même si le Chips Act, ce projet de loi de subvention de la production états-unienne de supraconducteurs à plus de 100 milliards de dollars, lancé sous l’administration Trump et poursuivi par Biden, vise à le remettre en selle.

DU BUSINESS À LA POLITIQUE

Il faut dire que, au-delà des enjeux financiers, la politique a fini par revenir au centre du jeu. Depuis les « Quatre Modernisations » de Deng Xiaoping, la Chine a fondé tout son développement sur le rattrapage de ses retards technologiques, et pour l’essentiel elle y a réussi. La microélectronique est l’un des seuls domaines qui lui résistent encore. Certes, le pays dispose d’une industrie d’assemblage d’ordinateurs, téléphones et équipements électroniques de plus en plus puissante et variée, y compris avec des leaders mondiaux comme Lenovo ou Huawei. Il dispose même de capacités de conception et de production de puces en forte croissance grâce à des fonderies tels que SMIC[4], qui ont surinvesti depuis la pandémie afin d’inonder le marché mondial, faire chuter les prix et étouffer leurs concurrents, à l’instar de la stratégie suivie dans d’innombrables domaines industriels. Mais ses fabs microélectroniques gardent plusieurs nœuds de retard, de sorte que le rattrapage technologique ne semble pas accessible avant au moins une décennie. Or il faut bien comprendre que la maîtrise de la chaîne d’information numérique est au cœur de la nouvelle guerre froide qui oppose désormais la Chine et les États-Unis. Pour ces derniers, la maîtrise du numérique est existentielle, tant leur économie désindustrialisée est devenue dépendante des GAFAM et autres plates-formes. Ils ont déjà été mis hors course dans les télécoms (notamment dans la 5G), les obligeant au financement extrêmement coûteux d’une énorme architecture alternative de télécommunications satellitaires[5]. Il ne saurait être question pour eux de se trouver piégés dans la même situation concernant l’électronique. Ainsi, après des années d’aveuglement néolibéral, il a fini par apparaître aux stratèges états-uniens que concentrer plus de 90 % de la production mondiale de puces avancées autour de la mer de Chine, fût-ce chez des alliés des États-Unis (Corée du Sud avec Samsung, et surtout Taïwan avec TSMC), était un risque géostratégique tout à fait déraisonnable, et qu’en cascade c’est tout leur appareil de production électronique qui ressort extrêmement fragilisé de trois décennies de mondialisation sans entraves. D’où le sauvetage d’Intel et la très forte « incitation » pour Samsung et TSMC à construire leurs prochaines usines avancées sur le sol états-unien, malgré des coûts d’investissement comme de fonctionnement bien plus élevés qu’en Asie, et surtout à cesser totalement d’investir en Chine[6].

Bien sûr, le reste du monde dispose encore de quelques capacités, que ce soit pour certains maillons des chaînes de sous-traitance, pour des productions moins avancées ou surtout pour les composants more than Moore. La Russie ou le Brésil, par exemple, continuent à produire des puces, loin des standards mondiaux avancés mais leur permettant au moins de répondre aux besoins de leurs industries de défense. D’autres pays asiatiques, comme Singapour, disposent de capacités de production significatives.

LE DÉSÉQUILIBRE EUROPÉEN

Dans ce cadre, l’Europe est dans une position ambiguë. Au meilleur niveau mondial en matière scientifique, elle dispose de capacités de recherche technologique de pointe, y compris avec des organismes publics tels que l’IMEC à Leuven, en Belgique, ou le CEA-LETI à Grenoble, qui sont dotés de coûteuses salles blanches très proches des standards industriels. Son industrie garde aussi des fleurons, comme le néerlandais ASML – seul fournisseur mondial pour les machines extrême-UV indispensables à la gravure des puces avancées et l’un des principaux verrous à la montée en puissance chinoise – ou le britannique ARM – numéro un mondial du design de puces –, et une force de frappe importante dans les imageurs, capteurs ou composants de cryptage et de cybersécurité. Cela dit, ses capacités de fonderie sont désormais très limitées, les principaux acteurs encore actifs en Europe – le franco-italien STMicroelectronics, le néerlandais NXP, héritier des activités semi-conducteurs de Philips, l’états-unien Global Foundries, présent notamment en Allemagne, ou encore l’allemand Infineon – étant désormais tous très loin des leaders mondiaux américains, japonais, taïwanais ou coréens. Surtout, malgré plus d’une décennie de gesticulations autour de la souveraineté ou du retour d’un leadership européen dans l’électronique[7], l’Europe ne dispose plus d’aucune production de puces aux nœuds les plus avancés, et ses industries ont continué jusqu’à très récemment à perdre du terrain.

Dans ce contexte, la tentation est forte pour les Européens de renoncer à leur souveraineté technologique pour s’en remettre aux industries américaines. Après tout, le Chips Act étatsunien prévoit non seulement un retour de la production de puces avancées aux États-Unis, mais aussi pour partie un rééquilibrage vers l’Europe. Et c’est bien le sens de l’annonce d’Intel début 2022, qui prévoit 33 milliards d’euros d’investissements sur le Vieux Continent pour le doublement de ses capacités en Irlande, et surtout pour construire une usine de puces avancées en Allemagne, une usine dédiée à la partie back end (découpage des puces et mise en boîtier, la partie la plus exigeante en main-d’œuvre) en Italie et des capacités de R&D en France (1000 emplois annoncés sur le plateau de Saclay), en Espagne et en Pologne. On pourra juger de la dimension politique de ces annonces au fait que tous les grands pays européens sont concernés. On notera également l’absence d’investissements en Belgique ou aux Pays-Bas, probablement du fait des relations trop ouvertes de leurs acteurs phares (IMEC, ASML et NXP) vis-à-vis des acteurs asiatiques, notamment chinois.

UNE CARTE À JOUER POUR REVENIR DANS LE JEU ?

Pour autant, les Européens n’ont pas renoncé à leur autonomie dans ce domaine si stratégique, et continuent de porter des initiatives propres. Ainsi l’écosystème électronique grenoblois porte-t-il l’émergence de la technologie FDSOI[8] remplaçant le silicium classique des puces par un substrat composite à couche fine de silicium posé sur un isolant. Cette technique, issue de la recherche publique française (le CEA-LETI) dans les années 1980, est portée notamment par la société Soitec ; elle permet de limiter les courants de fuite dans les transistors, et ainsi d’améliorer l’efficacité énergétique de l’électronique. Un enjeu clé alors que l’empreinte environnementale du numérique est de plus en plus, et à raison, montrée du doigt. En concurrence avec la technologie étatsunienne du FinFET[9], cette option n’a pu s’imposer au cœur de l’industrie électronique dans les années 2010 comme certains l’espéraient.

Elle a cependant su séduire pour un nombre croissant d’applications more than Moore, et à l’été 2022 ST Microelectronics et Global Foundries ont annoncé un co-investissement de 6 milliards d’euros dans une fonderie de puces FDSOI à Grenoble. Destinées aux objets connectés, à des puces de calcul spécialisées pour l’intelligence artificielle ou le véhicule autonome, ou encore à des applications radiofréquences, ces puces devraient viser des finesses de gravure autour de 10 à 12 nm. Encore loin des 3 à 5 nm de la production asiatique, mais en rattrapage malgré tout. D’autant que la production en FinFET pourrait approcher de ses limites physiques et progresse quoi qu’il en soit de moins en moins vite, avec des exigences en capital de plus en plus élevées. De plus, sur le FDSOI la propriété industrielle – essentielle en électronique, où chaque étape technologique mobilise des milliers de brevets – est très fortement localisée en Europe, si bien qu’il y a des ingénieurs pour voir dans la voie FDSOI la base d’une reconquête de souveraineté technologique, ou tout du moins d’une position d’interdépendance plus équilibrée avec les autres puissances mondiales.

LE SUBSTRAT DE LA DÉMOCRATIE

Bien sûr rien n’est fait. L’exigence en capital et le temps très court des cycles industriels font de cette industrie l’une des plus risquées qui soient, alors que les investissements risqués ne sont pas le fort des financiers européens. L’investissement public est nécessaire, en termes financiers et aussi pour « aligner les planètes » autour d’une politique industrielle cohérente ; mais l’ampleur des enjeux – bien au-delà de ce qu’un État membre européen peut assumer seul – impose des coopérations fortes et suivies. Et l’on sait qu’en la matière l’Europe est très fragile, sans cesse tentée par l’alignement atlantique, construite en tant qu’union autour des logiques de libre marché bien plus qu’autour des enjeux de souveraineté ou de stratégie à long terme, et souvent paralysée par ses mécanismes technocratiques. Le récent Chips Act européen reste une pâle copie du plan états-unien, et le plan Nano 2026 français restera à la taille d’un petit pays de 65 millions d’habitants, au moins un ordre de grandeur en deçà de ce qui serait nécessaire.

L’appui financier chinois aurait été un temps envisagé par certains pour permettre à l’Europe et à la Chine de revenir ensemble dans un jeu trop dominé par les États-Uniens et leurs alliés asiatiques, mais ce chemin est désormais exclu. L’Europe doit donc tenter de trouver seule les moyens de reconquérir son autonomie technologique. Il y a quelques années, cet énoncé seul aurait signé la vanité de l’effort. Mais, entre guerres économiques, conflits militaires, faiblesses démocratiques et défis environnementaux, de nombreux signes semblent indiquer que dans le nouvel âge du monde en train d’éclore l’idéologie néolibérale du marché roi s’affaiblit et que l’on retrouve un peu plus de place pour la raison, le long terme et la pensée stratégique. Cela suffira-t-il à comprendre qu’il ne saurait y avoir aujourd’hui de liberté ni de démocratie sans maîtrise partagée de la chaîne d’information numérique ? Une maîtrise qui commence avec ces drôles de matériaux que l’on nomme semi-conducteurs.


[1] Plutôt une « prophétie » qu’une véritable loi ; la prise de parole de Moore n’avait rien de scientifique, mais a eu depuis cinquante ans une puissance performative remarquable.

[2] L’industrie électronique consomme énormément d’eau, ainsi qu’un certain nombre de gaz et fluides toxiques.

[3] Les nœuds en électronique, mesurés en nanomètres (nm), sont les échelles de gravure des transistors, et donc les générations technologiques de la microélectronique. Les « nœuds avancés » correspondant en 2022 à des finesses de gravure de moins de 5 nm.

[4] Semiconductor Manufacturing International Corporation.

[5] Les constellations Starlink (SpaceX), Kuiper (Amazon) ou Oneweb (Eutelsat, Royaume-Uni).

[6] Non sans résistance de Samsung et TSMC, dont le P-DG, M. Zhang Zhongmou, a déclaré fin 2021 que le plan états-unien n’était pas réaliste.

[7] Voir notamment l’appel en 2012 de la commissaire européenne en charge de l’agenda digital pour la création d’un « Airbus des puces », ou les nombreux discours dans le même sens du commissaire au marché intérieur Thierry Breton.

[8] Fully Depleted Silicon on Insulator.

[9] Fin Field-Effect Transistor, transistor à effet de champ à ailettes (fins).

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