Qu’entend-on pas « secteurs stratégiques » de l’économie ? une question pas aussi simple qu’il n’y parait, Rémi Tic*

*Rémi Tic est ingénieur dans le secteur de l’aéronautique

Dès la mise en place des mesures de confinement, l’incompréhension s’est répandue dans la population française, essentiellement ouvrière, qui ne peut télétravailler. On me demande de ne pas sortir mais je dois aller travailler. Que faire – et surtout pourquoi ?

Les organisations progressistes, CGT et PCF en tête, ont rapidement réagi : seuls les secteurs « essentiels », « stratégiques », comprendre « qui permettent d’assurer les besoins vitaux de la population » doivent tourner. Cette revendication, frappée du sceau du bon sens, devrait à première vue poser, en des termes simples, la ligne de fracture entre défenseurs de l’Humain et défenseurs des Capitalistes. Pourtant tout est là : notre rapport au progrès, aux modes de production, à l’industrie en particulier au Travail. Quels sont les secteurs essentiels et stratégiques qui doivent tourner en temps de crise ? Nous avons mis cette question sur la table, nous devons nous y confronter et y apporter des réponses politiques claires, fortes, qui donneront un horizon progressiste à la sortie de crise.

Partons des besoins vitaux en période de confinement : se nourrir, se soigner, se loger décemment et, pour beaucoup, communiquer à distance avec ses proches. La liste des secteurs permettant de les satisfaire est déjà vaste : aux agriculteurs, usines agroalimentaires, soignants, industrie pharmaceutique opérateurs téléphoniques (…), n’oublions pas d’ajouter tous les fournisseurs de deuxième, troisième, n-ième rang. Ceux qui répondent aux besoins indispensables des premiers cités. Les services de support des constructeurs aéronautiques et leurs fournisseurs sont sur le pont pour assurer la navigabilité des aéronefs en activité, comme les fournisseurs d’énergie sous toutes ses formes. Les fabricants de masques de protection nous viennent immédiatement à l’esprit. Puis rappelons-nous que si nous avons un temps manqué de gel hydroalcoolique, ce n’est pas la production de gel elle-même qui fit défaut, mais le manque de contenant. Oui, l’industrie des emballages est essentielle. La liste est déjà vaste.

Vient alors une autre question, majeure : sur quelle échelle de temps nous plaçons-nous ? Notre liste nous permet pour l’instant de tenir une semaine ou deux, mais qu’en est-il si on part sur les scénarios crédibles de plusieurs mois ? La problématique de la maintenance opérationnelle devient alors majeure : il faut couvrir l’usure, les pannes. Les cantonniers, les mécaniciens, les fabricants de pièces détachées (quand il en reste en France) sont concernés. Mais notre électro-ménager va aussi tomber en panne, et on va très vite comprendre que nos appartements n’ont pas été conçus pour vivre sans. Un nouveau dilemme alors pour se procurer ce nouveau four ou frigo si précieux : faut-il rouvrir les boutiques d’électroménager et dégrader encore le confinement ? Ou se tourner vers les célèbres enseignes de vente en ligne  pourtant si décriées sur leurs conditions de travail (à juste titre) mais aussi sur leur raison d’être (plus discutable, cf ce scénario) ? Et ce cumulus vieillissant qui pue le dégât des eaux : que faire sans plombier ? Surtout, si on ne veut pas que le confinement fasse plus de dégâts que le virus lui-même, il va falloir redonner une place à la culture, notamment les livres.

Cet exercice d’ébauche de liste montre que les secteurs indispensables pour soutenir la vie de notre société sont très nombreux, même en confinement. Dès lors qu’on s’accorde sur le fait qu’on ne s’improvisera pas chasseur-cueilleur du jour au lendemain. Cette option n’est peut-être pas écartées par certains pseudo-progressistes : pourquoi pas d’ailleurs ? Une espérance de vie de 35 ans tendrait à faire du Covid-19 un non-problème.

Notons un dernier aspect que nous devons prendre en considération : celui de l’impact économique. Nous ne pouvons durablement nous cacher derrière des positions expliquant que nous faisons face à une crise financière qui serait, au fond, le problème des capitalistes. Que seule la crise sanitaire nous importe. Nous savons déjà que nous allons faire face à une crise économique, que les travailleurs vont se la prendre de plein fouet et il est de notre devoir d’y faire face. Comme à la crise sanitaire. Accuser le gouvernement de vouloir sacrifier les travailleurs en les poussant au boulot dans le seul but de restaurer les profits est probablement erroné. Nous pouvons aussi entendre qu’il veuille minimiser l’impact économique de la crise en stimulant une reprise d’activité là où c’est possible. Alors, que faire du cas d’une grande entreprise dont les produits ne sont pas jugés essentiels dans cette période mais dont l’activité est, elle, indispensable au redémarrage économique ?

Le positionnement juste quant à la poursuite de chaque activité en période de confinement doit être fonction de la perspective de durée du confinement :

– En cas de confinement court, de l’ordre du mois, seules les entreprises nécessaires à la satisfaction des besoins vitaux doivent tourner. La liste de secteurs concernés, contributeurs directs ou indirects, est déjà très vaste, nous l’avons vue.

– En cas de confinement long (plusieurs mois), et/ou qui serait remis en place régulièrement à chaque nouveau pic de contamination (jusqu’à la campagne de vaccination ou l’immunité majoritaire), la reprise de toutes les activités doit être préparée. Seul moyen d’assurer la satisfaction des besoins essentiels sur le long terme et de défendre les emplois.

Dans les deux scénarios, le cœur du combat doit être le « comment » on reprend le travail. C’est sur cet aspect que le gouvernement et le patronat sont très critiquables. L’injonction du retour au poste est si forte que les aspects de sécurité sanitaires disparaissent, nous le constatons déjà dans des grandes entreprises. Les ordonnances en préparation prévoient des moyens de pression sur les salariés pour qu’ils retournent en entreprise, alors même que les conditions de reprises n’ont pas pu être vérifiées, ni par eux-mêmes ni pas la médecine du travail. Nous sommes pour le travail : le travail comme moyen d’émancipation, le travail comme ciment et moteur de notre société, le travail comme seul moyen de remédier à cette crise. Mais pour le travail en toute sécurité.

2 réflexions sur “Qu’entend-on pas « secteurs stratégiques » de l’économie ? une question pas aussi simple qu’il n’y parait, Rémi Tic*

  1. Merci pour cet excellent article, qui remet à sa place sans le nommer le malthusianisme d’une bonne partie de la « gauche » actuelle (et pas seulement les écolos, d’ailleurs, puisque le virus de la sobriété « volontaire » s’est étendu beaucoup plus loin : ainsi François Ruffin expliquait il y a quelques années aux ouvriers de l’usine Whirlpool d’Amiens que, certes, il les soutenait de tout son coeur, mais qu’il fallait tout de même se faire à l’idée que dans le « monde de demain » on ne devrait plus produire des sèche-linge…).

    Ce que les thuriféraires de la « décroissance » ne veulent surtout pas entendre, c’est que les « besoins » ne sont pas une donnée objective mais dépendent largement du niveau de développement social, économique. Aujourd’hui on considère comme relevant de besoins essentiels des choses (un accès aux mines numériques de l’information, des moyens de transports rapides sur tout le territoire…) qui il y a un siècle ou plus auraient été considérées comme des luxes insensés. Mais pour les « décroissantistes », il faudrait figer l’humanité à un certain niveau de développement. Lequel ? Pourquoi ? On n’en sait rien.

    En fait, le problème des « besoins » se répercute sur la question de la direction des moyens de production. Quoi piloter, quoi planifier ? Qu’est-ce qui fait partie des productions « stratégiques » où doit intervenir la puissance publique (reflet de la volonté démocratique), et qu’est-ce qui peut être laissé à l’auto-organisation plus ou moins encadrée des entreprises et autres collectifs de production ?

  2. Bonjour,

    Cet article, comme les précédents publiés ces derniers jours, constitue pour moi un appel au débat, à des échanges pour construire des réponses pertinentes aux défis rencontrés, anciens que la crise sanitaire met encore plus en lumière comme nouveaux à l’instar du sujet de cet article qui mérite donc un véritable travail collectif de réflexion.

    Il serait judicieux pour cela que notre revue Progressistes dispose d’un lieu numérique pour ces échanges: il existe la page Facebook qui est la voix du comité de rédaction sur laquelle on peut émettre des commentaires comme ici dans ce Blog. Il y a aussi le groupe Facebook qui pour l’instant n’est qu’un clone de la page Facebook. Peut-être serait-il opportun d’ouvrir en cette période le droit de publication aux membres de ce groupe.

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