Fleuves internationaux. Le cas du Mékong, NGUYễN NGọC TRÂN*

Le cas du Mékong, fleuve qui arrose six pays asiatiques, illustre les enjeux autour de la bonne gestion d’un cours d’eau international aussi bien pour la préservation de l’environnement que pour le développement économique des régions concernées. 
*NGUYễN NGọC TRÂN, docteur ès sciences, est vice-président de la commission des Relations extérieures de l’Assemblée nationale du Vietnam.

LA CHINE ET LE MÉKONG
Le Mékong prend sa source au plateau du Tibet et termine son cours dans la mer de l’Est, après avoir traversé la Chine, le Myanmar (Birmanie), le Laos, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam. Sa longueur s’étend sur 4 909 km; son bassin couvre 795 000 km2, 185 000 km2 pour le bassin supérieur et 610000 km2 pour le bassin inférieur ; son débit moyen annuel est de 16000 m3/s1.

Ce qui est moins connu, c’est qu’en territoire chinois le Mékong s’appelle Lancang. Ce n’est pas une simple question de nom, car la Chine a exploité le Lancang, son bassin et son eau sans tenir compte des impacts sur l’écosystème du bassin inférieur, notamment des répercussions sur la vie de la population en aval. Ainsi, la Chine a projeté plus d’une vingtaine de barrages sur le Lancang2, certains ont été achevés, d’autres sont en construction… Ceux de l’extrême sud du bassin supérieur retiendraient entre un tiers et la moitié des sédiments3 qui, jusqu’à l’entrée en service du premier barrage (Manwan), en 1995, nourrissaient les cinq régions hydroécologiques du bassin inférieur, où vivent plus de 60 millions d’habitants. Tout cela sans consultation préalable des cinq autres pays riverains.

Plus significatif encore, la Chine ne communique ni les données hydrologiques du Lancang ni les régimes de fonctionnement des barrages hydroélectriques. Face à la demande pressante et justifiée des autres pays riverains, la Chine a accepté à partir de l’année 2003 de communiquer le niveau d’eau et la précipitation aux stations Jinghong et Manan pendant les cinq mois de la saison des pluies4 . La Chine exploite l’eau du Lancang-Mékong pour le bien du peuple chinois, c’est son droit. Mais la Chine ne peut pas ignorer ses responsabilités envers les peuples des autres pays riverains, car le Lancang-Mekong n’est pas un fleuve domestique de la Chine. Il a des relations transfrontalières, il est international.

 

Centrales hydroélectriques sur le Mékong Source : Mekong River Commission, 2010.
OÙ COMMENCE LE MÉKONG?
Dans les contextes politique et historique des années 1950-1960, le Comité du Mékong a été créé par le Cambodge, le Laos, la Thaïlande et le Vietnam (Sud) en 1957 afin de gérer l’exploitation du fleuve. En 1978, le régime des Khmers rouges a retiré le Cambodge dudit comité, qui est devenu par la suite le Comité intérimaire du Mékong (Interim Mekong Committee [IMC]). En 1995, la Commission du fleuve du Mékong (Mekong River Commission [MRC]) a été créée par le Cambodge, le Laos, la Thaïlande et le Vietnam pour gérer ensemble les ressources en eau communes et le développement durable du fleuve.
La MRC fonctionne sur la base de l’Accord sur la coopération pour le développement durable du bassin du Mékong (Mekong Agreement).
La MRC se veut une plate-forme pour la diplomatie de l’eau (water diplomacy) et pour la coopération régionale dans laquelle les États membres partagent les bénéfices des ressources en eau communes malgré les différents intérêts nationaux. Elle se propose d’agir aussi comme un centre régional de connaissances sur la gestion des ressources en eau et apporte sa contribution aux processus de prise de décision fondée sur la preuve scientifique. La mission de la MRC est bien définie.
Cependant, il y a une omission dès le départ : le Myanmar (3 % de la superficie du bassin) et, surtout, la Chine (21 %) ne sont pas membres mais uniquement partenaires de dialogue (dialog partners). Omission pour avoir suivi les traces du Comité du Mékong, alors que le contexte du milieu des années 1990 a profondément changé par rapport aux années 1950, ou refus de participation du Myanmar et de la Chine? Quoi qu’il en soit, les conséquences sont là.
D’abord, n’étant pas liée au Mekong Agreement, la Chine vient aux réunions de la MRC quand il s’agit de ses intérêts, et s’absente quand il s’agit de ses obligations. Ensuite, où commence le Mékong dans l’appellation de la MRC? La question mérite d’être posée car le domaine de compétence de la MRC se limite au bassin inférieur du fleuve. Si le « Mékong de la MRC » commence à la limite des deux bassins, tous les projets examinés et les études menées par la MRC dans le bassin inférieur risquent d’être illusoires, puisque ce Mékong n’a pas de source: il n’a que les précipitations recueillies sur le bassin inférieur et la quantité d’eau que la Chine veut bien lâcher de ses barrages.
Enfin, par cette restriction au bassin inférieur, la MRC admet indirectement de facto l’existence séparée du Lancang et du « Mékong de la MRC », et par là laisse la Chine disposer à sa guise de l’eau du « Mékong en territoire chinois ».
Zones hydroécologiques du bassin du Mékong. Source : SEA Mekong Mainstream Dams, 2010.
LE MEKONG AGREEMENT À AMÉLIORER
Des promoteurs et des investisseurs de toutes les nationalités soulignent le potentiel hydroélectrique du Laos qui est si grand que ce pays pourrait devenir la « batterie énergétique » de toute l’Asie du Sud-Est. Dans le bassin inférieur, onze projets de centrales hydroélectriques (quatre chinois, quatre thaïlandais, deux vietnamiens et un malaisien) sur le Mékong et une trentaine sur les affluents ont été avancés dans le début des années 20005.
La première centrale, Xayaburi, est en construction depuis 2012 malgré les effets néfastes prévisibles sur l’environnement, déjà endommagé par les barrages chinois en amont, malgré les protestations des riverains, malgré les appels de report de dix ans pour des études approfondies supplémentaires6 et malgré l’absence de consensus au sein de la MRC à l’issue du stade des PNPCA (procedures for notification, prior consultation and agreement).
La deuxième, Don Sahong, suit le même parcours et est en construction depuis 2016.
La troisième, Pakbeng, au stade de la PNPCA, a été reportée par les investisseurs car jugée non rentable comparée à d’autres formes d’énergies.
Une des stipulations de base du Mekong Agreement, la PNPCA apparaît clairement insuffisante pour la gestion de l’eau du fleuve. La MRC a publié en janvier 2018 un rapport7 qui acte, dans ses recommandations, qu’il était « urgent que les États membres étudient les solutions énergétiques en remplacement de l’énergie hydraulique », que « le développement durable de l’eau du Mékong, objectif de base de la MRC, ne saurait être atteint par des décisions unilatérales des États membres » et que « les États riverains du bassin partagent l’eau du Mékong. Il est indispensable qu’ils élaborent des projets de codéveloppement à l’échelle du bassin pour l’intérêt commun ».
Lors de la réunion consultative du rapport tenue en mars 2018, organisée par le secrétariat de la MRC à Hô-Chi-Minh-Ville, l’auteur de cet article a également insisté sur la nécessité de répondre à la question « Où commence le Mékong dans l’appellation de la MRC? ». Sans réponse, les recommandations du rapport reviendraient à construire des châteaux en Espagne et ce qui se déroule dans le bassin inférieur du Mékong ressemblerait à un spectacle que l’on peut intituler ainsi : « Assis sur les hauteurs, manipuler et regarder les tigres s’entredéchirer en bas. »
POUR UNE MRC RÉNOVÉE DANS TOUTE LA PLÉNITUDE DU MÉKONG
Il est temps de restituer au Mékong son caractère international et indivisible. Pour cela, premièrement, il faut s’accorder pour reconnaître que le Mékong est un et indivisible, du Tibet à la mer.
Ce fleuve constitue un élément de première importance de la biosphère du globe. L’eau du Mékong est un bien commun des six pays riverains, mais aussi de l’humanité eu égard aux besoins d’autosuffisance alimentaire mondiale et à la raréfaction de l’eau douce dans le contexte du changement climatique.
Ensuite, comme l’exploitation de l’eau du Mékong suscite inéluctablement des différends d’intérêts nationaux, elle doit être réglementée pour le bénéfice de tous les pays riverains, pour le codéveloppement et pour la préservation de l’environnement du bassin tout entier, piliers du développement durable de la région.
Par conséquent, les six pays riverains doivent s’accorder sur un principe de base concernant l’usage des ressources communes en eau, selon lequel droits et intérêts de chaque pays doivent être accompagnés des responsabilités et obligations envers tout le bassin.
Il convient de bâtir une nouvelle institution comprenant les pays riverains et d’élaborer un nouvel accord à la lumière de ce qui a été positif ainsi que des insuffisances du PNPCA que la réalisation des projets Xayaburi, Don Sahong et Pakbeng a révélées.
Plus simplement, il pourrait aussi s’agir d’élargir l’actuelle MRC et d’améliorer l’actuel Mekong Agreement. Dans l’immédiat, le partage entre les pays riverains des données hydrologiques et du calendrier de fonctionnement des barrages hydroélectriques doit être une obligation, indispensable pour la bonne gestion des risques provenant du changement climatique global.
La LMC (Lancang-Mekong Cooperation), créée en mars 2016 par la Chine, pourrait apporter une contribution appréciée à la MRC nouvelle formule, pourvu qu’elle oeuvre dans le même esprit des considérations fondamentales énoncées plus haut.
Rénover la MRC et le Mekong Agreement est une tâche longue et difficile. Mais la bonne gestion d’un grand fleuve international mérite d’être menée à bien par un effort commun tant au niveau régional qu’international.

 

1. http://www.mrcmekong.org/mekongbasin/
2. https://wle-mekong.cgiar.org/wpcontent/uploads/Mekong_A0_2016_Final.pdf
3. Colin Thorne, George Annandale, Jorgen Jensen, Review of Sediment Transport, Morphology, and Nutrient Balance, section de The MRCS Xayaburi Prior Consultation Project Review Report, Université de Nottigham, Royaume-Uni, mars 2011.
4. En 2009, ces deux stations sont équipées des instruments de mesure automatiques, aux frais de la MRC mais gérés par la Chine. Informations du secrétariat de la MRC.
5. Il s’agit, du nord vers le sud: Pakbeng, Luang Prabang, Xayaburi, Pak Lay, Xanakham, Pak Som, Bankoum, Lak Sua, Don Sahong (Laos), Stung Treng, Sambor (Cambodge).
6. Mekong River Commission, Strategic Environmental Assessment of Hydropower on the Mekong mainstream, rapport final, octobre 2010.
7. http://www.mrcmekong.org/assets/Publications/the-CS-reports-cover.pdf

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