L’ubérisation en Europe, actualité juridique et politique, Arthur Haye*

Une offensive majeure contre les droits des travailleurs est venue des États-Unis et s’impose en Europe et ailleurs. Elle concerne de plus en plus de secteurs. Parmi les premiers touchés, les livreurs à deux-roues qui, désormais parmi les mieux organisés, commencent à imposer un rapport de force qui ouvre l’espoir de conquêtes sociales, malgré les attaques concertées des gouvernements et des plates-formes.

*Arthur Haye est secrétaire général du syndicat CGT des livreurs à vélo de Gironde.

Les ministres du Travail changent. Parmi les députés de la majorité, ceux en charge de l’ubérisation changent aussi. La politique de LREM ne change pas : protéger les plates-formes de travail d’une justice qui condamne le salariat déguisé qu’organisent ces multinationales. La France de Macron reste encore une terre paradisiaque pour les sociétés comme Uber, Deliveroo et compagnie. Cela motive beaucoup d’entreprises moins connues à se lancer dans l’exploitation 2.0 : Frichti, Cajoo, Foodchérie dans la livraison de repas, mais aussi Brigad dans les extras de restauration, Staffme pour de l’intérim. Comme nous, qui travaillons pour ces sociétés, l’avons dénoncé depuis des années, l’ubérisation se répand dans tous les secteurs. Ce n’est pourtant pas inéluctable.

PORTÉE ET LIMITES DES AVANCEES ESPAGNOLES

Dans quelques pays, des décisions de justice ou politiques vont freiner la progression du modèle Uber importé de la Silicon Valley. Ainsi, en Espagne, la ministre du Travail Yolanda Díaz passe un cap avec la ley rider, la « loi sur les coursiers », qui oblige les plates-formes de livraison à prouver que leurs travailleurs sont indépendants ou à les salarier. Un simple petit décret qui change pas mal la donne, sachant qu’en France nous devons de manière individuelle nous battre des années en justice pour faire requalifier un contrat d’indépendant en contrat de travail ; en attendant, nous perdons notre emploi.

L’inversion de la charge de la preuve qu’implique la ley rider va permettre de faire le tri une fois pour toutes dans les plates-formes de travail, et je doute que même une seule ait le droit de garder des indépendants à la fin du délai de 90 jours qu’a donné le gouvernement espagnol à ces entreprises pour se mettre en conformité avec la législation. Parmi les nouvelles obligations que devront respecter les plates-formes figurent la transparence de l’algorithme, boîte noire du management oppressif de ces sociétés. Nous avons hâte d’autopsier ces équations numériques qui, in fine, nous incitent à prendre tous les risques sur la route.

Cela dit, nos camarades de Riders con Derechos, une organisation de livreurs en Espagne, nous alertent sur les limites de cette loi. Il convient d’analyser les faiblesses de la loi pour essayer d’aller plus loin en France. La première faiblesse est qu’il n’y a pas de rétroactivité prévue, toutes les cotisations en retard, l’exercice illégal des plates-formes… tout cela sera oublié en toute impunité. Cette faiblesse conduit à la deuxième : les livreurs sans papiers perdront leur travail sans que leurs années de travail soient prises en considération et ne pourront pas être régularisés. Et si les plates-formes devront salarier, elles ne seront pas obligées de salarier tous les livreurs actifs aujourd’hui ; en plus, la loi n’exclut pas la possibilité de la sous-traitance. Comme le dit Anabel Díaz, directrice générale d’Uber pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique, beaucoup de livreurs vont se retrouver sans travail… C’est assez cynique de sa part quand on sait que c’est elle qui s’apprête à les licencier.

Pour finir, c’est le champ d’application de cette loi qui pose problème. L’ubérisation est un modèle qui ne pollue pas uniquement le secteur de la livraison de marchandises. Pourquoi ne pas être allé plus loin ? C’est probablement que seuls les livreurs ont su créer un rapport de force suffisant pour que le bras de fer tourne en leur faveur. L’erreur du gouvernement espagnol est de ne pas anticiper les problèmes qui se poseront de la même manière dans d’autres secteurs.

ENTRE CONQUÊTE D’UN STATUT ET PERSISTANCE DU SALAIRE À LA TÂCHE

Au Royaume-Uni, la plus haute cour de justice force la main d’Uber et l’oblige à placer ses chauffeurs sous le statut de worker, un statut intermédiaire entre le salariat et l’indépendant qui n’a pas d’équivalent en France. Déjà certains experts annoncent une augmentation mécanique des tarifs d’environ 30 % – estimation a minima de la somme qui manque dans les poches des travailleurs –, ce qui remettrait la concurrence entre taxis et VTC autour de la technologie plutôt que du contournement du droit du travail. Cette décision, globalement fondée sur la subordination des chauffeurs aux plates-formes, est aussi une victoire en demi-teinte.

Le statut de worker permet de bénéficier de droits inédits pour les chauffeurs, mais ils n’y auront accès que quand ils seront en course. En effet, ce statut permet d’accéder à un revenu minimum ; mais, une fois le client déposé, le compteur de la rémunération s’arrête pour ne reprendre qu’au prochain client. Le paiement à la tâche semble ainsi se perpétuer, malgré cette décision. Donc une avancée arrachée par le combat juridique persistant de l’App Drivers & Couriers Union (ADCU), le syndicat des conducteurs travaillant pour les plates-formes, mais qui prouve encore une fois qu’Uber et comparses ne lâcheront jamais que le minimum obligatoire.

Uber est plus une entreprise de juristes spécialisés dans le contournement du droit du travail qu’une entreprise du numérique. Aussi cette société investit-elle beaucoup dans le lobbying : le discours développé est celui de l’indépendance, de la modernité, de l’insertion sociale pour les jeunes… Ce discours qui défie la réalité est pourtant largement repris par notre gouvernement et sa majorité à l’Assemblée nationale.

UNE ALLIANCE ENTRE PLATES-FORMES ET GOUVERNEMENT

En France, le premier à s’attaquer à la question fut le député Aurélien Taché, qui a quitté LREM et essaye de se faire passer pour quelqu’un de présentable. Avant, il eut le temps de porter un amendement dans la loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel », dont il fut le rapporteur. Le but de cette loi était de laisser les plates-formes rédiger des « chartes sociales » à faire valider par une entité compétente, à inventer plus tard. Si la charte était validée, aucun des éléments présents dans celle-ci n’aurait pu être opposé comme preuve de subordination devant les prud’hommes en cas de procédure de requalification en contrat de travail. Sous couvert de nous apporter un peu plus de droits, le député a voulu protéger les plates-formes du risque juridique qui pèse sur elles. Cette partie d’amendement sur les chartes sociales fut finalement censurée par le Conseil constitutionnel.

Ce revers pour la majorité et pour les plates-formes n’a pas vraiment un goût de victoire pour nous, livreurs, car nous restons dans la situation de salariés déguisés, de travailleurs sans droits. Nous avons donc continué nos mobilisations pour impulser une réglementation de ces plates-formes de travail.

Le gouvernement a alors mis en place une mission, appelée Frouin en l’honneur de son président, lui-même ancien du Conseil constitutionnel. Le but initial de la mission était de réfléchir aux modalités de la représentation des livreurs et VTC de plates-formes, objet présent dans les résidus de proposition de loi d’Aurélien Taché. Les plates-formes n’étant finalement pas protégées par la loi sur les chartes, le gouvernement a sommé la mission de trouver une solution pour que le statut d’indépendant de plate-forme ne pose plus de problème en justice. Déception pour eux, M. Jean-Yves Frouin refuse de proposer un tiers statut, et va jusqu’à déclarer que le plus facile pour épargner aux plates-formes les déboires en justice serait de salarier tout le monde. Évidemment la solution ne sera pas retenue par le gouvernement, qui demandera une nouvelle mission qui ne parlera cette fois que des modalités de représentations, toujours des livreurs et des VTC uniquement. Le président de la nouvelle mission est M. Mettling. Nous le connaissions déjà un peu en tant que syndicalistes : c’est lui qui avait préparé la stratégie de lobbying d’Uber dans le cadre de la mission Frouin.

Décidément, le hasard fait bien les choses pour les dirigeants de plates-formes ! Il ressortira de la mission Mettling des propositions pour rédiger une ordonnance et définir la représentation et les pouvoirs de négociations. Les livreurs et les VTC seront de nouveaux les cobayes d’une expérience qui ne bénéficiera très probablement qu’aux plates-formes. En effet, les élections des représentants des travailleurs seront largement ouvertes pour que des groupes propatronaux présentent des candidats : ce sera des élections à un seul tour où syndicats et associations « vieilles » d’un an pourront se présenter. Aux dernières nouvelles, l’ordonnance prévoit une mise en application du texte à la fin de 2022, ce qui laisse le temps aux plates-formes de nous exploiter encore plus et aussi à des associations en tout genre de se monter pour faire face non pas à l’employeur mais aux vraies organisations de travailleurs. Ces élections se termineraient probablement début 2023, laissant aux représentants fraîchement élus le devoir de négocier leurs conditions de travail autour de sept points, dont la tarification ou la prévention des risques. Le ministère du Travail nous a rappelé que si aucun accord n’était trouvé sur ces points nous n’aurions aucun accord de branche, aucune convention collective, aucune rémunération minimum.

Pour résumer, le gouvernement ouvre juste une salle de discussion entre livreurs et employeurs et n’assure aucune garantie qu’en découleront de meilleures conditions de travail. L’ordonnance prévoit la création d’une autorité spéciale qui définira si les licenciements de représentants élus sont justes… ou non. Au-delà de ce pouvoir qui semble mettre l’inspection du travail hors-jeu, cette autorité semble n’en avoir que peu. Cette ordonnance est pire qu’une déception, c’est une attaque envers le syndicalisme, c’est la création de fait d’un tiers statut pour les livreurs et les VTC.

UNE COMMISSION EUROPÉENNE COMPLICE

Pour cette ordonnance, le gouvernement a besoin d’un passe-droit au niveau européen, car la négociation entre entreprises pour négocier/imposer des prix à ses clients est qualifiée d’« entente » ou de « cartel » selon le droit à la concurrence. Visiblement, le groupe LREM et les lobbyistes ont bien avancé sur ce terrain ; en effet, la Commission européenne est en train de préparer une directive qui va dans ce sens-là. Visiblement, comme pour le gouvernement français, ce n’est pas un souci pour la Commission européenne que quelques entreprises imposent une tarification en dessous du salaire minimum à des centaines de milliers de salariés déguisés.

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