Allons-nous bientôt manquer d’eau?, Ghislain de Marcily*

Le problème de l’eau suscite de plus en plus d’interrogations inquiètes dans le contexte de réchauffement  climatique et d’accroissement de la population mondiale. Dans cet article, un spécialiste en  hydrologie, membre de l’Académie des sciences, fait le point sur la situation et ouvre des perspectives  pour y répondre.  
*Ghislain de Marsily est membre de l’Académie des sciences et professeur émérite à l’université Pierre-et-Marie-Curie, UMR METIS (CNRS), Paris.

L’eau sur Terre est à 97 % contenue  dans l’océan (fig. ci-dessous).  C’est pour l’essentiel  le flux des précipitations dues à l’évaporation  qui constitue l’essentiel  de la ressource. Le flux des précipitations  continentales est d’environ 113000 km3/an d’eau bleue et d’eau verte. L’eau bleue (35 % des précipitations  à l’échelle du globe) est l’eau  douce qui s’écoule en surface dans  les cours d’eau et les lacs, ou qui  circule de façon souterraine, dans  les nappes souterraines, et aboutit  en général à la mer; s’y ajoute l’eau  de la fonte des icebergs des continents  glacés qui alimente les océans. Cette  eau bleue peut être captée pour les  usages domestiques, industriels et  agricoles, et distribuée dans les canalisations. L’eau verte (65 % des précipitations) correspond à l’eau de pluie qui est stockée provisoirement  dans les sols superficiels et devient  disponible pour les plantes, qui y  accèdent grâce aux racines. C’est  l’eau invisible, seulement accessible  aux végétaux.
En termes d’utilisation, ce que l’on  considère comme « ressources en  eau », l’eau bleue, est réparti entre  eau domestique, eau industrielle et  pour l’énergie, eau pour le transport  (bateaux, canaux…), eau agricole  d’irrigation, et eau pour les écosystèmes.  L’eau verte est souvent ignorée  dans les statistiques. De ce fait, il  peut y avoir ambiguïté sur la consommation  d’eau agricole selon que l’on  prend en compte l’agriculture pluviale, donc l’eau verte, ou seulement l’eau  d’irrigation, donc l’eau bleue, ou les deux.
RESSOURCES EN EAU  ET BESOINS DE LA SOCIÉTÉ
Notre ressource en eau, c’est pour  l’essentiel les flux annuels du cycle  de l’eau qui constituent l’eau bleue.  Cette quantité globale a peu varié  depuis environ 6000 ans, c’est surtout  sa répartition spatiale et temporelle  qui varie. La figure ci-dessous donne  une indication sur les zones qui  connaissent aujourd’hui un déficit  chronique en eau bleue (représenté  ici par le débit des rivières pour l’année  2000). Les causes de ce déficit sont  le changement et la variabilité climatique,  et les activités humaines.
Nous « consommons » aujourd’hui  7 % du flux d’eau bleue, soit  2500 km3/an, mais les prélèvements  atteignent 13 %, soit 4700 km3/an.  Nous prélevons aussi un peu d’eau  fossile sur les stocks contenus dans  les grands aquifères de quelques pays  (Inde, États-Unis, Chine, Pakistan,  Iran, Mexique…), principalement  pour l’irrigation des cultures, au rythme  d’environ 100 km3/an, soit 2 % des  prélèvements totaux d’eau pour l’irrigation.  Cette situation n’est pas durable.  En effet, les stocks de ces aquifères  seront épuisés en quelques décennies,  ce qui nécessitera d’aller chercher de  l’eau par canaux dans les grands  fleuves, comme ceux descendant de  l’Himalaya (Yang zijiang, Gange…)  ou de dessaler de l’eau de mer. Par  ailleurs, la fonte des glaciers de haute  montagne du fait du réchauffement  climatique suralimente en eau certains  fleuves issus des Alpes, de l’Himalaya,  des montagnes Rocheuses et, aussi,  de la cordillère des Andes.
EAU ET ACTIVITÉS HUMAINES
Les besoins en eau se décomposent  en eau domestique, eau industrielle,  eau agricole. L’eau virtuelle est l’eau  utilisée dans un pays ou une région donnée pour produire un bien matériel, lequel est ensuite transporté  dans un autre pays ou une autre  région pour être consommé. La zone  qui importe ce bien matériel bénéficie  ainsi de l’eau qui a été utilisée pour  produire ce bien, sans avoir à utiliser  sa propre ressource en eau. L’eau virtuelle  peut être bleue ou verte, suivant  l’origine de l’eau utilisée.
La quantité d’eau domestique prélevée  en moyenne globale va de 20 à 500 L/j  par personne (soit de 7 à 180 m3/an),  selon les pays.
En 2050, la population mondiale  devrait croître jusqu’à 9,77 milliards,  et à 11,2 milliards en 2100, avec une  croissance importante, principalement  en Afrique (1 milliard en 2000;  2,53 milliards en 2050; 4,47 milliards  en 2100…). La quantité totale d’eau  bleue domestique nécessaire pour  satisfaire les besoins de la planète  en 2050 représenterait 980 km3/an,  soit 0,87 % des précipitations ou 2,7 %  de toute l’eau bleue.
L’accès à l’eau pour les besoins domestiques  n’est donc pas un problème  de quantité, mais d’infrastructures  d’adduction et de traitement, car  l’eau doit presque toujours être traitée  pour être rendue potable. L’humanité  ne manquera jamais d’eau domestique  si elle se décide à financer et  construire à temps les infrastructures  nécessaires.
Au coût de l’adduction et du traitement  de l’eau potable s’ajoute celui de la  collecte et du traitement des eaux  domestiques usées, très supérieur  au coût de l’adduction d’eau potable.  Mais si l’assainissement n’est pas  construit en même temps que l’adduction,  l’état sanitaire des populations  se détériore, car les eaux sales  courent dans les rues et polluent les  cours d’eau, qui sont sources d’eau  potable en aval.  L’eau nécessaire aux activités agricoles  est le terme dominant de nos besoins  en eau (fig. ci-dessous). Pour nourrir  aujourd’hui 7,2 milliards d’habitants,  nous utilisons : 6500 km3 d’eau verte  tombant sur 1,5 milliard d’hectares  d’agriculture « pluviale » et sur 3,2 milliards  d’hectares de terres en pâtures;  3500 km3 d’eau bleue prélevés dans  les rivières et nappes pour arroser  280 millions d’hectares irrigués. C’est  donc 10 000 km3 d’eau par an qu’il  nous faut pour nous nourrir.
EAU ET ALIMENTATION
Près de 800 millions d’habitants  seraient aujourd’hui sous-alimentés 1,  principalement en Asie du Sud-Est  et en Afrique subsaharienne, dans  des zones très arrosées et non pas  dans des zones arides. Dans les zones  arides, où sévit principalement la  sous-nutrition, de nombreux pays  sont incapables de produire la nourriture  nécessaire par manque d’eau  ou, parfois, de terres cultivables ; ils  doivent désormais importer de la  nourriture depuis les pays aux productions  excédentaires (Amérique  du Nord et du Sud, Europe, Australie,  certains pays d’Asie comme la  Thaïlande…). Les pays en déficit  hydrique équilibrent ce déficit non  pas en important de l’eau mais de la  nourriture, qui a nécessité de l’eau  pour être produite. Pour payer ces  importations, les pays concernés  vendent des matières premières énergétiques  ou minérales, développent  des activités industrielles ou tertiaires,  promeuvent le tourisme ou encore  bénéficient des retours financiers de  leur diaspora émigrée.
ET DEMAIN? RESSOURCES  ET CHANGEMENT CLIMATIQUE  
Le changement climatique associé  à la hausse des températures a et aura des effets considérables sur  toutes les composantes des systèmes  hydrologiques, car ces phénomènes  interagissent les uns avec les autres,  qui plus est en fonction des conditions  locales. La variation de la répartition,  de la quantité, de l’intensité et de la  fréquence des précipitations ainsi  que l’augmentation des températures  vont modifier les conditions d’équilibre des neiges de montagne et des glaciers, augmentant considérablement  leur fonte, vont incrémenter  la présence de vapeur d’eau dans  l’atmosphère, la teneur en eau dans  le sol et dans la végétation, l’évapotranspiration,  et changeront l’intensité  du ruissellement ainsi que le flux  d’eau dans les rivières…
Chaque degré d’élévation de la température  de l’air devrait correspondre  à une augmentation d’environ 7 %  du contenu en vapeur d’eau de l’atmosphère,  conduisant à une intensification  du cycle global de l’eau, via  principalement des modifications  de l’évaporation et des précipitations.  Le réchauffement climatique aura  pour effet d’augmenter les contrastes.
Les régions continentales des hautes  latitudes recevront davantage de précipitations  en raison de l’augmentation  du contenu en eau de la troposphère  dans un climat plus chaud.  L’effet le plus important est attendu  sur l’Amérique du Nord et le nord de  l’Eurasie ; on s’attend en revanche à  une diminution des précipitations  sur les latitudes moyennes et les  régions semi-arides de la planète. Le  déplacement des zones climatiques  vers les pôles prévu dans un climat  plus chaud devrait entraîner une aridification  des latitudes subtropicales, particulièrement de la région méditerranéenne,  du sud-ouest des États-  Unis et du sud de l’Afrique. Ces phénomènes  devraient s’accompagner  d’une diminution du débit des rivières  en Europe du Sud et au Moyen-Orient.
Au contraire, dans les hautes latitudes,  le débit des fleuves devrait augmenter,  en réponse à l’accroissement des  précipitations. Les modèles suggèrent  de plus une nette augmentation de  l’intensité des événements extrêmes  (crues, sécheresses), rendant la situation  encore plus difficile à gérer.
La figure ci-dessous donne, pour 2100,  les variations attendues de la température  et des précipitations de la  planète, pour deux scénarios d’émission  de gaz à effet de serre, le RCP 2.6,  optimiste, entraînant une augmentation  de température moyenne de  2 °C en 2100 (par rapport au début  de l’ère industrielle), et le RCP 8.5,  pessimiste, entraînant une augmentation  de température moyenne de  3,7 °C en 2100.
DEMAIN? RESSOURCES  EN EAU, DÉMOGRAPHIE  ET ÉVOLUTION DE LA DEMANDE…
En 2050, pour alimenter toute l’humanité,  il faudra consommer  11000 km3 d’eau (verte et bleue) par  an, contre 8 250 km3 aujourd’hui.  C’est possible si les pays déficitaires  ont les moyens d’acheter leur nourriture  auprès des pays exportateurs  et que ces derniers acceptent de produire  au-delà de leurs propres besoins.
Ces 11000 à 13000 km3/an se répartiront  entre agriculture pluviale et  irriguée : on va devoir partout augmenter  les rendements ainsi que les  surfaces cultivées Le dessalement  de l’eau de mer a un coût de l’ordre  de 0,70 €/m3 et une consommation  électrique de 2 à 4 kWh/m3 : c’est  environ dix fois trop pour de l’eau  d’irrigation, mais acceptable pour  l’eau domestique.
En 1998, une forte sécheresse en Asie  du Sud-Est (Chine et Indonésie) a  entraîné des achats massifs de céréales  sur les marchés mondiaux, avec une  forte réduction des stocks, qui seraient  devenus insuffisants si la sécheresse  s’était prolongée. Les stocks sont passés  de 10 mois de consommation  mondiale il y a vingt ans à environ  2 mois aujourd’hui. Ces années de  forte sécheresse en zone de mousson  sont liées à des événements El Niño  très intenses qui se produisent en  moyenne deux fois par siècle.
À cette image inquiétante des besoins  de production agricole future on  peut opposer tout d’abord la maîtrise  de la croissance démographique  et la réduction des gaspillages.  Aujourd’hui, environ 30 % de la nourriture  achetée est gaspillée dans les  pays développés 2  ou, dans les pays en développement, perdue par mauvaise  récolte ou mauvaise conservation.  On peut opposer aussi la sobriété des régimes alimentaires,  car la quantité d’eau nécessaire pour  nourrir un humain varie de 600 à  2 500 m3/an selon les pays : les pays  développés consomment deux fois  trop de produits animaux par rapport  aux besoins nutritionnels, les pays  émergents sont en moyenne au bon  niveau, les pays en développement  sont en moyenne un tiers en dessous  des besoins nutritionnels.
Pour satisfaire les besoins alimentaires  des pays en déficit hydrique, il y a  trois options : transférer de l’eau par  grands canaux, comme cela se fait  en Chine; transférer de l’eau virtuelle  sous forme de nourriture; ou, en dernier  ressort, accepter la migration  des populations des pays déficitaires  vers les pays plus riches en eau, des  populations chassés de chez elles  par des émeutes de la faim et des  conflits sanglants, dont l’histoire  récente a donné des exemples sinistres  (Rwanda…).
CONCLUSION
Nous n’allons pas manquer d’eau!
Malgré le changement climatique  et malgré l’augmentation de la  demande, il y a encore assez d’eau douce sur Terre pour apporter chaque  année l’eau verte dont ont besoin  l’agriculture pluviale et les écosystèmes  naturels, ainsi que l’eau bleue  pour l’irrigation, les besoins industriels  et domestiques, et ceux des écosystèmes  aquatiques. Cette ressource  connaît aussi de fortes variations  dans le temps (années sèches).
Il faut cesser de considérer que l’eau  est un bien gratuit et accepter  aujourd’hui de lui consacrer un financement  approprié. Les solutions  techniques pour accroître l’accessibilité  de l’eau demandent un financement,  important. Dans les pays  en développement, le financement est souvent problématique. Une formation  des dirigeants à l’aménagement  et à la gestion des eaux peut  être un préalable.
Le « problème de l’eau » est d’abord  un problème technique, qui aboutit  à un problème sociétal des plus délicats.  Quand une population se trouve  confrontée à un déficit en eau, chronique  ou accidentel, un éventail de  solutions s’offre à elle: a) économiser,  être plus sobre, réduire les fuites et  le gaspillage; b) chercher de l’eau à  distance, éventuellement constituer  des stocks (barrages, ou stockages  souterrains dans des aquifères rechargés  artificiellement) ; c) traiter et recycler  les eaux usées, dessaler l’eau de  mer; d) modifier les allocations de  ressources entre les différents utilisateurs  (eau domestique, eau pour  les écosystèmes naturels qu’il ne faut  pas oublier, eau industrielle et eau  agricole) ; e) si la production agricole  se trouve alors affectée, choisir les  espèces végétales les mieux adaptées  aux climats secs et importer la nourriture  nécessaire pour les besoins de la population, en l’achetant sur les marchés internationaux (principalement  les céréales), organiser l’activité  économique (extraction des matières  premières, industrie, tertiaire…) pour  générer les revenus nécessaires pour  financer ces achats.
Si cet ensemble de solutions techniques  est insuffisant, ou inapplicable,  et que la démographie continue à  augmenter, il ne reste qu’un recours:  se déplacer au sein du continent (ce  qui est classique ; par exemple en  Afrique les populations de l’intérieur  migrent vers les côtes) ou vers d’autres  continents; une telle migration devient  inévitable si la démographie continue  à augmenter. Ainsi la question démographique  concerne tout le monde,  et pas seulement les pays où elle est  incontrôlée.
1. Thomas Pogge (Université de Yale) pense que cette estimation de la FAO est inférieure à la réalité d’un facteur pouvant aller jusqu’à 2.
2. http://www.banquemondiale.org/themes/crise-alimentaire/rapport/fevrier-2014.html

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