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[Covid -19] Entretien avec la biologiste Sabine Santucci (CNRS): « En temps de crise, il est plus important que jamais de disposer de résultats fiables »

Article initialement publié par le journal La Marseillaise, avec leur aimable autorisation.

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Afin d’éclairer le débat alimenté par les nombreuses critiques formulées à l’encontre des deux études communiquées par l’IHU Méditerannée infection menées auprès de patients Covid-19 traités à l’hydroxychloroquine, un récent communiqué daté du 30 mars du syndicat CGT campus 06 décrypte les résultats annoncés par l’équipe du professeur Raoult. Des études, qui, pour l’heure, en attendant les résultats d’essais plus solides, « ne permettent pas de conclure sur l’efficacité » de la molécule, indique ce communiqué. Entretien avec Sabine Santucci, biologiste au CNRS / Université Côte d’Azur, l’une des auteures de cette analyse.

La Marseillaise : Pourquoi avez-vous décidé d’émettre ce communiqué ?
Sabine Santucci : Nous jouons notre rôle en tant que scientifique, afin de dépassionner le débat. Sur le site de Pubpeer, des chercheurs ont formulé de nombreuses critiques de la première étude du professeur Raoult. Les remarques sont récurrentes et c’est un signe. Ce qui revenait souvent concernait notamment les résultats de PCR de l’étude. La PCR est une technique analytique très sensible, qui permet de comparer des échantillons préparés et testés exactement dans les mêmes conditions (même machine voire même expérimentateur). La première étude du Pr. Raoult ne répond pas du tout à ces critères, car tous les patients du groupe traité ont été analysés à Marseille, alors que la majorité des patients du groupe témoin ont été analysés dans d’autres centres. Qu’il n’y ait pas eu de panachage de patients traités et non traités sur les différents sites de l’étude est un gros problème. Le groupe contrôle est invalide pour plusieurs raisons, Dans ce groupe un quart des patients ont entre 10 et 14 ans alors que dans le groupe traité aucun patient n’a moins de 20 ans. On compare donc deux groupes de petite taille avec des moyennes d’âge très différentes pour le traitement d’une pathologie dont on sait que l’âge a un impact sur sa progression et sa gravité. Un second problème avec les résultats de ce groupe est que la plupart des données PCR sont manquantes, alors que l’étude repose sur la quantification de la charge virale pendant 7 jours consécutifs, la majorité des patients témoins (11/16) n’ont pas été testés tous les jours, certains même n’ont été testés que 2 jours sur 7. Si un étudiant en Master me rendait un tel travail, je lui dirais que ce n’est pas bon. C’est assez sidérant je dois dire, et même extravagant à ce niveau. Dans la deuxième étude du professeur Raoult, il n’y a même pas de groupe contrôle, ce qui une fois de plus ne permet pas de conclure. On peut juste noter que les résultats obtenus quant au devenir des 80 patients traités par le cocktail hydroxychloroquine/azithromycine sont comparables aux chiffres connus pour les patients Covid-19 en général, c’est-à-dire approximativement 80% de cas bénins, 15% de cas sévère et 5% de cas critiques.

Face à la pandémie, Didier Raoult estime qu’il raisonne en médecin, pas en méthodologiste. Qu’en pensez-vous ? 
S.B : On ne peut pas justifier des études aussi faibles par l’urgence. Si des scientifiques ont travaillé depuis longtemps pour établir des protocoles calibrés pour réaliser des essais cliniques solides, ce n’est pas pour qu’ils ne soient pas respectés en cas de crise sanitaire. C’est au contraire plus important que jamais de disposer de résultats fiables, étayés par des essais cliniques coordonnés. S’asseoir sur les règles au prétexte de l’urgence de la pandémie, je trouve cela grave et dangereux. Cela oblige certains médecins à user de l’énergie sur un problème qui n’aurait pas lieu d’exister. Notamment, en ce qui concerne le recrutement des patients pour l’essai clinique Discovery, les investigateurs se sont heurtés au refus de plusieurs malades inclus dans l’étude qui ne veulent que l’hydroxychloroquine.

À ce titre, Didier Raoult est décrit comme «antisystème»…
S.B : Contrairement à ce qu’avancent certains politiques, Raoult n’est pas si antisystème qu’on le prétend. C’est au contraire le fruit du système qu’on tente de nous imposer dans le secteur de la recherche depuis plusieurs années. C’est un système qui considère que les meilleurs sont ceux qui publient le plus, selon des critères de sélection plus quantitatifs que qualitatifs. Les évaluations annuelles se basent sur le nombre des papiers publiés, qui jouent un rôle déterminant dans l’attribution des financements aux laboratoires. Didier Raoult a très bien utilisé ce système, avec plus de 3000 publications, il a ses propres financements et tout un réseau de politiques qui le soutient. Donc quand on dit qu’il est hors système, c’est exactement l’inverse. Il est en revanche hors contrôle, la preuve : si sur la seule base de sa réputation scientifique, il est capable de sortir des études aussi bancales en temps de crise, c’est bien la faillite d’un système et c’est représentatif de la manière dont est gérée la recherche actuellement. Il y a 10 ans, cela n’aurait peut-être pas été possible.

Quelles problématiques posent le financement de la recherche actuellement ? 
S.B : On est pris dans un cercle vicieux : pour être financé, il faut publier. 
Juste avant l’épidémie, les chercheurs étaient en plein mouvement contre le projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR). Avec ce projet de loi, on constate que le système va s’aggraver, avec une évaluation quantitative des équipes de recherche. Or si on avait financé des travaux portant sur les coronavirus à la hauteur nécessaire après l’épidémie de 2003, on en saurait davantage sur cette famille de virus, ce qui nous aurait permis peut-être de développer plus rapidement des stratégies thérapeutiques ciblées. 
C’est également le cas d’autres thématiques qui pâtissent de ce système, car le financement se base désormais sur des appels à projets, et plus sur de l’argent récurrent. Avec l’Agence nationale de la recherche (ANR), il y a encore des appels à projets de recherche fondamentale, mais le taux de succès est très faible, de l’ordre de 10 %. Les projets sont de plus en plus orientés, notamment avec la LPPR, afin de privilégier des projets d’innovation, qui ambitionnent des retombées économiques à court et moyen terme. C’est donc de plus en plus difficile de faire de la recherche fondamentale. Face à cette diminution de la manne récurrente d’argent public de l’État, les scientifiques peuvent être amenés à fonctionner via un réseau politique, ce qui est très problématique. Car les régions et les villes participent à notre financement.

Comment sont évaluées les publications scientifiques ?
S.B : Une fois qu’une publication est prête, le papier est envoyé à un éditeur de la revue. Celui-ci transmet le papier à plusieurs reviewers qui restent anonymes. Ils retournent ainsi un avis. Soit la publication est acceptée en l’état ce qui est très rare, soit il y a des révisions mineures ou majeures, soit il est rejeté si les résultats ne sont pas assez robustes. Pour la première étude du professeur Raoult, elle n’a pu être reviewée, car elle a été transmise le 16 mars et publiée le 17. Par ailleurs, l’un des co-auteurs de l’étude est le chef d’édition de la revue, ce qui représente un conflit d’intérêt manifeste.

Que pensez-vous du choix de Didier Raoult de communiquer sur les réseaux sociaux ?

S.B :Mettre à disposition les résultats en ligne, ce n’est pas inintéressant pour mettre ses données à disposition. Encore faut-il laisser le temps à la communauté scientifique d’exprimer son avis, avant de déclarer «fin de partie pour le Covid», et de communiquer au grand public qu’un remède a été trouvé, avant même d’ailleurs d’avoir sorti son étude, juste sur la base d’une étude chinoise qui ne rapportait aucune donnée brute.

De fait, communiquer en s’affranchissant de l’avis des pairs exacerbe les théories du complot ?

S.B: Je pense que c’était le rôle du ministre de la Santé et de la Recherche d’expliquer et de faire de la pédagogie à ce niveau, pour expliquer pourquoi ces études ne sont pas valables. Le problème, c’est que le gouvernement, qui était en retard sur la gestion de la logistique de crise subit de plein fouet la défiance des citoyens. En plus, il y a déjà eu des scandales médicaux en France. Face à une parole politique décrédibilisée, des scientifiques atones, l’opinion publique s’est donc engouffrée vers cette personnalité scientifique d’envergure qui a le seul mérite d’exister, alors qu’en face, c’est le néant, avec des personnels soignants livrés à eux-même, sans masques et oeuvrant dans l’urgence dans un hôpital public exangue. Dans un autre contexte, il n’aurait pas eu cet impact.

Que pensez-vous des prises de position de certaines personnalités politiques en faveur de la prescription de chloroquine ?

S.B: Je trouve que c’est inconséquent et inconscient. Ce ne sont pas des scientifiques, sans aucun recul sur les études, et qui ont néanmoins une influence sur l’opinion publique, ce qui est catastrophique. C’est le cas du maire de Nice Christian Estrosi, qui a indiqué avoir été « guéri » par le traitement hydroxychloroquine / azithromycine, alors que cela ne prouve rien : il fait peut-être partie des 80 % de cas bénins. Et à partir d’un cas individuel, il émet une généralité, ce qui est bien l’inverse d’une démarche scientifique. C’est quasiment de l’obscurantisme, cela relève de la croyance. Et comme beaucoup de gens ont besoin de croire, il fallait bien se douter que de tels propos auraient des conséquences, en France et même au-delà. On aurait pu attendre du couple Véran / Vidal qu’ils clarifient avec force ce genre de situation, tout comme une prise de position aurait été souhaitable de la part des organismes de recherche pour couper court à cette affaire, ce qui n’a pas été fait. Le vide thérapeutique terrifie les malades et les soignants, mais cela ne légitime pas ces comportements extravagants pour combler ce vide. 
Entretien réalisé par Benjamin Grinda

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