Ile-de-France : un déconfinement à haut risque, Jacques Baudrier

Jacques Baudrier est conseiller de Paris et administrateur d’IDF Mobilités.

La densité de population et le réseau de transports font peser un très lourd risque d’une deuxième vague de contamination en Ile-de-France : le déconfinement ne pourra y être que très progressif et partiel.

1- L’Ile-de-France est une région très fortement touchée par le Covid-19: son déconfinement doit être beaucoup plus tardif et précautionneux qu’ailleurs.

A la date du 22 avril, la France compte un peu moins de 30 000 malades hospitalisés du fait du Covid-19 dont encore plus de 5 400 en réanimation.
L’Ile-de-France (18 % de la population) concentre à elle seule environ 40 % du nombre de malades hospitalisés et en réanimation en France.
L’Ile-de-France est donc maintenant de loin le principal foyer de l’épidémie en France.

Une étude de l’INSERM(1) réalisée sur l’Ile-de-France fait froid dans le dos. Elle estime que si un déconfinement est réalisé début mai sans mesures spécifiques, l’afflux de malades en réanimation pourrait dépasser de 40 fois la capacité d’accueil des services de réanimation.
Ce serait une catastrophe. Cette étude propose plusieurs scenarii.

Avec des interventions strictes (fermeture des écoles jusqu’à l’automne, non levée du confinement pour les personnes âgées, recours massif au télétravail, reprise graduelle des activités économiques), les besoins en soins intensifs seraient 2,5 fois supérieurs à leur capacité.
Suivant les évaluations de l’Institut Pasteur, il restera environ 1 500 malades en réanimation au 11 mai dans le pays, dont probablement la moitié en Ile-de-France. Il y aura encore probablement plus d’un millier de contaminations quotidiennes en Ile-de-France.
L’épidémie sera très loin d’être terminée, et pourrait tout à fait repartir dans le cadre d’une deuxième vague encore plus meurtrière que la première.

La situation est malheureusement grave. Le déconfinement a donc vocation à être dans un calendrier plus progressif et partiel en Ile-de-France qu’ailleurs, avec des mesures spécifiques, en particulier pour le système de transports et pour les scolaires.

2- Le système des transports collectifs est un lieu privilégié de contamination, donc réduire son utilisation est absolument essentiel.

Toutes les informations parvenues convergent vers le fait que le système de transports collectifs a été un lieu privilégié de contamination avant le confinement. Limiter au maximum les contacts au sein de ce réseau est donc absolument stratégique.

5 millions d’usagers utilisaient en temps normal le réseau de transports collectifs tous les jours. Pendant le confinement, on estime à moins de 10 % le niveau d’utilisation (500 000 usagers quotidiens au plus). Compte tenu du fait que l’offre a été baissée à environ 30 % de l’offre totale, on arrive à une situation dans les transports pendant le confinement, qui est à la limite de l’acceptable.
La saturation et la promiscuité sont de plus en plus élevées et dangereuses dans les réseaux des quartiers très populaires, habituellement très saturés et transportant encore beaucoup de travailleurs (ligne 13 du métro, tramway T1, …).
On estime que pour respecter les règles de distanciation sociale, il faudrait que la fréquentation à l’heure de pointe soit au maximum de 20 % de la fréquentation avant l’épidémie.

Compte-tenu que l’apport des masques ne doit être fait qu’en complément de ces mesures de distanciation, il apparaît raisonnable que l’objectif soit bien de respecter ces mesures de distanciation sociale dans les transports publics, donc que la fréquentation n’excède pas 1 million d’usagers par jour, avec une offre complète.
Il faudrait de plus que l’Etat puisse fournir aux usagers des transports publics des masques réellement protecteurs, à un niveau de 2 masques par jour, soit 2 millions de masques quotidiennement.

3- Comment limiter le nombre d’usagers dans le réseau de transports collectifs à moins de 1 million d’usagers par jour ?

Il y a 5,7 millions de travailleurs en Ile-de-France. Selon des statistiques datant de 2015, 43 % d’entre eux utilisaient les transports collectifs. Cette proportion a dû augmenter de 2015 à 2020.
On peut donc estimer à 2,7 millions d’usagers quotidiens avant le confinement prenant les transports publics pour aller travailler.
Parmi les autres usagers, il y a bien sûr les touristes et les inactifs, dont le niveau de fréquentation va chuter massivement.
Parmi les autres usagers « contraints », il faut compter avec les scolaires et les étudiants.

Quelques chiffres : il y a 640 000 collégiens en Ile-de-France, 440 000 lycéens et 600 000 étudiants.
La question du nombre de déplacements des scolaires est donc un véritable sujet.
Le report à septembre de la rentrée universitaire règle le sujet pour les étudiants. Pour les collégiens, le taux d’utilisation des transports collectifs n’est pas connu. On peut estimer qu’il est très faible à Paris et en proche couronne (les collèges sont accessibles à pied), et beaucoup plus élevé en grande couronne. Estimer à 30 % le nombre de collégiens allant au collège en transports collectifs n’est pas aberrant (cela fait 200 000 usagers).
Pour les lycéens, on peut estimer à près de 80 % l’usage des transports collectifs, soit 350 000 usagers par jour environ.

On se retrouve donc avec une demande potentielle de 3,25 millions d’usagers salariés,
collégiens ou lycéens qu’il faut réduire à moins de 1 million d’usagers par jour (quand l’offre de transports collectifs pourra être à 100 %, soit pas avant le mois de juin au mieux).

4- Repousser le calendrier de la rentrée des scolaires est obligatoire, et très probablement des salariés aussi, favoriser massivement les déplacements à vélo, continuer un télétravail massif.

Les opérateurs de transports ont affirmé, lors d’une réunion avec le secrétaire d’Etat aux Transports le 21 avril, qu’au 11 mai, ils pourront au mieux proposer une offre de transports publics de 50 % de l’offre avant confinement. L’offre de transports de la SNCF ne pourra être à 100 % qu’au 1er juin, et encore seulement si les enfants des salariés peuvent être très rapidement accueillis dans les écoles, comme ceux des personnels soignants.
Une reprise très large du travail dès le 11 mai en Ile-de-France apparaît donc irréaliste et dangereuse.

Un déconfinement au 11 mai ne peut être donc que très partiel. On peut envisager une réouverture de commerces, d’espaces verts et le retour au travail des personnes y travaillant. Le secteur industriel pourrait redémarrer progressivement aussi. Plus on pourra retarder pour un certain nombre de secteurs (la construction par exemple ?) le redémarrage de l’économie, mieux ce sera.

Pour les scolaires, il apparaît vraiment totalement irréaliste de rouvrir les écoles complètement avant la rentrée de septembre, d’autant plus que l’organisation de la restauration scolaire, en respectant les mesures barrières, apparaît très très complexe. De plus, il est nécessaire de mettre en place des nettoyages complets des établissements qui prennent de toute façon du temps.
On ne pourrait envisager au plus tôt qu’une reprise le 8 juin, avec des effectifs très réduits, en ciblant certains publics à définir.
Pour les collégiens et lycéens, une reprise avant le 8 juin apparaît également tout à fait irréaliste. Et il semble nécessaire qu’une reprise éventuelle ne puisse être que sous la forme de demi-groupes par classes, de répartition des horaires pour limiter les trajets aux mêmes moments, etc.

Le vélo et la marche auront vocation à jouer un rôle majeur pour permettre un bon respect de la distanciation sociale après le déconfinement.

La première mesure à prendre est d’engager (sans attendre le 11 mai) la création de pistes cyclables « sanitaires » sur tous les grands axes nécessaires. Le département du Val-de-Marne a déjà proposé un plan salué par de nombreux acteurs, la Ville de Paris et la Seine-Saint-Denis travaillent sur des plans locaux.
L’Etat, la Région, tous les Départements et les opérateurs de transports sont très favorables au développement d’un tel réseau. Si le Val-de-Marne a pris de l’avance, cela n’est pas le cas dans toute la région, et un réseau de qualité ne pourra être disponible partout avant fin mai.

D’autres mesures pourraient être prises, comme la réouverture immédiate de tous les commerces vendant des vélos ou une aide de l’Etat à l’achat de vélos (voire leur fourniture gratuite pour les lycéens et collégiens par exemple). Une TVA à 5,5 % sur les vélos est une mesure minimale.
Pour la marche, il apparaît nécessaire de l’encourager en développant un réseau de rues piétonnes dans toute la zone dense.

Le télétravail devra rester un phénomène massif et concerner jusqu’à fin juin, voire fin septembre, au moins 2 millions de personnes. La quasi-totalité des emplois de bureau devront rester en télétravail (les tours de La Défense doivent ainsi rester vides), éventuellement via des mesures coercitives. Il sera bien sûr nécessaire de prendre également des mesures pour prendre en compte la pénibilité du télétravail pour les salariés.
Mais le constat est clair : sans télétravail massif, le rebond de l’épidémie est inévitable. Il y a sur ce point large consensus entre l’Etat et les collectivités.
Le télétravail permet de limiter le nombre d’usagers des transports collectifs et le nombre de trajets en voiture (il y aura nombre d’anciens automobilistes parmi les travailleurs), donc les embouteillages monstres constatés en Chine.

5- Le gouvernement fait pour l’instant le choix de l’économie sans tenir compte du grave risque sanitaire : il faut absolument lui imposer un déconfinement très partiel et progressif en Ile-de-France.

Le manque persistant de masques et de tests pèse lourdement sur les conditions du déconfinement en Ile-de-France, comme dans le reste du pays.
Mais le risque d’une deuxième vague est encore plus lourd en Ile-de-France qu’ailleurs.

L’orientation du gouvernement est très inquiétante. Il apparaît avant tout favoriser un déconfinement rapide pour faire le choix de l’activité économique, sans se préoccuper des conséquences potentiellement dramatiques (soit plusieurs dizaines de milliers de victimes supplémentaires).

Le comportement du secrétaire d’Etat aux Transports lors de la réunion avec les collectivités du 21 avril sur la question stratégique sur les transports et le déconfinement est éclairante : il est arrivé pratiquement les mains dans les poches, sans avoir de projet préparé dans quelque domaine que ce soit.

De fait, si les collectivités ou d’autres forces politiques n’imposent pas d’autres choix à l’Etat, le risque est énorme.
Il y a donc urgence à imposer un déconfinement très partiel et progressif en Ile-de-France, qui pourrait se décliner suivant les modalités suivantes :

  1. • Un retour à l’activité d’un minimum de professions dès le 11 mai, avec une ouverture plus large seulement au 1er juin pour les activités hors télétravail (le temps que 100 % de l’offre de transport public soit rétablie et que le réseau de pistes cyclables « sanitaires » soit réalisé.
  2. • Une ouverture des petits et moyens commerces et un droit de se déplacer plus important (pour desserrer un peu l’étau du confinement). Il est néanmoins stratégique d’imposer une fermeture des grands centres commerciaux jusqu’à fin mai, voire fin juin. L’interdiction des déplacements hors de la région doit être prolongé, probablement jusqu’à fin juin.
  3. • Repousser la rentrée des scolaires au maximum. N’accueillir à l’école que les enfants des professions « indispensables » (soignants, nettoyage, transports publics, distribution alimentaire). Repousser la rentrée des collégiens et lycéens au plus tôt au 8 juin, voire au mois de septembre.
  4. • Interdire l’utilisation des transports publics dans la zone dense en semaine aux jeunes et aux retraités : seuls les actifs pourront utiliser les transports publics. C’est la seule façon de respecter les règles de distanciation sociale.
  5. • Imposer le port du masque partout, en particulier dans les transports publics (l’Etat devant mettre à disposition 2 millions de masques par jour pour le réseau de transports).
  6. • Rendre quasi obligatoire le télétravail pour les emplois de bureau.
  7. • Réaliser très rapidement un réseau de pistes cyclables « sanitaires » pouvant accueillir plusieurs millions de déplacements quotidiens.
  8. • Pas de réouverture des cafés et restaurants avant le mois de juin.

Le déconfinement au mois de mai ne pourrait être donc qu’extrêmement partiel et progressif.
Un point de rendez-vous pourrait être donné au 1er juin, avec une perspective de déconfinement plus important vers le 8 juin (soit près d’un mois après le 11 mai).
Le suivi quotidien du nombre de contaminations et de malades hospitalisés sera évidemment très important, associé à une campagne massive de tests et d’isolement des malades et cas contact.


(1) Lien : https://presse.inserm.fr/covid-19-que-faut-il-retenir-du-rapport-inserm-sur-le-deconfinement/39164/

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