Qu’est-ce que la révolution numérique ?, Ivan Lavallée*

La révolution numérique, qui maintenant s’impose, a connu une longue gestation. La Machine de Turing, base théorique de l’algorithmique, est une rupture révolutionnaire sur le travail des humains et les humains eux-mêmes. Rappelons pourtant que l’intelligence vraie est humaine, et donc socialement produite.
* Ivan Lavallée est est directeur de la rédaction de Progressistes


La révolution numérique s’insinue depuis longtemps dans les limbes de la société, depuis qu’un jour Pythagore, il y a environ 2600 ans, aurait dit tout est nombre1. À plusieurs reprises dans l’histoire, le thème est réapparu, les nombres jouant un rôle plus ou moins magique2. Mais pour qu’elle prenne son essor et bouleverse nos pratiques quotidiennes et nos façons de comprendre le monde, il fallait un outil conceptuel décisif : c’est la machine de Turing (voir Progressistes n°22) qui joue ce rôle.

Un concept surpuissant et un bouleversement total
Depuis l’Antiquité, l’humanité connaît l’énergie comme ce qui maintient une force pendant une certaine durée. Il faudra attendre le XIXe siècle pour en avoir une formulation mathématique, et au XXe siècle, grâce aux travaux de Léon Brillouin et Claude Shannon, on va pouvoir avoir le concept d’information comme dual de l’entropie, elle-même liée à l’énergie par le deuxième principe de la thermodynamique3.
La machine de Turing, d’abord vue comme un être mathématique conceptuellement puissant, va vite conduire à la fabrication d’ordinateurs4 et plus généralement d’automates, robots en tout genre qui vont envahir d’abord les usines puis la vie quotidienne. La machine de Turing est la machine des machines, et ce n’est pas par hasard qu’on la qualifie d’universelle; c’est le modèle générique (l’instance générique) de tout processus itératif, c’est-à-dire de la temporalité qui est associée à un processus, temporalité qu’on peut toujours décrire pas à pas à une échelle adéquate. Cela pour une raison logique puissante : il n’y a pas d’effet sans cause, et cette cause est chronologiquement située avant l’effet qui y est lié (principe dit « de causalité »). On peut ainsi simuler tout processus, artificiel comme naturel, en le représentant par un codage de machine de Turing.
Les éléments du code sont des nombres, et plus exactement deux symboles. Les prédictions de Pythagore, les intuitions de Weigel et de Leibniz se réalisent : on peut représenter le monde avec deux symboles seulement et, mieux, on peut agir dessus. Ces nombres sont l’expression d’une information. Celle-ci est d’une matérialité particulière. Comme l’exprimait Wiener, père de la cybernétique, « l’information c’est l’information, elle n’est ni matière ni énergie ». Certes, mais il faut de la matière pour la stocker, l’enregistrer, et de l’énergie pour ce faire ainsi que pour la traiter. Elle n’a d’autre matérialité qu’un rapport aux choses. Elle ne pèse rien, comme l’énergie : une batterie chargée a la même masse qu’une « vide » ; de même, une mémoire possède la même masse, qu’elle soit vide5 ou remplie de données, qu’elle soit en ferrite, en silicium ou en collagène. L’information n’a ni forme ni volume. Et ça bouleverse tout l’édifice, mais l’information ex nihilo ne sert à rien si elle n’est pas traitée.

L’information, c’est le pouvoir
C’est ce caractère labile de l’information qui en permet le transport rapide à travers les réseaux comme Internet, dont c’est la seule fonction, comme ce fut le cas pour le réseau téléphonique. Internet a ainsi permis l’émergence de nouveaux acteurs économiques et élargi géographiquement leur champ d’action. Amazon, société états-unienne, gère vos commandes en temps réel et livre dans le monde entier ; ce faisant, Amazon, Uber ou Facebook et, plus généralement, les GAFA6 ne produisent rien7 mais dominent le monde par la possession des données du monde. Posséder l’information, c’est avoir le pouvoir. Attention toutefois, il s’agit là plus exactement de la possession des gigantesques bases de données personnelles des un(e)s et des autres, des entreprises, voire des États.

Go
Le programme informatique AlphaGo affronte en mars 2016 le Sud-Coréen Lee Sedol, un des meilleurs joueur de go du monde. Le match en cinq parties se termina par la victoire de l’ordinateur, 4 à 1.

Les algorithmes omniprésents
De l’appareil photo ou de l’IRM à la voiture autonome, en passant par le transport aérien ou le traitement de texte dont je me sers pour écrire cet article, les algorithmes (c’est-àdire la machine de Turing) sont présents partout, ne serait-ce que dans les machines à laver ou à café programmables, les robots qui font le ménage… C’est le caractère générique du concept sous-jacent de machine de Turing universelle (MTU) qui donne une norme commune et permet cette redoutable efficacité qui fait qu’un algorithme écrit pour une machine ou un objet – un robot, par exemple – est facilement transposable, ou même directement téléchargeable sur une autre machine ou robot car il est codé de façon standard.
Mais cette omniprésence de l’informatique ne passe pas uniquement par les ordinateurs, et même elle y passe de moins en moins, le maître mot est plutôt processeur, qui se traduit en langage courant par « puce ». L’évolution à venir, déjà en cours, est celle de l’Internet des objets. Des milliards d’objets munis de puces électroniques vont envahir notre quotidien, pour le meilleur comme pour le pire… et générer des données appropriées par les GAFA qui disposeront ainsi d’encore plus d’informations sur chacun de nous et sur le monde en général, renforçant encore leur emprise. L’un des grands thèmes à venir de la recherche informatique pourrait bien être l’anonymisation des données, ce qui n’irait pas sans remettre en cause des positions acquises.

Une autre façon de concevoir le monde
Ce qu’on nomme, à tort, intelligence artificielle, qui est fondé sur le traitement algorithmique de gigantesques bases de données avec des supercalculateurs à la manœuvre, procède en fait par apprentissage supervisé, comme AlphaGo8, ou apprentissage par renforcement, comme AlphaZero9, suivant les cas. Il n’y a guère que ça qui fonctionne bien à l’heure actuelle. Toutefois, il convient de se poser des questions purement physiques eu égard aux puissances de calcul et aux capacités de stockage d’information à mobiliser pour ce faire, ainsi qu’aux consommations énergétiques associées.
C’est une tout autre façon de voir le monde, tant du point de vue des méthodes de résolution des problèmes rencontrés que du point de vue de l’organisation de la production et de la vie sociale qui se met en place. Un nouveau système technique, y compris une modélisation du monde centrée sur la machine de Turing10 et pas seulement du monde industriel ou des artefacts, est à l’œuvre, et la nature elle-même n’y échappe pas.
Rappelons toutefois que l’intelligence humaine est une production sociale, d’adaptation au milieu, tant le milieu physique que le milieu social, c’est un phénomène toujours en évolution qui a de tout temps été lié à la transformation de la nature par les humains par l’intermédiaire de leurs outils, que ce soit un biface ou un superordinateur ; c’est le processus d’hominisation qui continue tant qu’il y a des humains. Les ordinateurs, processeurs ou robots actuels n’ont pas de culture sociale, politique ou artistique, ni intuition, ni créativité vraie, pas d’affects, pas de sexe ni de désir, toutefois ils participent de ce mouvement d’hominisation. Une société cybernétique se met en place qui intègre et connecte l’humain et ses objets de façon interdépendante. L’un des enjeux étant de savoir si ce sont les humains qui auront le contrôle en toute transparence, pour le plus grand bien de l’humanité, ou si le mode de production capitaliste réussira à intégrer ce nouveau paradigme et assurer sa pérennité de société mortifère d’exploitation et de domination.

      1. Propos qui, pris au pied de la lettre, est proprement idéaliste.
      2. Erhard Weigel (XVIIe siècle) estimait le nombre comme concept fondamental pour comprendre l’univers. Leibniz (XVIIesiècle) émet l’idée qu’on peut décrire le monde avec deux symboles seulement.
      3. Sans entrer dans des considérations mathématiques, dont ce n’est pas ici le lieu, disons que l’entropie est en fait une mesure liée à l’énergie en ce qu’elle permet de connaître le degré de diffusion et la vitesse de celle-ci, en particulier dans des systèmes ouverts d’où l’énergie « s’échappe ». L’information est le dual de l’entropie.
      4. En URSS, c’est le concept d’automate de Markov qui jouera le même rôle pour l’apparition des ordinateurs, concept dont on démontrera par la suite l’équivalence avec celui de machine de Turing universelle.
      5. À dire vrai, une mémoire n’est jamais vide…
      6. Google, Amazon, Facebook et Apple.
      7. Sauf Apple, et encore…
      8. On donne souvent pour exemple d’utilisation de l’intelligence artificielle les jeux. Il faut bien comprendre là que les jeux de type go, échecs, shogi… sont des univers à information complète, ce qui facilite grandement les choses, même quand la combinatoire en est très importante, voire explosive.
      9. AphaGo, fondé sur de l’apprentissage supervisé, et AlphaZero, sur de l’apprentissage par renforcement, sont les deux algorithmes qui ont permis à l’ordinateur de battre le champion du monde de go.
      10. Voir : La machine α: modèle générique pour les algorithmes naturels et aussi Probablement approximativement correct, de Leslie Valiant, éd. Cassini, 2018.

     

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