Numérique et coronavirus : « On est très loin de la start-up Nation » estime Benoît Thieulin

Propos recueillis par Laureline Dupont, publié le 28/04/2020 dans le journal l’Express

https://lexpansion.lexpress.fr/high-tech/numerique-et-coronavirus-on-est-tres-loin-de-la-start-up-nation-estime-benoit-thieulin_2124823.html

L’ancien président du Conseil du numérique, et fondateur de la Netscouade, revient sur StopCovid et le manque de vision de l’Etat en matière numérique.

L’Express : Vous dénoncez dans L’Opinion « une vision fantasmée du digital et du solutionnisme technologique » qui serait celle du gouvernement. Mais lancer une application de traçage numérique des malades dont l’utilisation serait fondée sur le volontariat, est-ce du « solutionnisme technologique » ou un écran de fumée?

Benoît Thieulin : Je vois d’abord un problème de priorité. On ne combat pas une pandémie avec une application, aussi performante soit elle. Il faut mettre des gens sur le terrain. Pour savoir comment les personnes ont été contaminées. Pour remonter les contacts, identifier les porteurs possibles. Une application peut être utile dans ce contexte, mais elle ne sera en aucun cas l’arme absolue. Le gouvernement fédéral allemand est en train de déployer une force sanitaire de 20 000 personnes. En Grande Bretagne, 18 000, 2000 en Belgique. La spécification de cette application, son développement mobilisent une énergie « de dingue » : dans les cabinets, à l’Inria, chez Orange.

StopCovid cristallise un débat légitime . Toute cette agitation détourne toutefois l’attention de ce qui devrait être la priorité absolue du gouvernement : recruter des milliers d’enquêteurs de terrain, les former. Le temps presse. Le numérique peut précisément aider à recruter, former, encadrer, outiller ses milliers d’enquêteurs. Un peu comme Obama en 2008 – et Macron en 2017- avait réussi en quelques mois à monter une « armée de community organisers  » pour aller faire du porte à porte, en leur fournissant, en ligne, toute une gamme d’outils : des bases de connaissances, des guides de conversation, des bases de données de personnes à contacter, une remontée cartographiée et mesurée de leur travail, etc.

Tout cela me paraît donc plus important ou fécond que la recherche d’une application providentielle qui, en plus, a été conçue sur des choix technologiques ambitieux, mais risqués : le détournement de l’usage du bluetooth qui n’est pas précis ; la centralisation des données qui bute sur les réticences de Google et Apple qui, à raison, sont réticents à ouvrir leur système d’exploitation très protecteur de la vie privée de leurs usagers. Etait-ce le moment le plus opportun pour engager un bras de fer avec eux ?

Mais quelle vision du numérique traduit la volonté de mettre en place StopCovid?

Au-delà, cette fuite en avant dans StopCovid traduit peut-être une vision du numérique qui fait la part belle au solutionnisme technologique qu’on attribue souvent à la Silicon Valley. Le numérique n’est pas forcément high-tech : faire un bon système d’information pour les soignants est probablement plus utile mais aussi plus certainement faisable. Et devrait

concentrer énergie et moyens. Au lieu de cela, chaque Agence régionale de santé, certains hôpitaux prennent des initiatives comme l’AP-HP avec le projet Covidom. Mais il est urgent de coordonner ces initiatives. Qui le fait ?

On peut aussi penser qu’on a trop réduit, ces dernières années, le numérique aux start-up et au capitaux-risqueurs en négligeant la recherche publique, l’ open source , la science ouverte, l’ empowerment que l’internet a porté depuis son origine. Il faut y revenir. La force du numérique tient davantage à sa capacité à transformer le monde qu’à vouloir créer toujours plus de valeur et susciter des vocations de millionnaires… La force d’Internet est d’horizontaliser les pouvoirs.

En tant qu’ancien président du Conseil du numérique, avez-vous constaté un retard de l’Etat sur les sujets numériques ?

Il y a plusieurs approches de l’informatique dans l’Etat. Celle qui s’est imposée, depuis longtemps, repose sur une segmentation des phases et une stricte division des tâches : expression du besoin, cahier des charges, marché public, sélection d’un prestataire (généralement au sein d’un petit cercle des grandes sociétés de service informatique). Cette approche méthodique, souvent coûteuse, est à l’origine d’un grand nombre de réussites mais aussi de toute une série de désastres, comme le projet informatique Louvois [ du nom d’un système de paie informatique censé unifier le calcul des rémunérations des militaires et dont le développement engendra de nombreux problèmes ].

Une autre approche avait fini par se frayer une place : l’agilité, les petites équipes autonomes et responsabilisées, la transparence, l’écoute usager, le produit humble qui grossit en fonction des usages, le respect et la valorisation des développeurs. Cette seconde approche est plus adaptée aux situations d’urgence. Dans cette crise, elle a été complètement oubliée. Etalab [ service dépendant de Matignon qui met à disposition et utilise les données pour améliorer l’action publique, selon la définition officielle ] qui porte cette vision alternative de l’informatique de l’Etat, a-t-il été sollicité ? Le gouvernement semble miser, pour StopCovid, sur un conglomérat associant de grandes sociétés (Orange), les chercheurs de l’Inria et quelques start-up : c’est réducteur et risqué.

Et un manque de souveraineté ?

Je suis particulièrement sensible à ces questions. Nous les avions abordés lorsque j’étais président du Conseil national du Numérique, et j’ai rendu un rapport l’an passé sur « La souveraineté numérique européenne ». Mais précisément, cette souveraineté ne peut être construite qu’au niveau européen, plus difficilement dans un seul pays, comme la France. Par ailleurs, on peut douter que ce soit dans l’urgence d’une crise sanitaire qu’il faille s’y aventurer. Je suis le premier à déplorer l’absence de l’Europe dans les OS, ou de faire le choix d’infrastructures chinoises pour la 5G.

Mais sur la 5G, justement, je plaidais pour qu’on prenne le temps de mettre en place une politique industrielle, avec par exemple Nokia ou Ericsson qui sont les derniers européens à pouvoir le faire. Sur la 5G nous pourrions prendre le temps. Face au Covid, je suis forcément plus sceptique. Et le risque pour les enjeux légitimes et pertinents de souveraineté numérique est précisément d’y perdre du crédit : si StopCovid finit en accident industriel, il sera plus compliqué, après, de faire valoir que l’Europe peut trouver une voie numérique qui lui soit propre et qui conçoive une alternative aux Gafas. Il faut défendre cette grande cause, mais là, elle pourrait au contraire s’y abîmer gravement…

A-t-on eu raison de décliner la proposition de Google et d’Apple de développer leur plateforme pour la mise en oeuvre de l’application de traçage tandis que le gouvernement allemand a annoncé dimanche avoir donné son feu vert à une application développée par eux ?

Des lors que les Allemands nous lâchent et que nos choix de conceptions initiaux sont un peu aventureux, je crains que n’ayons pas d’alternative, in fine, que celle d’accepter la main tendue de Google et Apple, qui ont d’ailleurs repris à leur compte le projet DP3T pensé par des chercheurs européens. Mais, si jamais nous devions le faire, ce doit être un choix raisonné et ne pas être le signal d’une porte ouverte : je salue la décision de Martin Hirsch d’avoir refusé d’ouvrir ses données à la société américaine Palantir. Les enjeux de souveraineté doivent être arbitrés avec des impératifs d’efficacité et notre capacité à revenir en arrière. C’est envisageable avec la solution de tracing de Google/Apple, moins avec Palantir…

En amont, il y a probablement eu une belle ambition : les chercheurs de l’INRIA ont peut-être inventé une belle architecture, qu’ils voulaient souveraine et plus protectrice de la vie privée (c’est ce qu’ils disent et beaucoup le discutent) ; mais il semblerait qu’ils s’y soient engagés sans se préoccuper spécialement des couches basses codées dans les systèmes d’exploitation. Et personne ne semble avoir vérifié que le Bluetooth pouvait rester allumé 24/24h sur un téléphone portable, ni ne s’est posé la question des cas d’usage… Le gouvernement y a certainement vu un moyen de redorer son blason technique après la désastreuse gestion des masques et des tests, et s’y est engagé à corps perdu. Et il se retrouve désormais à négocier avec Google et Apple. Je lui souhaite de s’en sortir, mais ça n’est pas gagné…

Aujourd’hui, le débat semble manichéen : pour ou contre StopCovid. N’y a-t-il pas un débat à avoir sur ce que le numérique peut apporter plus largement pour résoudre une crise sanitaire d’une telle ampleur?

Bien sûr. Au-delà de l’outillage des enquêteurs il y a un autre usage, puissant, du numérique face à la pandémie dont on parle beaucoup moins : l’Intelligence artificielle et le big data. Les initiatives de Codata, venue de la société civile et finalement soutenue par le gouvernement pourraient être particulièrement efficaces. Je rappelle quand même que l’essentiel de nos choix de politiques sanitaires se fondent sur les modélisations mathématiques de l’Imperial college d’Angleterre : nous n’en possédons pas nous-même en France, semble-t-il, et nous ne pouvons qu’en extrapoler les conclusions sur le cas français… Cruelle situation de faiblesse scientifique que la crise du Covid révèle.

Pendant que l’on débat – à juste titre- sur l’encadrement de StopCovid, sur ses détournements possibles, qui a vu l’arrêté du 21 avril 2020 autorisant le Health Data Hub et la CNAMTS à recevoir les catégories de données à caractère personnel pour ses travaux de recherche ? Il faut d’ailleurs saluer le gouvernement pour sa rapidité à le faire. Mais probablement a-t-on également besoin que la société civile s’empare de ce débat. Et pourquoi ne parle-t-on pas des possibilités qu’offrent ces travaux de recherches ?

N’est-ce pas étonnant et même paradoxal de la part d’un gouvernement et d’un président venus du « Nouveau monde » de paraître si peu concernés et intéressés par ces questions ?

On est très loin de la « start-up Nation ». L’État a abordé cette crise avec sa culture habituelle qui dissocie la décision de l’exécution. Cela dépasse la seule question du numérique. Le vrai manque est peut-être aussi davantage à chercher dans l’absence d’expérience opérationnelle chez beaucoup de nos dirigeants. Ils ont souvent été, au mieux, des macromanageurs, rarement des opérationnels, de makers, des entrepreneurs. La logistique, l’intendance, sont leurs angles morts. Les impulsions élyséennes, qui prennent de court tout le monde pour fixer des objectifs (aux administrations et aux acteurs de se débrouiller) en sont l’illustration parfaite.

À côté de la gestion de crise sanitaire pure et dure (la montée en charge du nombre de lits de réanimation, de respirateurs, de soignants, de médicaments, qui d’ailleurs n’a été possible que par l’exceptionnelle mobilisation des personnels soignants), l’État a du mal à adopter une posture d’apprentissage : comprendre, résoudre, tester, tirer les enseignements, corriger, pivoter. Le Premier ministre a pourtant reconnu prendre cette posture lors de sa dernière conférence de presse. C’est ce que la Corée, Singapour, voire la Chine savent aujourd’hui faire mieux que nous. L’Etat doit s’organiser pour permettre cette démarche d’apprentissage et commencer par s’assurer que tous les responsables partagent cet état d’esprit, les en convaincre ou les changer.

Que pourrait-on attendre ou espérer des outils numériques aujourd’hui ?

L’intelligence artificielle permettrait d’apporter un appui très opérationnel à la gestion de la crise. L’idée globale est de fournir des outils de reconnaissance et donc prédictif pour mieux piloter. Je peux donner des exemples :

– Détecter le plus tôt possible des signaux faibles de résurgence de foyers infectieux en analysant des données (pharmacie, opérateurs téléphoniques, appels au Samu)

– Améliorer l’algorithme de triage du Samu pour désengorger certains de ses centres d’appel en posant les questions les plus pertinentes (en analysant les appels passés)

Comme on peut le constater, le problème majeur est d’avoir des données de qualité et qualifiées qui nous permettront de rendre nos algorithmes pertinents. C’est le rôle que joue le Health Data Hub mais force est de constater que ce n’est pas suffisant : beaucoup d’acteurs institutionnels ne veulent pas partager les données et n’ont pas encore compris le sens de l’intelligence collective et collaborative afin d’extraire la valeur. Même certains chercheurs préfèrent garder les données pour eux. Cela pose la question de la science ouverte et participative, de l’épidémiologie collaborative, qui est absente des discours, et devrait revoir une puissante impulsion. Et le débat public, encore une fois, devrait également se porter sur les limites à poser à ces exploitations.

Peut-on espérer que cette épidémie accélère durablement la transition numérique de l’Etat ?

Il y a aussi de bonnes nouvelles, en effet. Sous la pression des événements, le système de santé a basculé en quelques semaines dans le numérique : toutes sortes d’initiatives ont vu le jour pour désengorger les hôpitaux et réserver des lits aux malades les plus graves, tout en facilitant le travail du personnel médical. La télé consultation, qui se heurtait a toutes sortes de freins (réglementaires, conditions de remboursement, réticences de patients et des médecins) s’est généralisée.

Des applications ont vu le jour, qui permettent aux personnes atteintes -mais qui ne nécessitent pas d’hospitalisation – de bénéficier d’un télésuivi à domicile via des questionnaires médicaux proposés une ou plusieurs fois par jour. D’autres permettent aux Français d’évaluer leurs symptômes et les conseillent sur la marche à suivre. Ou leur permettent de vérifier si un médicament présente des risques en cas d’automédication. Toutes ces initiatives ont vu le jour de manière désordonnée, mais on est parvenu, dans l’urgence, à dématérialiser le parcours de soins. C’était inimaginable six mois plus tôt.

Face à la difficulté de centralisation de l’information, au manque d’outils de gestion de crise en temps réel, les autorités de santé ont effectué un bond en avant numérique en publiant les données relatives aux cas, aux décès, au nombre d’hospitalisations. On a aussi pris la mesure de la fragmentation, et parfois de la vétusté, des systèmes d’information dans le domaine de la santé : un éclatement qui a pénalisé la remontée des informations sur les décès. Notamment dans les Ehpad.

Des pans entiers de l’informatique public ont tenu et même bien fonctionné. Bercy a été capable de mettre en place en quelques jours la procédure d’aide de 1 500 € pour les petites entreprises les plus touchées par la crise. Un million d’entreprises en ont bénéficié, avec des délais de versement record. Ce qui montre qu’une administration qui a des moyens, comme Bercy, et qui fut pionnière dans sa digitalisation avec impots.gouv.fr, peut très bien y arriver.

Ce qui frappe, surtout, c’est qu’un grand nombre des solutions numériques déployées au cours de cette crise l’ont été à la périphérie des administrations…

Oui, par des start-up, par des communautés improvisées de développeurs, par des collectifs citoyens. Voire par des consortiums improvisés associant start-up et grandes entreprises. Souvent, en intelligence avec les institutions, comme l’AP-HP. L’ouverture des données relatives a la crise sanitaire a donné lieu a un foisonnement de visualisations et de tableaux de bord. Toute une série de démarches, fondées sur l’ouverture et la collaboration, je pense aux fablabs et aux makers (250 000 visières imprimées et distribuées !) ont fait leurs preuves et acquis une visibilité nationale.

La transition numérique de l’Etat ne pourra pas durablement reposer sur l’initiative et le bénévolat des individus, des collectifs et des start-up. Mais il y a des enseignements à tirer, pour l’Etat, des diverses formes d’intelligence collective qui ont permis de faire face à la première phase de cette épreuve que nous traversons.

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