Intelligence Artificielle, Transhumanisme et Fantasmes technologiques, par Ivan Lavallée*

L’espèce humaine est concernée par le développement et la puissance des outils de l’IA, chaque individu aussi. La société humaine doit en prendre conscience, car les sommes en jeu et les moyens technologiques remettent en cause bien des situations et autorisent cet état de fait.

*Yvan LAVALLEE est directeur de la rédaction de Progressistes.


Souveraineté et collecte de données
Les enjeux financiers de l’industrie de la simulation, qui va de la simulation de pilotage au jeu vidéo1 par exemple, sont gigantesques. C’est donc dans cette industrie qu’on trouve ceux qui ont la capacité (ou la volonté!) de mobiliser des masses financières considérables, comme les GAFA qui peuvent avoir un rôle sinon central du moins trop important. Leur surface financière est telle, leur position technologique est telle qu’ils sont en mesure de développer des programmes en interne sans faire appel à des laboratoires extérieurs de recherche, laboratoires qu’ils sont aussi en mesure d’« acheter » si nécessaire. Ils ont à la fois l’argent et les données collectées sur les réseaux sociaux.
Cela pose en fait le problème de la souveraineté, ces acteurs en bonne logique libérale essayant de nier les États en prenant en main de plus en plus ce qui relevait des prérogatives des États. Ainsi les réseaux sociaux, qui possèdent des millions (milliards?) de photos et données personnelles, sont-ils particulièrement bien placés pour le suivi individuel et la reconnaissance faciale. Ajoutons à cela les montres ou smartphones connectés qui prélèvent en continu les paramètres physiologiques des un(e)s, et des autres, et on a une individualisation massive et quasi totale qui permet, par exemple, aux assurances de s’affranchir de la mutualisation et de la solidarité qui fait société pour individualiser les tarifs d’assurances et vous dicter vos comportements. Une négation de la société humaine en tant que telle, faite de liens de dépendance et de solidarité tissés entre des humains, pour en faire une juxtaposition d’individus. Dans la même démarche, sous prétexte d’améliorer l’« homme », se profile la démarche transhumaniste.

Eugénisme, transhumanisme
Un des problèmes qui va émerger – non seulement du simple point de vue de la spéculation éthique, mais aussi, concrètement, du fait que la technique permet déjà de modifier l’humain2 – est celui de l’eugénisme, de la transhumanité, c’est-à-dire de l’avenir de l’homme en tant qu’entité biologique après l’espèce humaine dont nous faisons partie.
Le principe qui préside à cette démarche se nomme extropianisme et se définit lui-même comme une « philosophie transhumaniste ». Comme les humanistes, les transhumanistes disent se placer du point de vue « de la raison, du progrès, de valeurs centrées sur le bien de l’homme » plutôt que sur une morale religieuse extérieure.
« Nous défions la notion de l’inévitabilité du vieillissement et de la mort, de plus, nous cherchons à apporter continuellement des améliorations à nos capacités intellectuelles, physiologiques et à notre développement émotif. Nous voyons l’humanité comme une étape transitoire dans le développement évolutionnaire de l’intelligence. Nous préconisons l’utilisation de la science pour accélérer notre transition de l’état humain à la transhumaine ou à une condition posthumaine. » Tel est le credo des extropianistes3.
Il s’agit alors de se poser les questions de ce que serait, sera, cette transhumanité qui défie l’âge et les limites humaines au nom de la science et des progrès technologiques. La question du dépassement humain actuel, par amélioration de nos capacités intellectuelles, par amélioration aussi de certaines capacités physiques, est posée. Elle est crédible à plus ou moins long terme4.

Demain… de nouveaux humains ?
Dans cette optique, l’humanité actuelle est vue comme une étape transitoire dans le développement de l’intelligence, comme un début, pas comme mot de la fin. Il reviendrait alors à l’humanité actuelle de provoquer sa propre mutation, de façon consciente. Certes, les progrès de la médecine, de l’hygiène ont permis déjà un allongement de la durée moyenne de vie (dans les pays hautement développés toutefois) et les problèmes ne sont déjà plus les mêmes. Mais là, ce qui se profile à l’horizon, selon certains, c’est une rupture biologique. On peut très bien imaginer à terme la fabrication de nouvelles espèces d’humanoïdes par manipulations génétiques de primates, humains ou autres (voir récemment les manipulations génétiques sur des jumeaux en Chine). Ainsi verrait-on apparaître des hommes-poissons, par exemple, ou des humanoïdes porteurs de capacités particulières, sous-hommes/femmes ou bien surhommes/ femmes suivant les besoins. Fiction?
Il semble qu’il y ait eu anthropologiquement, différentes races humaines au cours des âges, jusqu’à cinq si on en croit Stephen Jay Gould5. Il n’y en a plus qu’une aujourd’hui. En verrons-nous apparaître de nouvelles « fabriquées » par nous6 ? Techniquement, l’idée n’est pas – à terme – absurde, il reste toutefois à se poser les problèmes éthiques et moraux associés. Dans quelle société, avec quelle organisation? Pour quels buts et avec quelles fonctionnalités sociales ? De tels développements sont-ils encore compatibles avec les notions de marchandise, de propriété privée ? Et, si oui, quelle structure revêtira cette société, et sinon quoi ? Le problème de l’utilisation qu’on fait de ces techniques – et plus généralement d’une politique scientifique – est fondamentalement politique, il n’est ni technique ni moral. Lorsqu’il s’agit d’action individuelle, on peut parler en termes de morale. Là, il s’agit d’avancées scientifiques touchant aux structures mêmes de nos sociétés. Le seul garde-fou est la société elle-même, sa structure, sa logique interne. Une société fondée sur l’individualisme forcené, la propriété privée des moyens d’action sur la nature, le profit à court terme, le culte de Rambo présente les pires dangers par rapport à l’utilisation de ces avancées de la connaissance. Ne nous y trompons pas, l’industrie biologique et biochimique – les biotechnologies – pousse dans ce sens, celui des OGM « humains ».
Quelle société est capable de maîtriser de tels développements? Une société fondée sur le profit et la propriété individuelle ou une société dont le mode de fonctionnement oblige à prendre en compte l’intérêt de l’ensemble de la communauté humaine? Nous écrivions en 20027 : « Le programme du déchiffrement du génome humain mobilise déjà les biologistes des pays les plus industrialisés dans une compétition analogue à celle de l’espace, une compétition ou la soif de connaissances nouvelles masque à peine l’urgence plus impérieuse de déposer des brevets et de conquérir des marchés. »
Toutefois, dans l’esprit des Lumières, les scientifiques français qui avaient démarré sur ces bases ont fini, lors des premiers résultats, par comprendre la nécessité de ne pas prendre de brevets sur leurs découvertes. Ils ont ainsi en quelque sorte « forcé la main » à leurs collègues d’outre- Atlantique qui ont tout de même réussi à déposer des brevets sur les techniques employées. La philosophie en étant to make money ! Aujourd’hui, il s’agit de séquencer les génomes de plantes et d’animaux de toute sorte, et à comprendre comment fonctionne la relation avec l’environnement, l’apprentissage de l’environnement renvoyant à la dialectique innée versus acquis qui a défrayé la chronique des années 19408. Bref, l’épigénétique. Il faut remarquer ici que ce qui fonctionne en ce qu’on appelle « intelligence artificielle », c’est quasi uniquement l’apprentissage artificiel, c’est-à-dire que grâce à une puissance de calcul phénoménale (bientôt 1018 opérations par seconde) on peut faire apprendre à un logiciel l’environnement dans lequel il est appelé à évoluer d’une façon probablement approximativement correcte.

La mort de la mort
Mais il est un autre volet du transhumanisme, plus inquiétant, c’est cette volonté qu’ont certains de vouloir échapper à la mort physique. Ainsi Zoltan Istvan, le milliardaire qui a créé le Parti transhumaniste et qui fut candidat à l’élection présidentielle aux États-Unis de 2016, vise-t-il l’immortalité. Outre les tentatives de congélation de cadavres avec espoir de réchauffement un jour, on assiste aussi à une volonté de stocker toute la mémoire d’un individu dans un objet informatique pour qu’elle soit disponible bien après sa mort physique : confusion entre mémoire et intelligence et aussi risque de sclérose, la perte d’information, de mémoire est aussi, paradoxalement, une façon d’apprendre, de se débarrasser de scories idéologiques. Pour ce qui est de l’immortalité individuelle, il s’agit d’une mise en perspective du libéralisme, et même plutôt du libertarisme, l’individu uber alles, mais pas n’importe lequel. Comme tout le monde ne pourrait pas être immortel, car on risquerait la surpopulation, seuls quelques élus (riches bien sûr) le pourraient de sorte qu’ils formeraient une caste au-dessus du reste de l’humanité. C’est ce que recèle cette idéologie fasciste. Le mythe de Faust !

Faire du fric !
Il ne faut jamais oublier qu’en bons capitalistes les promoteurs de ces idéologies visent, outre la domination politique, d’abord et avant tout le fric. Le veau d’or est toujours debout ! Le mythe (la religion) transhumaniste est puissant aux États-Unis, pays où les sectes millénaristes font florès, et met en jeu des financements très importants, qui viennent en particulier des GAFA(et indirectement du DOD bien sûr). Larry Page et Sergey Brin, les milliardaires qui ont créé Google, investissent massivement ; bien plus que n’investit l’Union européenne pour financer le Human Brain Project: 1,3 milliard d’euros en 2013! Google a créé Google X, dont un des labos est secret, dont on a des raisons de penser que le projet en est de créer un robot humanoïde doté d’une intelligence artificielle non discernable de l’intelligence humaine. Mark Zuckerberg a annoncé en 2017, lors de la conférence annuelle des développeurs de Facebook, des projets de recherche à long terme visant à la communication entre le cerveau et l’ordinateur… et pourquoi pas la communication entre cerveaux ? De la télépathie, quoi ! Les espoirs liés aux technosciences NBIC conjuguent donc de manière délibérée le contrôle toujours plus poussé de nos actions et pensées par la technologie et toujours plus de profits pour les multinationales, étasuniennes de préférence.

  1. Qu’on pense aussi à la block-chain et aux banques centrales.
  2. Qu’on pense seulement au cœur artificiel, à l’éradication de certaines maladies, aux tests qui permettent de savoir si un foetus est porteur d’aberration chromosomique ou encore aux recherches actuelles sur le diabète par modifications génétiques.
  3. Déclaration de l’Extropy Institute, fondé par Max More.
  4. Lire à ce sujet les pages 26 et 27 de la livraison du 4 mars 2019 du quotidien Libération.
  5. Stephen Jay Gould, Comme les huit doigts de la main.
  6. Et là nous serions fondés à utiliser le terme de « race », car il s’agit bien de modification génétique, contrairement à l’utilisation erronée ou idéologique qui a été faite de ce mot.
  7. Ivan Lavallée et Jean-Pierre Nigoul, Cyber révolution, Le Temps des cerises, 2002.
  8. Une vision dogmatique de ce qui aurait dû être une avancée scientifique majeure a conduit à un drame politico-scientifique en URSS : l’affaire Lyssenko/Vavilov.

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